ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Cohen, lecteur de Stendhal par Denise Goitein-Galpérin

Cohen, lecteur de Stendhal

Solal, Lamiel et Le Rouge et le Noir

Denise Goitein-Galpérin

 

 

 

Pour toute question touchant aux rapports qu'entretenait Albert Cohen avec la littérature, qu'elle fût contemporaine ou classique, on se trouve confronté aux déclarations lapidaires, maintes fois réitérées, de l'auteur. Ce caractère répétitif, qui se retrouve à un autre niveau dans l'oeuvre même de Cohen, tantôt souligne une idée ou une référence qui lui est chère, tantôt vise à déconcerter et à réduire au silence un interlocuteur qui pourrait à tout moment se révéler par trop indiscret. Ainsi Albert Cohen coupait-il court à toute intrusion dans un domaine jalousement ré­servé : celui des sources, voire des emprunts, et plus générale­ment celui des filiations littéraires, soit par une déclaration géné­rale et péremptoire, telle que "je ne lis pas de romans", soit par des références rituelles à des écrivains extrêmement divers, tels que Dickens, Shakespeare, Dostoïevsky, etc.

En ce qui concerne Stendhal, qui nous occupe ici, Albert Cohen répéta à satiété : "j'ai toujours lu Stendhal quotidienne­ment".


S'il faut tenir compte de ces déclarations, elles ne sont pas à prendre littéralement, compte tenu du penchant naturel de Cohen à brouiller les pistes - penchant qui servait admirablement la né­cessité où il se trouvait de protéger la part secrète sur laquelle l'écrivain et l'homme exercent un droit absolument légitime. Il faudrait donc - au moins dans le cas des liens de Cohen avec Stendhal - voir dans la déclaration catégorique de Cohen l'indice d'une intimité qui put être réelle à une certaine époque. Seule une étude minutieuse de deux romans qui, à première lecture, font éclater une parenté manifeste, est susceptible de nous éclairer... Cette parenté est immédiatement perceptible entre Solal et le Rouge et le Noir. Il faut y ajouter quelques éléments intéressants dans Lamiel. On ne trouve pas de parenté équivalente entre les autres chefs-d'oeuvre des deux romanciers.


Voilà de quoi nous orienter vers l'idée d'un développement progressif de la création romanesque d'Albert Cohen, même si, comme lui-même l'a répété fort justement, il n'avait écrit qu'un seul livre, une épopée, dont le premier volume, Solal, contenait en germe la totalité d'une grande saga. Il se trouve que nous bé­néficions du témoignage irremplaçable de Myriam, la fille d'Albert Cohen. Si celle-ci ne peut évidemment rien nous dire sur les années vingt (elle naquit en 1921), période de grande activité créatrice qui culmina avec la parution de Solal en 1930, Myriam Cohen peut affirmer que, ni durant les années trente, ni durant les années de guerre passées à Londres, les romans de Stendhal ne figuraient dans la bibliothèque paternelle, alors que l'oeuvre de Proust, dans sa totalité, était omniprésente, et que l'état délabré des volumes en attestait un usage constant, de la part de Cohen comme de celle de sa seconde épouse, Marianne, et de Myriam elle-même. A noter en passant que Cohen, qui se plaisait à conter sa découverte éblouie de Proust chez un libraire d'Alexandrie en 1920, a nié jusqu'au bout toute connaissance de l'intégralité de la Recherche du temps perdu.


Toujours d'après les témoignages de Myriam, Albert Cohen semble avoir vécu de longues périodes de réclusion durant les an­nées trente (il était engagé dans la création de son grand oeuvre, dont seul Mangeclous parut en 1938). En revanche, durant les années vingt, surtout à partir de 1925, année d'une activité in­tense liée à la publication de la Revue juive - activité qui devait le mettre en rapport avec de nombreuses personnalités du monde politique et littéraire - l'existence d'Albert Cohen fut certainement moins solitaire. Ceci se vérifie à travers les textes de cette époque, depuis les Projections ou après-minuit à Genève (1922) jusqu'à Solal (1930). C'est aussi l'époque où des éléments stendhaliens sont manifestes dans l'écriture cohénienne, éléments qui ne se retrouvent que sporadiquement et indirectement dans les livres suivants, dans la mesure où ils sont la suite romanesque de Solal.


L'intertextualité existe ici sur deux modes : celui des men­tions explicites, rares mais très significatives, et celui des citations et réminiscences, foisonnantes à souhait. L'intertextualité se ma­nifeste aussi à deux niveaux : celui des thèmes, situations, épi­sodes, et celui des personnages, de leurs relations, de leur signi­fication.


Nous examinerons systématiquement ces divers indices de la présence stendhalienne dans le texte de Cohen, mais sans dres­ser un morne catalogue de toutes les références. Nous procéde­rons à partir de quelques noyaux essentiels, autour desquels s'organiseront et s'éclaireront différentes facettes, différents con­textes propres à nous livrer les secrets des mentions et allusions les plus insolites pour tenter de découvrir leur raison d'être. Quelques tableaux de références comparées seront introduits pour la commodité du lecteur désireux de poursuivre, dans sa perspec­tive propre, une investigation plus poussée.



Etude des mentions explicites de Stendhal dans le texte de Cohen


Elles sont au nombre de deux, ce qui semble bien maigre. Mais nous verrons en les situant dans leur contexte, ce que peu­vent signifier ces deux mentions, afin d'en dégager la richesse ca­chée. La première est une surprenante évocation d'un "brusque envol stendhalien de robe"[1]. La seconde se situe dans un discours de Solal : il "parla de «Lamiel»" et se dit amoureux des héroïnes de Stendhal"2.


L'"envol stendhalien de robe" se situe dans un contexte de rêveries, d'étourderies de la jeune héroïne : Aude de Maussane, orpheline élevée par ses grands-parents, le bon pasteur Sarles et son épouse, dans la vieille maison de Cologny aux environs de Genève. On vient tout récemment de célébrer les fiançailles d'Aude avec Jacques de Nons, fils de feu le général, le plus cher ami du pasteur. La scène se déroule le matin dans la salle à man­ger familiale.


"Aude rêvait d'un pays merveilleux où elle ne parvenait pas à introduire son fiancé et où elle vivait avec trois amies et un jeune ermite; elle recommençait pour la troisième fois le décor d'Orient, trop incomplet à son gré, disposait le ciel, les urnes et les voûtes bleues.

- Eh bien, le déjeuner est fini, étourdie ! dit Mme Sarles.

Aude se réveilla, lança un regard terne et presque traqué, courba les épaules et s'en fut à la recherche de la tranquillité. Mais une fois de­bout, le sentiment qu'elle eut de la circulation heureuse de son sang la fit s'élancer d'un bond et courir vers l'atelier de menuiserie où le pro­fesseur de théologie rabotait un petit cimeterre.

- Tu vois, je te fais un coupe-papier, dit-il avec gaucherie car il était timide hors les moments de religion.

Elle baisa les vieilles mains plusieurs fois.

- Grand-père, laisse tes bouts de bois. Grand-père, mon grand-père, allons voir le jardin. Tu vois, on a semé des cheveux-de-Vénus et Jacques va venir.

- Et sa soeur, que fait-elle?

- Adrienne baigne dans quelque lait d'ânesse.

Elle fit marcher trop vite le pasteur faussement fâché d'être bousculé. Mais il avait oublié sa calotte. Aude se retourna dans un brusque en­vol stendhalien de robe. En quelques bonds, elle atteignit la menuiserie où le couvre-chef pendait au-dessus d'une lithographie de Calvin, oublia de le rapporter à son grand-père et se promena en imaginant qu'elle donnait la main à sept petits garçons rangés en flûte de Pan et dont elle était la mère respectée"[2].


Que peut-on retenir ici de significatif quant au caractère de la jeune fille ?

C'est une rêveuse. Sa rêverie l'égare dans un "pays mer­veilleux", décor de théâtre peuplé, tel un conte de fées oriental, de créatures affectueuses et vaguement mystiques (trois amies et un ermite). Mme Sarles apparaît aussitôt comme une créature menaçante qui perturbe le rêve idéal. Il en va tout autrement du pasteur : entre lui et la fière, vivante et belle jeune fille, une véritable connivence s'établit. Sortie de son rêve et rendue à l'heureuse conscience de son corps, Aude court rejoindre son grand-père en sa retraite habi­tuelle au fond du jardin, où tous deux peuvent échapper à la surveillance de Mme Sarles et aux contraintes d'une activité sociale trop pesante. Tous deux sont des complices oublieux, comme en témoigne la calotte deux fois oubliée par Aude la rêveuse et son grand-père le distrait. La promenade dans le jardin, c'est la vie libre, mais aussi théâtrale, illustrée par le "brusque envol stend­halien de robe" et les courses bondissantes de la jeune fille. L'épisode rejoint en sa conclusion le monde imaginaire où s'épanouissait d'emblée la rêveuse. Mais cette fois le "pays mer­veilleux" est devenu un royaume sur lequel Aude règne en "mère respectée" sur sept petits garçons qui ont remplacé les trois amis et l'ermite du "décor d'Orient".

Aude apparaît donc ici comme une petite fille fantasque, constamment bondissante, perdue dans un royaume imaginaire peuplé selon sa fantaisie. Les êtres trop réels, son fiancé, sa grande amie Adrienne en sont exclus. Le grand-père, complice complaisant et naïf, bénéficie de privilèges très particuliers. Mais Aude, précisément dans son "envol stendhalien", oubliera non seulement la calotte de son grand-père, mais la présence même du vieil homme pour s'évader à nouveau dans son jardin exotique, royal et maternel.


Cette scène est suivie de près par un épisode complémen­taire[3] que l'on pourrait intituler : "suite et épilogue des rêves en­fantins d'Aude", qui fait cette fois ses confidences à une cocci­nelle, la petite "bête à bon Dieu", tendrement aimée des petites filles, à la fois confidente et porte-bonheur. Il ne s'agit pas ici d'inventer quelque conte de fées, mais de se remémorer, ou plutôt de réinventer, une histoire fabuleuse : celle de la généalogie fami­liale, remontant au bon roi Henri de Navarre qui avait anobli l'ancêtre d'Aude. Puis vint la persécution des protestants "fermes en leur propos". Ce fut l'oeuvre du "méchant Louis XIV", comme le désigne Aude en son langage de petite fille. Que de souvenirs glorieux, y compris la mort héroïque en place de Grève d'un ancêtre, un certain Foulques de Maussane. Aude elle-même porte le nom d'une noble et belle dame des temps jadis. Et si à l'époque héroïque succéda, après 1830, l'époque de l'argent (les Maussane devinrent banquiers et ministres), ce fut tant pis - ou tant mieux -, car "il faut bien vivre". Adieu aussi à l'ermite avec qui la petite fille déclare être fâchée. Mais tout cela, y compris la légende - l'histoire ? - familiale, ce ne sont que des "folies" racon­tées par Aude à la coccinelle. Assez de rêvasseries. Il y a son fiancé. Et cela, dit la petite fille en son enfantin langage, "c'est pour de vrai". Ce qui est aussi "pour de vrai", c'est son allure de déesse grecque aux "yeux vinci" (même si, comme le dit Aude, cela sonne bien "littéraire").


Les "folies" de l'extravagante jeune fille renvoient presque point par point à ce qui est également qualifié de "folies" dans le Rouge et le Noir[4], celles de l'étrange Mathilde de la Mole qui, non contente de se confier en secret, se déclare publi­quement par le masque, le déguisement et les jeux de théâtre, comme l'émule et l'héritière d'une héroïne royale, Marguerite de Navarre dont elle porte le prénom, folle d'amour pour le beau jeune homme, Boniface de la Mole, ancêtre de Mathilde, qui se fit trancher la tête en place de Grève, le 30 avril 1574. Mathilde en porte le deuil avec panache, le 30 avril de chaque année, pleine de mépris pour son frère qui n'a ni la fibre familiale ni la fibre hé­roïque. La Mathilde qui introduit ce rite était une fillette de douze ans qui, profondément impressionnée par l'héroïsme du jeune homme, le fut plus encore par l'audace de la reine Marguerite qui demanda au bourreau la tête de son amant, pour la prendre elle-même dans sa voiture et l'enterrer dans une chapelle écartée.


On sait que Mathilde devait répéter à la lettre les geste de la reine Marguerite[5], héroïne de son imagination d'enfant, après la mort de Julien Sorel sur l'échafaud. En jetant un dernier coup d'oeil sur ce qu'annonçait "l'envol stendhalien de robe" de l'enfantine et fantasque héroïne de Cohen, rêvant perdue dans ses folies, on serait tenté, peut-être trop hâtivement, de penser que, si Mathilde reproduit réellement l'action extravagante de la reine Marguerite, Aude si contente de rêver un moment à un héroïque ancêtre exécuté en place de Grève ou à un ermite imaginaire, se contente de caresser des chimères. Mais si l'on se réfère à l'avant-dernière scène de la première version de Solal (celle de 1930) - qui allait disparaître dans les éditions suivantes -, Aude exécute un geste tout à fait comparable à celui de l'héroïne de Stendhal devant la dépouille mortelle de son amant.


"Mort, son jeune dieu surgi des eaux, mort le seul homme de sa vie. Elle baisa le visage de majesté où jouait l'arrière-sourire. Elle serra contre sa nudité ce grand corps sans vie. Ses larmes coulaient et elle baisait les lèvres en­core tièdes. C'était elle, elle maudite, qui avait tué le plus précieux"[6].


Ce geste stendhalien d'une Aude fantasque, qui avait fait sien un conte familial à la fois intime et historique, consacre bien le rêve enfantin vécu dans la liberté secrète du jardin de grand-père ou du jardin clos fréquenté par la coccinelle. L'identification de la jeune fille avec l'héritage familial, historique et héroïque renvoyait très clairement aux mécanismes stendhaliens et suggé­rait inévitablement un parallélisme entre Mathilde et Aude, à ceci près que l'héroïne stendhalienne tient à jouer un rôle théâtral pu­blic, déguisement compris. Mais les "folies", dans l'un et l'autre cas, sont bien celles d'une adolescente rêvant d'un héroïsme su­ranné, sans rapport avec la réalité. Le Cohen des années vingt avait, de toute évidence, profondément intériorisé le roman de Stendhal, paru très exactement un siècle avant le sien.

Cohen a-t-il pris ses distances par la suite ? De telles extra­vagances de la part de ses personnages seront réservées aux mo­nologues intérieurs dont, à l'encontre de Stendhal, il usera de plus en plus généreusement. En revanche, ce que Cohen ne fut nullement tenté de retoucher dans les éditions ultérieures, ce sont les scènes et situations très nombreuses littéralement calquées sur celles du Rouge et le Noir. Ainsi les deux héroïnes sont fiancées à un jeune, brillant et noble officier, personnage falot et mondain. Dans les deux cas, il s'agit d'unions arrangées par les familles, promettant à la jeune femme un avenir brillant, mais dont la vanité et l'ennui sont également garantis. Aude, comme Mathilde, mé­prise secrètement son fiancé, et toutes deux sont immédiatement intriguées par l'arrivée d'un étranger hors du commun, même si, au premier abord, elles regardent avec condescendance, suspicion et antipathie ce nouveau venu - a priori un intrigant, un aventu­rier, ou pire. Mais pour les deux héroïnes, le mépris se transfor­mera assez rapidement en fascination, et le serviteur sera bientôt regardé comme un maître. C'est que, dans les deux cas, le fiancé est identique à cent autres jeunes gens bien nés et totalement dé­pourvus de personnalité. Ils marchent en troupe, pense Mathilde, et leur avenir est tracé d'avance[7]. En revanche Julien agit seul et n'obéit qu'à lui-même. De même Jacques, le fiancé d'Aude, est conforme au modèle du jeune homme présentable et même bril­lant, alors que Solal est l'étranger solitaire, exotique, mystérieux, plein de "folies cohérentes"[8].


C'est précisément un Solal bien étrange qui - grâce à une double référence stendhalienne, ostensiblement adressée à Jacques mais en présence d'Aude à qui les propos de Solal sont réellement destinés - bat en brèche l'hostilité agacée de la jeune fille à l'égard de celui qui n'est, après tout, que le "domestique de son père"[9], un "bonhomme assez louche"[10] sorti on ne sait d'où. Solal a déjà réussi à se rendre indispensable à M. de Maussane, le père d'Aude, dont il compose les discours et oriente même la po­litique - tout comme Julien vis-à-vis du père de Mathilde. Il a re­gagné la confiance d'Adrienne, l'amante de ses jeunes années. Il a conquis la sympathie fraternelle de Jacques, en le comblant d'une "amitié subite et exagérée"[11].


Solal est donc au mieux avec chacun des membres de cette famille, et, si l'on peut dire, implanté dans le cercle genevois des Sarles. Pourtant Cohen introduit une curieuse référence juive au coeur même de la présentation de Solal "en situation" - une sorte d'avertissement au lecteur : ne pas oublier que ce Solal occidenta­lisé garde ses attaches juives. Sur le quai à Genève il a côtoyé "le commissionnaire Einstein" et "son ami Samuel Spinoza, le petit changeur et vendeur de pistaches"[12], allusion évi­dente à la grande et authentique noblesse des plus humbles fils d'Israël.


C'est dans ce contexte que se situe la scène qui nous occupe ici, couronnée par le discours de Solal et les références stendha­liennes, assez étonnantes. La mise en scène est simple : Jacques et Solal causent au salon; Aude y pénètre à son tour.


"Un jour, c'était le dixième depuis l'arrivée de Solal, elle entra au salon où les deux causaient. Pour sourire à Jacques, ses lèvres, comme re­tenues et écartées avec peine, découvrirent les dents avec naïveté. Elle s'assit, prit un livre. De temps à autre, elle tournait plusieurs pages à la fois. Naturellement, l'exotique faisait ses griffes et comblait son ami d'une tendresse exagérée, dominatrice, insultante. Et Jacques qui n'y voyait goutte. L'aventurier lui conseil­lait, avec une ardeur dont la sincérité était con­vaincante, de renoncer au métier militaire. (Pourquoi ? Il n'en savait rien lui-même, sans doute. Goût gratuit de joueur. Désir de changer les pions de place.) Puis il parla de "Lamiel" et se dit amoureux des héroïnes de Stendhal. (Aude tourna dix pages). Puis il décrivit les "Courtisanes" de Carpaccio, leur dos veule, leur oisiveté de sales déesses et, autour d'elles, les bêtes équivoques, compagnes et pensées" [13].


Durant toute cette scène, Aude, que Solal affecte d'ignorer, part en guerre contre "l'aventurier", ce qui annonce évidemment un retournement imminent : l'ennemi deviendra bientôt le maître adoré. C'est immédiatement avant ce renversement qu'intervient la double référence stendhalienne : une première référence appa­remment littéraire ("il parla de «Lamiel»"), une seconde identifiant comme stendhaliennes les femmes aimées de Solal.

Aude, en apparence absorbée dans sa lecture, ne perd ni un mot ni un geste de Solal. Sa réaction, illustrée par la commande en librairie, est pour le moins ambivalente.

Par-delà l'amorce patente d'une relation amoureuse entre Solal et Aude, que nous indique ce texte ? Il suggère lui-même un enchaînement : Solal est un joueur, un manipulateur. Il se livre à un jeu en soi vide de sens. Le comportement de Solal est, en ap­parence, gratuit, fortuit. Tout ceci semble n'avoir qu'un double but :

1) La référence au roman Lamiel (roman assez équivoque, à multiples tiroirs) - peut-être adressée à Jacques - serait à mettre en rapport avec un commentaire sur le roman, donné à la page sui­vante (voir ci-dessous).

2) La déclaration d'amour aux héroïnes de Stendhal - adres­sée de façon brève à Aude, présente et silencieuse. Ces héroïnes ne peuvent être, à l'époque où paraît Solal, que Lamiel elle-même, et les deux héroïnes du Rouge et le Noir : Mathilde de la Mole et Mme de Rénal. Le discours de Solal est complété par la référence aux "courtisanes de Carpaccio" ("sales déesses", veules, etc.), que l'on pourrait considérer comme un équivalent pictural du roman Lamiel. La manoeuvre de Solal - dans la me­sure où ceci en est une - réussit à provoquer Aude qui va aussitôt commander les romans de Stendhal accompagnés des gravures de Carpaccio. Mais encore hésitante sur son rôle d'adversaire adulte de Solal, Aude s'accorde un dernier tour de jardin, enveloppée dans la pèlerine de son grand-père : un dernier retour au refuge de la pureté enfantine. Puis, Aude, restée l'étourdie toujours ou­blieuse, omet d'enlever ses bottes. Ainsi apparaît-elle comme elle le sera plus tard : à la fois dure et hautaine (les bottes, la cravache) et tendre et douce, comme la soie dont elle est vêtue.

Mais il nous faut revenir un moment à la référence à Lamiel, habilement complétée et éclairée par un "discours littéraire" hau­tement ironique, portant censément sur le dernier roman de Jacques, mais en réalité sur la littérature à la mode, qui sera du­rement parodiée. Ce texte mérite d'être cité.


"C'était un roman de cent quatre-vingts pages aérées, intitulé "Amitiés" et dédié au prince de Tour et Taxis. Des images distinguées. Des prénoms masculins et féminins se mouvaient, se rejoignaient, s'éloignaient, poissons crevés. Un livre composé, équilibré, harmonieux, dé­canté, dépouillé. (Tous les adjectifs aimés des impuissants cristallins que n'a pas bénis le sombre Seigneur étincelant de vie, adorateurs du fil à plomb, habiles à corseter leur faiblesse et à farder leur anémie.) Jacques expliqua qu'il avait voulu faire une oeuvre arbitraire et gra­tuite, qu'il était las des personnages trop san­guins. «Un défi en somme à la psychologie.» Le mari s'appelait Marie et la femme s'appelait Claude. Solal pensa à Sancho, au général Ivolguine et aux Valeureux. Il ferma ses mâ­choires et le livre"[14].


Cohen fustige ici de façon très évidente le goût affecté de l'époque pour une sorte d'intellectualité distinguée, qui recouvre à peine l'anémie et la sécheresse de ceux que Cohen nomme sans ménagements "impuissants cristallins". A défaut de vie et d'authentique génie, on se complaît dans un vocabulaire de snobs. Auteurs, lecteurs, critiques, mécènes sont au même titre infectés d'une même maladie : celle dont souffrent les "poissons crevés", personnages du roman à la mode, auxquels Solal oppose mentalement les héros les plus truculents de Cervantès, Dostoïevsky et Cohen lui-même. Mais les allusions, peut-être moins évidentes pour les lecteurs de notre époque, restent les trouvailles parodiques les plus délicieuses. Il faut relever surtout le "prince de Tour et Taxis", allusion à peine voilée à la princesse von Thurn und Taxis, grande dame qui recevait les poètes dans son château de Duino en Dalmatie, où Rilke, devenu célèbre en France après sa mort en 1926, composa ses fameuses Elégies. Il entretint, comme d'autres écrivains, une amitié intermittente, mais fidèle et fervente avec la princesse. D'où le titre du roman de Jacques, Amitiés, satirisé par Cohen. Il y a fort à parier que la poésie de Rilke elle-même devait, pour Cohen, mériter les ai­mables épithètes ici égrenées à plaisir.

On ne peut qu'être frappé du soin apporté par Cohen à ce texte parodique qui constitue un assassinat en règle de la littéra­ture à la mode, dont il dénombre avec férocité la vacuité et l'imposture. Il faut souligner le contraste avec la référence à Lamiel, aussi vague que brève, qui précédait immédiatement. Solal "parla de «Lamiel»". Qu'en dit-il ? S'agit-il ici du roman de Stendhal ou de l'héroïne du même nom ? Les deux sans doute. Lamiel, entre guillemets, désigne certainement le roman. Mais la déclaration d'amour de Solal aux "héroïnes de Stendhal" doit in­clure Lamiel. Tout indique ici, malgré ou grâce à cette impréci­sion, que l'on touche à un moment essentiel du récit de l'aventure de Solal et d'Aude, comme du développement du roman de Cohen. La parole assassine lancée contre la fausse littérature souligne l'importance du moment stendhalien, annonciateur des amours de Solal. Le roman de Jacques n'a d'autre fonction que celle de repoussoir à l'égard du roman de Stendhal, salué par Solal.


Une question reste pour le moment en suspens : pourquoi Cohen choisit-il expressément le roman de Lamiel (et son hé­roïne)[15] ? Peut-être parce que Lamiel est une oeuvre peu structurée, inspirée, curieuse, peuplée de personnalités violentes et fortes, riche en aventures étranges. Quant à l'héroïne, elle appartient à la lignée stendhalienne mais elle est d'une trempe presque mascu­line. Elle possède des affinités avec Solal lui-même dont elle est, pour ainsi dire, la soeur.

Comme lui, c'est un être double, homme et femme, calcula­trice, volontaire, énergique, fantasque, rêveuse, imaginative. Comme lui, elle part seule à la conquête du monde, ayant échappé à l'emprise du milieu familial et à la tyrannie d'un entourage reli­gieux étouffant.


Le tableau qui suit servira à illustrer un parallélisme assez frappant entre Lamiel (L.) et Solal (S.)[16].




LAMIEL

SOLAL

L. rencontrée par le lecteur à l'âge de 10 ans.

S. à 10 ans : "pur, émerveillé" (p. 49) va découvrir la méchanceté (p. 50).

Petite enfance passée chez un couple borné et bigot.

Confiné, étouffé par un entourage familial et social borné, bigot.

Grâce, esprit, vif, audacieux, ignorance des choses de la vie, âme naïve (p. 932) mais ferme et moqueuse (p. 937). Mépris de la faiblesse (p. 947).

Hardi, rebelle, naïf, ignore le monde extérieur mais ferme, indépendant, juge son en-tourage, méprise la faiblesse, la crainte (p. 49).


Curieuse de l'amour, sans rêveries tendres ou senti-mentales, va satisfaire à seize ans sa curiosité, de façon délibérée, dans un bois : "ce n'est que ça". Saura alors conquérir et dominer.

Ignorant, avide de connaître les secrets de la séduction. A seize ans, il effectue sa première conquête. Dès lors n'aura plus que mépris pour les "sales moyens" dont il a percé les se­crets.


Dégoût pour la grossièreté de son entourage mesquin, étouffant (idées vulgaires, style bas). Coeur et esprit romanesques entretenus par la passion des livres (devenue lectrice chez la duchesse de Miossens qui l'initie à la littérature, à la beauté). Découvre le monde de l'esprit (livres défendus, Voltaire, Grimm, Gil Blas) (p. 966).


Dégoûté par la grossièreté de son entourage (p. 49). Décou-vre un monde raffiné par les livres que lui conseille Adrienne (livres éro­tiques et grands classiques, p. 53).

Cherche les beautés d'un "monde refusé" (p. 43).


Du naturel et de l'étourderie : "jeune biche prête à prendre sa course". Beaucoup d'esprit, car elle a une grande âme      (p. 1005).

Pas d'esprit de comparaison et d'étude.

Une âme noble et "des yeux tout frais" (p. 112). Ne sait "s'exprimer que génialement, sous la pression de la passion" (p. 250).


Rêve de conquérir le monde. Goût du risque. Juge correctement les hommes.

Progresse systématiquement dans le savoir-faire mondain. Va s'instruire en allant au théâtre regarder une grande actrice (p. 990).


Carrière conquérante du héros, par un mélange de stratégie concertée et d'extravagantes improvisations, le plus souvent théâtrales (pp. 94 à 98).



Prend toujours l'initiative des rapports amou­reux. Séduit et domine. Exige et obtient. Cherche toujours l'amour vrai sans le trouver.

Ressent vite l'ennui du tête-à-tête amoureux. Dépréciation de la passion amoureuse. Tentera de briser l'ennui en fabriquant une rupture (pp. 992-995).


Démarche identique en tous points.

Invente une mise à l'épreuve ultime et déci­sive pour forcer l'amour vrai à se manifester : se défigure, se rend répu-gnante en appliquant sur sa joue une hideuse dartre verte et en exi­geant un baiser sur la joue malade (p. 988).

Dans la première scène de Belle du Seigneur, le héros met la belle à l'épreuve : se déguise en mendiant répugnant et lui offre son amour.


Nombreux exemples de sexes inversés.

Inversions fréquentes. Ex : le visage androgyne d'Ariane.




On voit bien ici que Lamiel apparaît comme une soeur de Solal - son modèle inversé - et, à l'intérieur du contexte stendha­lien, comme une sorte de Julien femelle, par sa force de caractère, sa détermination, sa lucidité passionnée et son exigence de vérité. Ce qui nous amène à examiner quelques aspects du Rouge et le Noir en relation avec Solal.



Pour simplifier et abréger, on adoptera une division quelque peu artificielle.

1)  Parcours de Julien et de Solal

2)  Mathilde et Aude

3)  Vision de la société chez Julien et Solal

4)  La mort, l'apothéose, le messianisme




Julien et Solal : leurs parcours

Julien

Solal

Pas de mère.

Père riche, dur, autoritaire "l'épaule arrêtée par la puissante main de son père" (pp. 233-234).


Mère inexistante.

Père, prince lointain, auto-ritaire : "il agrippa les tenailles de sa main" sur l'épaule de Solal (p. 158). "Soudain une main se pose sur son épaule" (p.57).


Fils doué, rebelle, répudié. Mépris de l'entourage. Passion des livres (pp. 232-233). Culte du conquérant. Arriver dans le monde par les femmes.

Fils doué, rebelle, répudié. Mépris de l'entourage. Désir de beauté, de savoir; désir de conquête. Arriver dans le monde par les femmes.


Modèles héroïques. Ada-ptations originales - récite des textes appris "ou les invente" (p. 341).


Modèles mais génie in-novateur. Improvise. Invente en prétendant citer.


Goût du risque, du jeu.

Goût du risque, du jeu.


Première conquête amoureuse : Mme de Rénal, figure maternelle.


Première conquête amoureuse : Adrienne de Valdonne, amante-mère.


Scène provinciale : Verrières.

Scène locale : Céphalonie.


L'amante "âgée": écart de dix ans. "Hélas! je suis bien vieille pour lui. J'ai dix ans de plus que lui" (p. 300). Le séducteur comme maître : "Elle l'admirait comme son maître" (p. 308).

L'amante "âgée": écart de dix ans. "Je suis vieille. j'ai vingt-six ans et toi, tu es si jeune" (seize ans) (p. 59). Le séduc-teur comme maître : Adrienne, "la stupéfiée, qui reconnut son maître" (p. 58).


Le héros : beauté un peu frêle, cheveux bruns, yeux bruns. Elle voyait "se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien" (p. 252).

Le héros : beau comme un demi-dieu, boucles noires, yeux sombres, "Solal fronça ses ma­gnifiques arcs". "Il haussa ses sourcils re­courbés".


Initiation aux livres par la mère aimée.

"Il devait à Mme de Rénal de comprendre les livres d'une façon toute nouvelle" (p. 306).

Initiation à la littérature, aux livres par l'amante-mère.

"Grâce aux leçons d'Adrienne il a passé son baccalauréat... Elle l'a guidé dans le choix des livres" (p. 79).


Désir insatiable de victoire : "s'exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune" (p. 239).

Détermination farouche dans la poursuite de la victoire. "Il vaincrait noblement ou il mour­rait" (p. 79).


Jouer par avance un rôle glorieux en se dégui­sant. S'invente un uniforme rutilant, déguisé en cavalier de la garde d'honneur avec "des épaulettes plus brillantes" (que les gardes eux-mêmes) (p. 312).

Usurper par avance les titres glorieux en se déguisant : "j'aurai un bicorne avec plus de plumes" (que le consul)    (p. 47). Nommé plus tard attaché d'ambassade, il se déguise en ambassadeur avec bicorne et épée.

Manières imitées des romans : "compliments exagérés et de mauvais goût qu'il apprend par coeur dans quelque roman .... ou il les in­vente" (p. 341). Attitude ambiguë vis-à-vis des modèles romanesques.

Manières imitées des romans : "il s'inclina profondément comme les personnages d'un roman français lu avec avidité et mépris" (p. 47). Attitude ambiguë vis-à-vis des modèles romanesques.

Vision double de Paris dans l'imagination du jeune provincial. Julien voit Paris comme peuplé de gens d'esprit, intrigants et hypo­crites (p. 419).

Vision solalienne de Paris : beauté, culture, hypocrisie. "Il aima croire que Paris était une salle de marbre pleine de femmes blondes" (p. 378). La France : emplie de bibliothè-ques, de théâtres, de musées (p. 46), mais aussi le règne de la "froide bêtise jugeuse" (p. 134) et de l'hypocrisie.

Accueil froid de Mme de Rénal après une longue absence. Il regagne sa confiance par son accent de sincérité (p. 423).

Accueil froid d'Adrienne après une longue absence (p. 94). Il regagne sa confiance par son accent de sincérité.

L'âme du héros indignée par la misère impo­sée aux pauvres par une société cruelle et cor­rompue. "L'empêcher de chan-ter se disait-il à lui-même, ô mon Dieu ! et tu le souffres ! " (p. 348).

Solal regardant longuement un mendiant, res­sent cette misère comme son crève-coeur, mi­sère terrible et familière imposée par la société égoïste. Son coeur s'indigne.

"Dieu, Dieu tu es et tu acceptes que cette douleur existe" (p. 192).

Pères adoptifs de Julien : le curé Chélan, l'abbé Pirard (janséniste).

Sévères, mais justes, purs et bons.

Accueil paternel du pasteur Sarles à l'égard de Solal. Le pasteur, chrétien authentique, juste, pur et bon.

Apprentissage du monde au service du mar­quis de la Mole.  Apprendra à rédiger les lettres du marquis et à se tenir dans le monde. Il finit par lui devenir indispensable (p. 522). Ré-primandé, il "se mord la lèvre" (p. 445) et redevient méfiant. Parfois distrait en présence du marquis.

Apprentissage du monde au service de M. de Maussane. Ecrira ses lettres et même ses dis­cours, et lui deviendra indispensable (pp. 111-112).

Réprimandé, "il se mord la lèvre et se tait" (p. 102). Par-fois distrait en présence de Maussane.


Apprentissage du langage mondain qui est pour Julien "comme une langue étrangère qu'il eût comprise, mais qu'il n'eût pu parler" (p. 460).

Apprentissage du langage mondain. Solal, intronisé dans ses nouvelles fonctions, "se dit qu'il faudrait parler un autre français plein de complications diaboliques" (p. 129).

Séduit la fille de son bienfaiteur

même comportement

Mathilde de la Mole et Aude de Maussane

Nous connaissons déjà les rêves communs aux deux ado­lescentes : rêves de glorieux ancêtres à imiter. Toutes deux sont des âmes courageuses, orgueilleuses, capables d'enfreindre le code social rigoureux que leur imposent leur naissance et leur éducation, alors même qu'elles sont, l'une et l'autre, conscientes de leur appartenance de caste.

Voyons maintenant ce qui les rapproche dans leur situation familiale, leur vision du monde et leur parcours. Chez les deux héroïnes, la figure maternelle est représentée sous un jour négatif, alors que la figure paternelle entretient des rapports vrais et cha­leureux avec l'héroïne. Nous noterons au passage quelques si­militudes frappantes entre les structures parentales des deux hé­roïnes.

La mère de Mathilde est, malgré ses grands airs, une per­sonne insignifiante, passablement dévote, sottement attachée à son rang et aux conventions mondaines. Un petit incident révèle assez la petitesse de son caractère : Julien profondément blessé et décontenancé par des paroles dures et méprisantes de Mathilde, a un geste gauche: il heurte un "vieux vase de porcelaine bleu, laid au possible".


"Madame de La Mole se leva en jetant un cri de détresse et vint considérer de près les ruines de son vase chéri. C'était du vieux japon, disait-elle, il me venait de ma grand-tante abbesse de Chelles; c'était un présent des Hollandais au duc d'Orléans régent qui l'avait donné à sa fille..."[17].


La détresse théâtrale affichée par Mme de la Mole ne fait que souligner son attachement ridicule à des alliances prétendues illustres, au détriment de tout sentiment vrai.

Il est intéressant de comparer le personnage à celui de Mme Sarles, la grand-mère d'Aude, elle aussi dévote assez méchante, attachée aux convenances, imbue de ses "nobles" antécédents. Une scène à peu près identique à celle que nous notions ci-dessus se déroule dans la demeure des Sarles.

Solal, devenu un malheureux solitaire après sa période con­quérante, fait preuve de maladresse :


"Un jour il avait failli casser une tasse, à l'émoi théâtral de Mme Sarles, adoratrice d'objets qui se plut à retracer la noble carrière familiale de cette porcelaine, héritage de l'arrière grand-oncle d'une demoiselle de bien, tante du com­mandant de Nons"[18].


La vieille dame, "représentante de la société", ne cesse de proférer ses "imperturbables verdicts". Aude a certes appris à respecter sa grand-mère. Mais nulle intimité, nul sentiment libre et vrai, n'existe entre elle et Mme Sarles, qui a reçu de l'auteur le titre d'"excellente tortionnaire"[19]. Ainsi en va-t-il de Mathilde et de sa mère.

On retrouve le même parallélisme entre les relations qui unissent Mathilde à son père et celles qui unissent Aude à son grand-père et même à M. de Maussane. Le marquis de la Mole est un véritable aristocrate, de coeur autant que de race. Il voit en Mathilde son authentique héritière (son fils est à ses yeux un mondain falot). La noblesse de Mathilde, comme celle de son père, ne tient pas tant au nom qu'elle porte qu'à son idéalisme et même à sa romanesque extravagance. Et si le marquis met en elle ses espoirs, Mathilde respecte profondément son père, au mo­ment même où elle défie son autorité. Le marquis de la Mole fait preuve d'une grande indulgence à son égard et ne peut se départir d'une certaine admiration pour sa fille rebelle et insensée, parce qu'il voit toujours en elle une âme noble.

Quant à Aude, elle a en un sens deux pères : celui de l'enfance, c'est-à-dire le vieux pasteur, en qui, nous le savons, elle trouve un complice affectueux et un homme vrai; et celui de l'âge adulte, M. de Maussane, père un peu lointain certes, mais soucieux d'un noble et heureux avenir pour sa fille unique. Comme le père de Mathilde, il traite sa fille avec une extrême in­dulgence, ayant accordé à l'extravagant Solal sa confiance et son admiration avant d'accepter d'en faire son gendre.


Mathilde et Aude partagent plus qu'une situation familiale analogue. Elles sont l'une et l'autre orgueilleuses et romanesques, fières et courageuses. Leur démarche est pratiquement la même : elles vont enfreindre, l'une et l'autre, le code de chevalerie qu'elles honorent en rêve. Et elles verront dans leur cavalier servant un maître dont elles se déclarent avec courage esclave et servante consacrée à la face du monde. Toutes deux resteront loyales envers celui dont elles sont devenues l'épouse, même dans l'adversité et la disgrâce.

Quant à l'échec du mariage de Mathilde et de Julien, à mettre en parallèle avec celui du mariage d'Aude et de Solal, il est l'aboutissement visible et prévisible d'une situation inextricable : incompatibilité radicale des personnalités en présence et de leurs conditions sociales. Si le roman, dans les deux cas, réussit à pré­senter les personnages comme des victimes de la société, les quatre protagonistes apparaissent néanmoins dans le récit comme largement responsables de leur échec. En dernière extrémité, ils seront sauvés quand ils atteindront à une conscience plus épurée d'eux-mêmes (Julien et Solal assurément, Mathilde et Aude par­tiellement). Ils seront alors en mesure de mettre fin à leurs illu­sions et de faire (bien tardivement) face à la vérité. Devons-nous alors concéder au roman, tel que Stendhal et Cohen ont pu le con­cevoir à leur époque, un rôle "moral" ? Il faudrait entendre par là celui d'un récit qui, concurremment, accorderait la liberté et im­poserait l'obligation aux personnages de poursuivre un pénible apprentissage susceptible de les acheminer vers l'épuration de leur propre conscience, permettant ainsi une vision claire et cou­rageuse de la vérité.



Visions de la société  : la passion de la vérité chez Julien et Solal


La société que les deux héros vont conquérir apparaît comme un système de castes où chacun doit connaître sa place. Rien de vrai ni d'humain ne préside aux relations entre les hommes. C'est la loi du plus fort qui prévaut, cachée derrière le code des bienséances. Si on enfreint publiquement le code, le malheur s'abattra sur celui qui a dévoilé son humanité et sa fai­blesse. Dans ces conditions, le cynisme et l'hypocrisie sont in­dispensables au maintien de l'équilibre social, lui-même fondé sur des rapports de force. Le plus fort dupera et dominera le plus faible. Déjà le Dr. Sansfin, mentor de Lamiel, disait : "le monde n'est pas divisé en riches et pauvres, ni en hommes vertueux et en scélérats mais tout simplement en dupes et fripons"[20].


Si les formes diffèrent, pour le fond les visions de la société chez Stendhal et Cohen sont très proches. Leurs deux héros se ressemblent aussi par leur caractère passionné, leur désir effréné de connaître et de vaincre, leur lucidité de jugement, qu'il s'agisse d'autrui ou d'eux-mêmes. Enfin le plus important est peut-être ce qui les anime tous deux : la soif de vérité. C'est l'aspect baroque et faux de la passion de Mathilde qui exaspère Julien, même s'il lui faut rendre justice à sa noblesse et à son courage. C'est le côté factice de Mathilde qui la perd aux yeux de son amant.


Il en va de même pour Aude face à Solal. Le défi posé par la conquête avait exalté Solal. La passion à ses débuts l'avait en­ivré. Mais quand vient l'heure de vérité, la noble et fière créature suscite à la fois son admiration et sa colère. Seule Aude tendre, maternelle, simple, enfantine, et surtout désemparée, pourra mo­mentanément l'émouvoir.



La mort, l'apothéose, le messianisme

Quand le héros sera face à la mort, seul un être vrai, vibrant d'humanité, retiendra son coeur. La chose est évidente pour Julien, le condamné à mort - une mort qui prendra les allures d'un suicide comme l'atteste le discours de Julien aux jurés. Les der­niers jours du condamné passés avec Mme de Rénal portent la marque du bonheur pur, illuminé de vérité.


On en trouve un équivalent dans les derniers moments d'Adrienne de Valdonne, la première amante, initiatrice, "mère" de Solal, même si le rôle qui lui est dévolu dans le roman est as­sez différent de celui de Mme de Rénal dans le Rouge et le Noir. Dans une scène admirable[21], Adrienne atteint au sublime dans un geste d'effacement de soi d'une grande simplicité, qui doit rendre au bien-aimé qu'elle vient de sauver de la mort la chance d'une nouvelle vie et d'un nouveau bonheur. Elle seule a deviné "l'attente et l'espoir" de cet homme pur et naïf. Grâce à cette certi­tude, Adrienne est enfin heureuse dans les derniers moments qui précèdent l'instant de son sacrifice. Et Solal, dans un sommeil ré­parateur, ressent avec bonheur l'étreinte protectrice de celle en­vers qui il éprouve enfin un amour vrai. Dans la mort et par sa mort Adrienne l'a ramené à la vie dans la vérité.


Mais le parallèle exact est à trouver entre Julien et Solal quand les deux héros se trouvent face à la mort. Chacun assume alors le fardeau de ses frères pauvres, déshérités, abandonnés. Julien quitte ce monde en affirmant devant les jurés, tous bour­geois nantis et hypocrites, sa fraternité avec tous ceux qui, parce qu'ils sont nés dans une classe inférieure, ont été opprimés par la misère, et ont néanmoins parfois réussi à entrer de plain-pied dans la société. Julien est leur avocat et leur seul et authentique représentant. Quant à Solal, mort et ressuscité, il marche vers le "demain éternel", fils d'Israël, seigneur ensanglanté, "fou d'amour pour la terre", incarnation des errants et des miséreux fous de leur espoir et de leur longue attente. Qu'importent les quolibets et les pierres lancées contre Solal par les paysans abêtis et cupides ? Et qu'importent les regards méchants et hypocrites jetés sur Julien par les bourgeois ?

Solal meurt avec et pour les errants et les miséreux. Julien meurt avec et pour les pauvres et les opprimés.

Simplicité, vérité, justice, c'est la même revendication chez Julien et Solal. Pour Julien, "tout se passa simplement, convena­blement, et de sa part sans aucune affectation"[22]. Quant à Solal, "son visage était indifférent, doux et fort. La mort avait posé sur lui sa simplicité"[23]. Leurs brèves et rudes années ont fait d'eux des sages à la tête chenue. Julien médite ainsi dans son cachot : "Il n'y a point de droit naturel... Il n'y a de droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre de faire telle chose... Avant la loi il n'y a de naturel que la force du lion"[24]. De quoi nous rappeler aussitôt le refrain cohénien : seule la loi qui dit "ce que l'homme doit faire et surtout ne pas faire" peut nous débarrasser de la tare naturelle et bestiale.


Où est la vérité ?, s'interroge Julien dans le sombre et humide cachot. "Ah ! soupire-t-il, s'il y avait une vraie religion..."[25], "un vrai prêtre ... (qui) nous parlerait d'un Dieu (...) juste, bon, in­fini..."[26] : "Ah! s'il existait... hélas ! je tomberais à ses pieds. J'ai mé­rité la mort (…) mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j'aime ! "[27].


Cohen, dans ses divagations d'endeuillé (Le Livre de ma mère, chap. XXIII) reprend sur le même ton, comme il fera plus tard dans ses Carnets : "Dieu, c'est vers toi que j'appelle. Donne-moi la croyance en une vie éternelle... et je pourrai revoir ma mère..." et tous "mes bien-aimés".



Conclusion : Rigueur, masques et folies


Sans vérité, nous l'avons vu, il ne peut y avoir, ni pour Stendhal ni pour Cohen aucune paix, aucun bonheur, aucune humanité. La quête obstinée de la vérité est sous-tendue, chez l'un comme chez l'autre, par l'extrême sensibilité d'un coeur naïf alliée à la lucidité impitoyable d'une tête raisonnante et d'un oeil froid. Ce qui inspire à l'un comme à l'autre l'horreur de la senti­mentalité et de sa soeur, l'hypocrisie. Ce qui a peut-être rappro­ché Cohen de Stendhal durant les années vingt, ce fut une même exigence de rigueur, incarnée par Stendhal dans la figure de l'abbé Picard, le janséniste sévère, pur, juste et bon et par Cohen dans la figure du pasteur Sarles, le protestant austère, pur, sincère et bon. De même, le dégoût exprimé par Stendhal pour les jé­suites cauteleux trouve son équivalent chez Cohen dans les verges appliquées aux dévotes hypocrites, sentimentales et "jugeuses". Cohen et Stendhal partagent une même détestation des mots qui masquent et font illusion, des mots qui risquent de nous plonger dans la confusion entre une vision vraie et une vision prétentieuse et mensongère de la réalité. Plus précisément, il s'agit d'une con­fusion entre la rêvasserie romantique et la "folie" du génie vision­naire.


C'est sur cette notion de "folie" qu'il nous faut ici revenir. Stendhal et Cohen en font grand usage. En relevant les rêveries adolescentes de Mathilde et d'Aude, qui entendaient revivre des histoires familiales héritées d'une tradition plus ou moins légen­daire et plus ou moins teintée d'un héroïsme suspect, on avait pu noter qu'il s'agissait là de "folies" désignées comme telles. Aude le reconnaissait. Mathilde feignait de l'ignorer et allait persister jusqu'au bout dans ces folies, à demi revêtues de réalité à défaut de vérité.


Mais c'est précisément cette folie qui préside aux grands moments de reconnaissance de la vérité. Solal est "fou d'amour pour la terre", il est "le plus fou des fils de l'homme". Il est saisi d'une sorte de folie divine, pure et paisible, quand il ne voit plus que "les importances" pour reprendre l'expression de son oncle Saltiel. Aude, dans ses grands moments, est "la géniale" et "la folle". Julien, dans son cachot est "fou d'amour" pour Mme de Rénal, parce que la "passion extrême et sans feinte aucune" de cette dernière, vraie folie de dévouement absolu et total, est une source ineffable de paix. Seul compte alors, pour les deux amants, l'instant pur de toute inquiétude.

Et Cohen de son côté, désignera le vrai amour maternel comme "divine folie", semblable à celle des prophètes divinement inspirés.


La folie géniale illumine les grandes pages de la littérature quand une conscience claire s'efforce de se connaître sans trahison de soi ni du réel. La référence aux modèles littéraires, souvent source de perversion, peut au contraire aiguiser et affiner la conscience du créateur avide de les affronter, soit pour s'en nourrir soit pour leur résister, ce qui est encore une façon de se les approprier, quitte à les abandonner ensuite comme un fruit sec. Stendhal a certainement rempli un moment ces fonctions dans la maturation de l'oeuvre d'Albert Cohen.


Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 3, 1993.


[1] Solal, Gallimard, 1930, renouvelé en 1958, p. 86.

2 Ibid., p. 113.

[2] Solal, p. 86.

[3] Solal, pp. 90 à 92.

[4] Stendhal, le Rouge et le Noir, in Romans et nouvelles, édition de Henri Martineau, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1952, tome I, p. 503.

[5] Ibid., p. 698.

[6] Solal, Gallimard, 1930, p. 348

[7] Stendhal, le Rouge et le Noir, p. 514.

[8] Solal, p. 112.

[9] Solal,  p. 113.

[10] Ibid., p. 112.

[11] Ibid., p. 112.

[12] Ibid., p.112.

[13] Solal, p. 113.

[14] Solal, p. 114.

[15] Cohen lut presque certainement Lamiel dans l'édition de 1928. Texte établi par Henri Martineau, aux éditions du Divan.

[16] Afin de ne pas surcharger l'appareil de notes, les références des pages seront, pour ces tableaux comparatifs, directement intégrées au corps du texte. L'édition de référence, pour Lamiel, est Romans et Nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, édition de Henri Martineau, Gallimard.

[17] Le Rouge et le Noir, p. 567.

[18] Solal, p. 283.

[19] Ibid., p. 104.

[20] Lamiel, pp. 945-946.

[21] Solal, p. 205.

[22] Le Rouge et le Noir, p. 697.

[23] Solal, p. 337.

[24] Le Rouge et le Noir, pp. 689-690.

[25] Ibid., p. 691.

[26] Ibid., p. 691.

[27] Ibid., p. 693.