Fallait-il proposer le portrait de Mangeclous aux épreuves du bac technologique ?

Mercredi, 02 Juillet 2014 12:36 ateliercohen
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Nous reproduisons ici les interrogations de Catherine Henri sur l'opportunité de proposer, à l'épreuve anticipée du bac de français en section technologique, ce portrait de Mangeclous qui, lu au premier degré par certains élèves, pourrait prêter à de fâcheux contresens. 


L’amour de l’argent d’un juif menteur aux pieds sales : un bon sujet du bac français ?

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Publicité dans le quotidien "Le Matin", 1941

La littérature n'étant, comme chacun sait, pas faite de bons sentiments, de propos forcément convenables ni d'histoires à l'eau de rose, le choix d'un sujet au baccalauréat de français peut-il pour autant s'abstraire de toute considération liée au contexte social et politique ? Les concepteurs des sujets, et avec eux tous les membres de la longue chaîne de décision qui mène à leur validation, sont-ils, au nom de l'autonomie de la littérature, dispensés de tout discernement ?  C'est la question que pose dans le texte ci-dessous, avec ses termes à elle, Catherine Henri, écrivain, agrégée de lettres et professeur au lycée polyvalent Louis-Armand dans le 15ème arrondissement de Paris.

L.C.

Il s’agit seulement  de faire état , disons  au moins  d’une certaine perplexité,  à propos du texte suivant,  proposé  au commentaire à l’épreuve anticipée du bac français pour toutes les séries technologiques (STI, STMG, STL etc) :

[ « Albert Cohen, Mangeclous

Le roman raconte la vie de six compères et cousins juifs, sur l’île de Céphalonie, en Grèce.

« Le premier qui arriva fut Pinhas Solal, dit Mangeclous. C’était un ardent, maigre et long phtisique à la barbe fourchue, au visage décharné et tourmenté, aux pommettes rouges, aux immenses pieds nus, tannés, fort sales, osseux, poilus et veineux, et dont les orteils étaient effrayamment écartés. Il ne portait jamais de chaussures, prétendant que ses extrémités étaient « de grande délicatesse ». Par contre, il était, comme d’habitude, coiffé d’un haut-de-forme et revêtu d’une redingote crasseuse — et ce, pour honorer sa profession de faux avocat qu’il appelait « mon apostolat ».

Mangeclous était surnommé aussi Capitaine des Vents à cause d’une particularité physiologique dont il était vain. Un de ses autres surnoms était Parole d’Honneur — expression dont il émaillait ses discours peu véridiques. Tuberculeux depuis un quart de siècle mais fort gaillard, il était doté d’une toux si vibrante qu’elle avait fait tomber un soir le lampadaire de la synagogue. Son appétit était célèbre dans tout l’Orient non moins que son éloquence et son amour immodéré de l’argent. Presque toujours il se promenait en traînant une voiturette qui contenait des boissons glacées et des victuailles à lui seul destinées. On l’appelait Mangeclous parce que, prétendait-il avec le sourire sardonique qui lui était coutumier, il avait en son enfance dévoré une douzaine de vis pour calmer son inexorable faim. Une profonde rigole médiane traversait son crâne hâlé et chauve auquel elle donnait l’aspect d’une selle. Il déposait en cette dépression divers objets tels que cigarettes ou crayons. » ]

« Est-ce que vous ne pensez pas que… ? »

Lors de la réunion d’harmonisation destinée aux modérateurs, (qui devront en répercuter les conclusions sur les correcteurs de leur propre jury), ce qui vient d’abord, puisque le jeu est toujours de pinailler sur le sujet, ce sont des  réticences techniques, de minces  réserves : neuf notes de vocabulaire, pour un texte de vingt lignes, est-ce bien raisonnable ? Beaucoup étaient indispensables mais il en manquait à mon avis au moins une : bizarrement rien sur l’assez mystérieux (pour des élèves) « Capitaine des vents », qui pourrait pourtant engendrer une méprise. « On » a cru bon de ne pas faire référence au caractère anal de la formule, ce qui revient à  la censurer. C’est donc un  détail qui  a choqué les concepteurs, le côté péteur du personnage, mais pas l’ensemble du texte.

La vraie question est posée tardivement, timidement : « Est-ce que vous ne pensez pas que… ? Dérive possible …? Peut être lu comme raciste…?» Les inspecteurs n’accordent  qu’une réponse pleine d’équivoque : « Ce ne serait pas acceptable » … « Mais encore ? Faudrait-il sanctionner  la copie? Comment ? » Une autre question vient opportunément recouvrir une petite gêne à peine palpable. Rien dans le corrigé national proposé à chaque correcteur («  Un personnage à la fois comique et repoussant  etc ») ne soulève le problème. Une page neutre, sans aucune hésitation, aucune faille, aucun trou.

Tous familiers du second degré ?

Je ne dois pourtant pas être la seule à penser qu’il n’est peut-être pas très pertinent (ni malin, ni même politiquement correct ) de  balancer le jour du bac un texte présentant une image de juif laid, menteur, ridicule, avide, parmi d’autres images de « monstres », la grande Nanon d’Eugénie Grandet, le Gwynplaine de L’Homme qui rit, les gueules cassées de La Chambre des officiers, et faire de ce texte précisément  l’objet du commentaire .

Pour un professeur, ou un bon lecteur, il ne peut y avoir aucune ambiguïté : on est dans la loufoquerie, l’héroï-comique, quelque chose comme du Rabelais moderne. Mais les élèves sont-ils tous familiers du second degré ? De la distance ? Avant même de commencer à corriger mes copies, certains soupçons s'imposent, qui seront confirmés au moment de la correction. On peut se douter que ce texte a pu choquer quelques élèves juifs, même s’ils ont pu repérer que l’auteur l’était, et espérer qu’ils sont  familiers de Woody Allen, et de l’humour juif souvent fondé sur l’autodérision.

On peut aussi supposer que ce texte a pu provoquer bêtement,  dans certaines copies, un discours antisémite, qui plus est sous couvert d’anonymat, discours  qui devrait  sans doute être sanctionné, puisque c’est la loi, bien que les inspecteurs n’aient rien  dit en ce sens, et même refusé de répondre précisément.  Ce qui pose d’ailleurs un autre problème : est-il légitime  de  juger des copies d’examen sur  des critères éthico-politiques ?

Certains élèves trop malins pour se laisser prendre à ce qu’ils ont pu penser être un piège, ont dû  peut-être secrètement jubiler  devant un texte qui ne pouvait, au premier degré, que leur plaire, même au prix d’un contre-sens. Un texte estampillé officiel, puisque proposé au bac.

Ne pas voir et ne pas vouloir voir

Naturellement, je ne plaide pas pour une autocensure des professeurs dans le choix des textes à étudier en classe, qui font l’objet d’un travail d’explicitation  et d’analyse. Il me paraît bien au contraire justifié, et même nécessaire, qu’on puisse parler de religion,  d’éducation des femmes, ou de racisme,  et s’interdire certains sujets conduirait à mettre à l’index des pans entiers de la littérature. En revanche, je ne crois pas que le jour du bac, lors d’une épreuve nationale, sans explication, sans une présence, sans une parole, ce soit judicieux.


Juste quelques hypothèses  à propos de ce choix. Il me semble qu’il faut éliminer celle de la provocation. Restent l’aveuglement, ou l’inconscience, mais alors  très largement partagés , car l’élaboration des sujets comporte  trois étapes  au moins : leur conception  (par des  professeurs), le  choix du sujet parmi ceux qui ont été produits  (par  les inspecteurs), et chaque sujet est enfin  testé, expérimenté (par un groupe de professeurs). Sans compter plusieurs relectures et corrections. La décision finale appartient aux inspecteurs. Ce qui suppose que plus d’une vingtaine de personnes confrontées au sujet n’ont pas vu ou voulu voir qu’il pouvait poser un problème. De plus, il pouvait être facilement amendé si on s’en était aperçu, même tardivement : puisqu’il s’agissait d’un corpus sur des portraits de « monstres », bien d’autres textes étaient possibles (sur   la créature de  Frankenstein ,  l’abbé de  L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, ou  Quasimodo…), par lesquels on aurait pu  remplacer celui d’Albert Cohen.

Les élèves, ces êtres abstraits...

Innocence ?Inconscience ? Indifférence ? J’y vois un  symptôme de la façon dont on considère l’enseignement de la  littérature aujourd’hui. Formellement, le sujet était très bien fait. On demandait aux élèves de parler de la  technique du portrait,  des champs lexicaux, des  procédés littéraires (vocabulaire péjoratif, hyperboles et autres tropes). Une question portait sur les effets produits par l’ensemble de ces portraits  sur le lecteur, ce qu’on appelle les registres des textes. Le corrigé indique : le rire, la pitié, la peur, la fascination. Il s’agit donc des bonnes réponses attendues. Pourtant  dans une des copies tests qu’on nous a demandé de noter, une autre chose, déjà inattendue,  l’épicaricatie ou en allemand schadenfreude, (la chose est banale, même si le mot ne l’est pas ): « On est content de ne pas être comme ça ».

Ce que certains élèves  ont pu ressentir d’autre, et penser, les effets de sens que ce texte a pu produire, n’a au fond aucune espèce d’importance pour l’institution, relève simplement de la mauvaise réponse. L’école - en tout cas telle qu'elle se présente dans cette affaire et pour les concepteurs d'un tel sujet - ne concerne pas des personnes, autrement dit des sujets, seulement des élèves, c’est-à-dire des êtres abstraits. Qui ne vivent pas dans le monde de l’actualité, qui flottent dans un temps pur, sans élections ni faits divers.

Un dernier mot : ce juif aux pieds sales traînant sa voiturette (on pourrait dire : son caddy ) fait étrangement penser à la figure-cliché du  Rom.

Catherine Henri


Source : Interro écrite

Mise à jour le Mercredi, 02 Juillet 2014 12:49