ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Sur les pas d'Albert Cohen à Corfou, l'île mosaïque

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Au cœur de la mer Ionienne, Corfou recèle des trésors hérités des pays qui l’ont occupée. Ses quartiers décrépits et débordants de vie ont inspiré toute l'œuvre d'Albert Cohen, l’enfant du pays.

A Corfou, une sorte de langueur éternelle prend possession de l'île dès les premiers beaux jours. Dans ce pays de cocagne où, selon Homère, les arbres n'étaient jamais sans fruits, Elisabeth d'Autriche (1837-1898), alias Sissi, se mit à l'écart du monde, et l'écrivain Lawrence Durrell (1912-1990) connut le bonheur loin de la grisaille britannique. Il s'est pourtant joué ici une tragédie grecque. Un jour d'avril 1891, on a découvert le corps mutilé de la petite Rubina Sarda, 8 ans, dans le quartier juif. C'est bientôt la Pâque. Rapidement, la rumeur court que l'enfant est une chrétienne adoptée, sacrifiée lors de prétendus rites hébraïques. La fureur s'empare de la ville, des émeutes éclatent, qui auront un retentissement dans toute l'Europe. Elles pousseront un tiers de la communauté à l'exil. Ce climat d'antisémitisme sera à l'origine du départ pour Marseille d'une famille de fabricants de savons, les Coen, en 1900. Leur fils, Albert, qui deviendra l'un des plus grands écrivains du XXe siècle, a alors 5 ans. Il ne retour­nera qu'une fois dans l'île, huit ans plus tard, pour sa bar-mitsva, car son grand-père y était rabbin. C'est par cet événement qu'Albert Cohen (il a francisé son nom en y ajoutant un « h ») ­entame une tétralogie hantée par sa terre natale : SolalMangeclousBelle du seigneur et Les Valeureux.

Albert Cohen (1895-1981)

 

 

« Il n'y a plus de Coen à Corfou, nous ne sommes qu'une soixantaine de Juifs. Après la guerre, cent quatre-vingts seulement sont revenus des camps. Ils étaient plus de 2 000 en 1944 », confie Solomon Mordos, vice-président de la communauté juive, venu tenir sa permanence dans l'unique synagogue de la ville. C'est dans ce sobre bâtiment vénitien que l'auteur du Livre de ma mère devint « adulte », à l'âge de 13 ans. L'intérieur est dépouillé, étonnamment lumineux, avec ses murs beige pâle et bleu lavande. L'endroit ressemble d'ailleurs plus à un musée qu'à un lieu de culte.

La vieille ville, aux multiples styles architecturaux.

 

 

Un concentré d'histoire européenne

Malgré tout, Corfou reste le symbole d'une Méditerranée ouverte, carrefour des civilisations. « La porte de l'Occident pour les Levantins, et celle de l'Orient pour les Occidentaux », résume Spiros Giourgas, président de l'association des Amis de la Fondation Mémoire Albert-Cohen. Occupée par les ducs d'Anjou, la cité des Doges, la jeune République française, les Russes, de nouveau par les troupes de Napoléon, puis les Britanniques, les Italiens et les Allemands, pour finir dans le giron grec, la ville a assimilé ces héritages harmonieusement. Ainsi, derrière son immense forteresse vénitienne, le front de mer héberge une longue promenade recouverte de ­gazon anglais, avec en son centre un terrain de cricket, et sur ses abords des arcades bâties par les Français sur le modèle de la rue de Rivoli à Paris ! Là se promenaient les personnages d'Albert Cohen, tel Solal. Heureusement, ce centre-ville, pourtant classé par l'Unesco, ne s'est pas muséifié, loin s'en faut. La vie déborde des maisons souvent décrépies, du marché au pied du fort, et de son université, l'Académie ionienne, la plus ancienne de Grèce.

Cette synagogue aux allures vénitiennes est la seule à avoir survécu aux bombardements allemands de 1943.

 

 

L'ancien quartier juif, « le ghetto de hautes maisons eczémateuses » selon Albert Cohen, n'est plus que ruines. Situé près du Fort neuf, forteresse massive construite entre 1572 et 1645, il porte aujourd'hui encore les stigmates des bombardements allemands de 1943. Trois autres synagogues de la cité n'ont pas résisté au tonnerre de feu. Les bâtiments voisins, des écoles talmudiques, sont littéralement éventrés, et la nature s'invite parmi les vieilles pierres. Un oranger pousse sur un ­terrain vague devenu parking. Ici, l'absence palpable de vie ne manque pas de charme. A cent mètres, sur le flanc d'une butte, il ne reste que les murs de ce qui fut la maison d'Albert Cohen. Sur cette carcasse, Spiros Giourgas a accolé une plaque commémorative.

La Société des lecteurs de Corfou ressemble étrangement à un club anglais

 

 

Par le biais de ses héros, les « valeureux », venus de Céphalonie, Albert ­Cohen a immortalisé ce coin de Méditerranée, avouant, quelques années avant sa mort en 1981, ce que tout le monde savait : oui, derrière la Céphalonie des Valeureux se cachait Corfou la cosmopolite. Même s'il n'y est jamais revenu, on le retrouve dans une élégante maison vénitienne aux airs cosy et distingués de club anglais. Cette Société des lecteurs de Corfou, fondée dès le XIXe siècle par des étudiants de retour de Paris, abrite des milliers d'ouvrages. Dont les œuvres de Cohen en français. —

Source : Télérama