ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Ariane : Belle du seigneur au théâtre Entretien avec Olivier Borle, metteur en scène,

Ariane : Belle du seigneur au théâtre

Entretien avec Olivier Borle, metteur en scène,

par Catherine Milkovitch-Rioux, 9 décembre 2024


crédit Béatrice Cruveiller


Olivier Borle, metteur en scène et acteur, a été formé à l’école du Théâtre National de Chaillot et à l’ENSATT. Il a fait partie de la troupe du Théâtre National Populaire pendant plus de douze saisons. Il a participé, comme acteur et assistant à la mise en scène, à de nombreux spectacles mis en scène par Christian Schiaretti et a mis lui-même en scène plusieurs spectacles et lectures.

Il a fondé en 2013 la compagnie Le Théâtre Oblique, et a mis en scène des textes d’Aimé Césaire, William Cliff, David Mambouch, Blaise Cendrars, Anton Tchekhov et Albert Cohen. Ses créations théâtrales sont bâties sur le répertoire, l’écriture contemporaine, la poésie, manifestant le désir d’un « Théâtre d’Art », élevé et populaire. Olivier Borle s’interroge sur la place de l’artiste dans la société, dans la tension entre le monde dans lequel il vit et celui qu’il se doit de rêver. Les réalités sociales des territoires, du public sont prises en compte dans une mission de diffusion culturelle, de transmission de savoir-faire, d’échange.

Il est également artiste partenaire de « RAMDAM, un Centre d’Art » situé à Sainte-Foy-lès-Lyon.

Après Mangeclous et les Jours Noirs de la Lioncesse, Olivier Borle poursuit son travail sur l’œuvre d’Albert Cohen avec une adaptation de Belle du SeigneurAriane[1].



Catherine Milkovitch-Rioux – Donner à votre spectacle le prénom d’Ariane – non celui de « Solal des Solal », le héros de la fresque romanesque – est un choix important. Ariane, personnage féminin principal, est-elle une victime tragique de la passion amoureuse ou une héroïne littéraire à laquelle le romancier tend le miroir ?

Olivier Borle – Elle est, selon moi, un peu des deux. Elle est bien sûr la victime d’une tragédie au sens où elle aspire à un bonheur qui lui sera non seulement refusé, mais dont la recherche la guidera vers la violence et la mort. Elle se heurte, comme Solal, à l’échec de leur plan (dont on ne sait pas dans quelle mesure elle en est l’autrice) et elle paiera pour avoir tenté d’échapper au modèle classique du couple. Mais je ne voulais pas en faire un agneau sacrificiel, la réduire au seul statut de victime, ce qu’elle n’est pas d’ailleurs dans le texte. Avec Jessica Jargot, l’actrice qui l’interprète dans le spectacle, nous avons beaucoup essayé de l’éloigner de cette figure de femme « faiblette, pudiquette, attendante, acceptante ». Elle est une héroïne littéraire par son refus des injonctions du monde dans lequel elle évolue. Et oui, le romancier lui tend un miroir et va même jusqu’à nous faire entendre sa voix intérieure la plus intime où l’on découvre une personnalité extrêmement vive, rebelle, brillante.  Nous nous sommes souvent raconté qu’elle était une artiste contrariée, une Niki de Saint Phalle née au mauvais endroit, dans la mauvaise famille.

 

Est-ce une manière pour vous de dédouaner Albert Cohen de l’accusation de misogynie qui lui a été souvent portée ?

 

Lors de mon travail d’adaptation, on m’a conseillé la lecture du livre de Mona Chollet « Réinventer L’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles », dont un chapitre était consacré à Belle du Seigneur. Cette lecture a été déterminante pour moi. Je me suis tout de suite replongé dans Belle du Seigneur pour essayer de comprendre si les critiques en misogynie étaient fondées ou non. Je suis féministe et il n’était pas question pour moi de présenter un spectacle dont on puisse penser qu’il soit contraire à mes convictions. Je n’ai pas vraiment tenu compte des propos odieux tenus par l’auteur sur les plateaux télé. Je pense que Cohen n’était pas un idéologue, il n’avait pas de message à faire passer et, à vrai dire, Cohen en lui-même ne m’intéresse en réalité pas tellement, je ne me sens pas inféodé à un auteur quand je travaille sur une de ses œuvres. Ce qui m’a intéressé, c’était de savoir si le texte lui-même était problématique. Et lors de cette seconde lecture, j’ai pensé que le vrai problème résidait dans le fait qu’à partir de l’enlèvement, on n’a presque plus accès aux pensées d’Ariane. Elle n’est plus jamais le personnage principal. Elle l’est en creux, bien sûr, Cohen aime raconter un personnage et des situations « en creux », c’est d’ailleurs d’une habileté jubilatoire, mais jusqu’à la toute fin, on ne lit Ariane qu’à travers Mariette ou Solal. Elle disparaît en tant que sujet.

Par ailleurs, il m’a sauté aux yeux que le sous-titre du livre de Mona Chollet pouvait aisément se décliner en « Comment le patriarcat sabota les amours d’Ariane ». Il était clair pour moi que le texte était une formidable dissection du grand corps social qui brime et violente les âmes, les sentiments et les sexualités. Ariane est par essence le personnage le plus opposé à tous les codes de la société dans laquelle elle évolue. Solal aussi, en tant que juif, non occidental, mais il est difficile de nier qu’en tant qu’homme, il a un pouvoir qu’Ariane n’a pas.

À partir de là, il était clair pour moi qu’il fallait tout centrer autour d’Ariane, qu’elle serait le centre de gravité du spectacle.

 

« Avec cette tragi-comédie moderne, écrivez-vous, Albert Cohen donne à voir la déraison profonde de l’abîme sentimental et la beauté qui peut néanmoins en jaillir, nous plaçant à la fois devant la sublime ascension de ses personnages et leur inévitable chute… » Comment donne-t-on à voir, au théâtre, beauté et sublime ? Comment représente-t-on la chute ?

 

À partir du moment où l’axe principal de travail était dégagé, la critique du système patriarcal, il a fallu se tenir sur une ligne de crête dramaturgique fine. Identifier les mécanismes et les injonctions pernicieuses du système patriarcal ne devait pas exonérer les personnages de leurs responsabilités. Je ne voulais pas en faire des monstres, des exceptions qu’on pourrait mettre tranquillement à distance, mais je ne voulais pas les excuser non plus. Et je crois qu’il fallait alors prendre soin de bien raconter une chose très importante de l’histoire : l’amour.

Avec une lecture contemporaine, ce n’est finalement pas forcément facile de comprendre pourquoi Ariane cède au Ritz. Nous avons beaucoup travaillé ce passage parce qu’il est indispensable de comprendre que, malgré tout, Ariane et Solal tombent véritablement amoureux l’un de l’autre et que cet amour constitue la plus belle chose de leur vie. Mais il faut considérer que cet évènement et cet état de choses ne sont pas exactement la conséquence de tout ce qui précède ni la cause unique de ce qui suit. Je ne voulais pas qu’on pense qu’elle tombe amoureuse de lui parce que sa vie est terne et surtout pas que leur histoire sombre dans la violence parce qu’ils se sont aimés passionnément.

Nous avons souvent pensé à la scène de Richard III et Lady Ann quand nous travaillions les Onze Manèges. Comment et pourquoi Ariane tombe-t-elle amoureuse de Solal ? Notre idée est qu’Ariane gagne son pari, prend la lettre, sort et, une fois dehors, se rend compte qu’elle n’a pas d’autre issue que de retourner à sa triste vie. Elle retourne donc dans la pièce, retrouve Solal, tente un pari fou : la fuite en avant. L’amour naît ensuite, par l’alchimie des corps, par le mystère de la rencontre de deux âmes.

Il fallait ensuite, en peu de mots et de temps (nous sommes au théâtre), raconter ces jours heureux et merveilleux, ce temps de bonheur. C’était très important pour saisir ensuite la violence de la chute. Penser la tragédie comme un bonheur inadvenu me semblait capital pour faire ressentir au spectateur l’émotion que l’on peut avoir à la fin du livre.



À quels renoncements avez-vous dû consentir pour adapter une œuvre démesurée ? Quels ont été vos partis pris ?

 

Mon travail d’adaptation du texte, qui a principalement consisté à une réduction de son volume, s’est déroulé sur plusieurs années, six ou sept. J’alternais trois opérations : la lecture, les coupes, l’oubli. J’avais besoin d’être parfois très radical dans mes choix en coupant très nettement tel ou tel chapitre et parfois besoin de laisser émerger quelque chose de l’œuvre et de moi, en laissant dans l’adaptation de longs passages sans les couper. Je connais peu d’œuvres littéraires qui nous plongent aussi profondément dans l’intimité des personnages. On partage leurs pensées les plus secrètes, les plus honteuses, les plus inavouables. Il me semblait que je devais donc faire un spectacle intime, qui émergerait de mes plus sincères convictions, de mes propres émotions. Travailler avec mon cœur et avec mon esprit. J’ai donc pris beaucoup de temps pour articuler des choix dramaturgiques et des choix sensibles.

Mais il y avait des évidences, des passages qui, dès la première lecture, m’avaient paru immédiatement théâtraux : les monologues d’Ariane, les Onze manèges, Adrien, les scènes de jalousie de la fin. C’étaient des moments incontournables.

Ensuite, à partir du moment où j’ai décidé qu’Ariane serait le centre de gravité du spectacle, il fallait enlever tout ce qui ne racontait pas sa tragédie à elle.

 

Vous avez consacré trois spectacles à Solal et les Solal : Les Jours Noirs de la Lioncesse, « fable burlesque familiale », Mangeclous, « épopée romanesque » et aujourd’hui Ariane, « tragédie-comédie moderne ». Belle du Seigneur commence exactement où s’est arrêté Mangeclous : sur le geste fou de Solal entrant par effraction dans la chambre d’Ariane endormie. Au-delà de cet enchaînement narratif, comment avez-vous conçu la progression de ce « cycle Cohen » ?

Le projet littéraire de Cohen est démesuré, assez inclassable et hors format. Il fallait créer des objets théâtraux à cette image. J’ai pris les objets un par un en essayant de les différencier le plus possible les uns des autres stylistiquement. Mangeclous s’est donc voulu un grand spectacle épique, avec 10 personnes au plateau, où l’on traverse des milliers de kilomètres, où on plonge dans la folie créatrice de Mangeclous. Il fallait rendre compte de cette dimension quasi fantastique, exubérante, généreuse. Pour Les Jours Noirs de la Lioncesse, je voulais faire entendre l’enfance, si présente dans l’écriture de Cohen, si fondamentale pour lui. Un spectacle donc naïf, drôle, simple, où les interprètes jouent avec des légumes comme s’ils étaient les bambins de Mangeclous. Pour Ariane, enfin, il fallait faire entendre la dure réalité du monde, la froide dictature de la pensée occidentale dont Cohen a tant souffert, le monde qui détruit les âmes et les corps. Nous avons travaillé sur un décor cloisonné, des scènes très découpées les unes des autres, en essayant d’être le plus concis possible.

Vous relevez l’importance de la matière théâtrale dans Belle du Seigneur : quels sont les éléments de cette esthétique dramatique dans l’œuvre ? Comment l’adapter sur scène ?

 

La langue, bien sûr. Les interprètes le sentent immédiatement. Il suffit de lire à voix haute les dialogues pour en comprendre immédiatement la justesse, l’équilibre et la beauté. Je n’ai quasiment jamais eu à transformer un style indirect en style direct. L’œuvre est déjà très orale. Elle m’a fait penser à Céline, dont la lecture m’avait fait mal aux oreilles tellement on avait l’impression qu’il hurlait. Je crois qu’en lisant Cohen, on l’entend. Je me souviens d’un choc esthétique qui s’est produit en moi quand j’ai lu Cahier d’un retour au pays natal à voix haute pour la première fois. Chamoiseau parle aussi de la même expérience : « Je récitais ces vers comme des prières ésotériques, des vocalises vibratoires qui enthousiasment des souches inertes en moi. Il faut parler Césaire, l’avoir en bouche et en poitrine, accueillir dans les os de son crâne l’activité tellurique de son verbe. Même en murmure, il peut propager un écho dans ce qui souffre d’une anémie d’exaltation. »

L’écriture de Cohen est de la même famille. Quand Estelle Clément-Bealem, qui joue Mangeclous et la narratrice d’Ariane, s’est emparée pour la première fois du texte de Mangeclous, j’ai immédiatement compris que faire passer ces mots dans le corps d’une interprète leur donnerait alors leur complétude. Il y a quelque chose du sens même de l’œuvre qui se comprend dans l’oralité, dans la dépense vocale et articulatoire. Un sens au-dessus du sens. Ce besoin physique qu’ont les êtres de s’exprimer, de sortir d’eux-mêmes. Mangeclous nous l’a dit : « Moi quand je pense c’est extérieurement ! ».

 

Vous citez en exergue de la présentation de votre compagnie, Le Théâtre Oblique, ces mots d’Albert Camus : « L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. » Cette réflexion peut-elle s’appliquer à Cohen ?

 

Oui, sûrement. Encore une fois, je pense que Cohen n’est pas un intellectuel mais un artiste. Son œuvre est le fruit d’un travail intérieur profond dont la beauté réside selon moi dans le regard à la fois tendre et cruel qu’il a osé porter sur le monde et sur lui-même. Adrien Deume est un bon exemple : il est à la fois attachant par son ridicule, ses dérisoires petites joies et en même temps abominable dans sa soumission aux principes les plus racistes, antisémites et sexistes de son époque. Je crois que Cohen essaie de montrer les êtres sans les juger, sans leur pardonner et cela donne une œuvre magnifique et terrible, qui nous emporte et nous révulse parfois, mais dans laquelle n’importe qui peut se reconnaître.



Le spectacle

Ariane

D’après Belle du Seigneur d’Albert Cohen © Éditions Gallimard

Mise en scène Olivier Borle

Adaptation Olivier Borle avec la collaboration de Margot Thery


Avec Estelle Clément-Bealem, Jessica Jargot, David Mambouch et Maxime Mansion


Musique

David Mambouch


Scénographie

Benjamin Lebreton


Lumière

Manuella Mangalo


Costumes

Alex Costantino


Son

Cédric Chaumeron


Assistante  à la mise en scène

Margot Thery


Régie

Laurent Basso



Du 3 au 5 octobre 2024, au Théâtre de la Renaissance (Oullins)

Le 8 octobre 2024, au Toboggan (Décines)

Le 11 octobre 2024, au Théâtre Allégro (Miribel)

Le 10 décembre 2024, au Théâtre Jean-Vilar (Bourgoin)


Durée : 2h15 / à partir de 14 ans.


Coproductions : Théâtre de la Renaissance (Oullins), Le Toboggan (Décines), Théâtre Jean-Vilar (Bourgoin), Théâtre Allégro (Miribel)

Avec le soutien de la Région Auvergne Rhône Alpes, de la Spedidam et de RAMDAM, Un Centre d’Art.








[1] Voir sur le site de l’Atelier Albert Cohen notre entretien avec Olivier Borle : « Philippe Zard, Olivier Borle, le paradoxe Albert Cohen, humaniste et zoophobe, misanthrope et zoophile », 25 mars 2021, et le compte-rendu de Mathieu Thai : « Mangeclous, une épopée truculente au Théâtre de la Renaissance » le 16 janvier 2022.