La polyphonie dans Belle du Seigneur. Pour une approche sémiostylistique
de Claire Stolz
Nos lecteurs habitués à voir fleurir dans les pages des Cahiers Albert Cohen les jolis schémas de Claire Stolz, en forme de potences ou de marches d’escalier, et tout zébrés de flèches jupitériennes (nos seules illustrations, hélas !) seront aux anges : son livre, nourri des analyses sémiostylistiques de G. Molinié, en fait un large usage ... Plaisanterie mise à part, ce remarquable travail, réécriture d’une thèse de doctorat qui fait autorité depuis 1994, comble un double vide éditorial : celui des études stylistiques consacrées à l’œuvre d’Albert Cohen — dont Claire Stolz ainsi que Bertrand Goergen sont les pionniers — mais aussi celui des livres exclusivement consacrés à Belle du Seigneur. Il n’y en avait tout simplement aucun.
Se situant dans le cadre général d’une esthétique de la réception, le livre de Claire Stolz ne se fixe "pas seulement [pour objectif] d’étudier de façon purement descriptive le phénomène de la polyphonie [mais] de voir en quoi cette polyphonie [est] constitutive de littérarité" (p. 13). Les méthodes de la stylistique actantielle, qui mettent en évidence le "feuilleté" énonciatif du texte, y nourrissent une réflexion sur les trois types de littérarité : littérarité générale (texte dit "littéraire") , littérarité générique (appartenance à un genre) et littérarité singulière (spécificité du texte) qui y sont à l’œuvre. Toute la première partie de l’étude est consacrée aux monologues autonomes "joyciens" d’Ariane, de Mariette et de Solal. La deuxième partie se penche sur la palette de techniques qui conduisent du monologue au discours rapporté "en un gigantesque jeu d’échos polyphoniques" (p. 20). Enfin, la troisième partie met en évidence l’existence de différents narrateurs et examine les rapports qu’ils entretiennent entre eux et avec les personnages.
La première partie, intitulée "Monologues autonomes", s’ouvre sur une définition précise de ce terme emprunté à Dorrit Cohn : "sont classés comme monologues autonomes des discours de personnages prononcés ou non, mais n’ayant d’autres destinataires dans le cadre de la fiction que le locuteur lui-même, et totalement dégagés de l’emprise du narrateur" (p. 29). Claire Stolz, à partir de ces critères énonciatifs rigoureux, relève dans Belle du Seigneur trois monologues d’Ariane, trois monologues de Solal et cinq monologues de Mariette, soit 124 pages sur les 999 de l’édition de la Pléiade. L’auteur se livre ensuite à une étude très précise des particularités syntaxiques des monologues autonomes (présence ou absence de ponctuation, rôle de l’allocutaire imaginaire) et des problèmes relatifs à l’actualisation (identification et désignation du locuteur, jeu des personnes, actualisation spatiale et temporelle). En fin de compte, les monologues de Mariette (qui, à la différence de Solal ou d’Ariane, ne peut parler que son propre langage) se caractérisent par le recours à l’autodénomination et par un constant souci du calendrier ; ceux d’Ariane sont travaillés par l’omniprésence du corps et l’expression des fantasmes ; ceux de Solal, par la préoccupation de la durée et de l’écoulement du temps.
La structure des monologues est également interrogée à partir du problème de la référence et de celui de la phrase (à laquelle Claire Stolz substitue dans les monologues sans ponctuation un découpage en séquences). Apparaissent alors : une structure dialogale chez Mariette, dans des monologues où se met en place le refus d’une rhétorique trop consciente d’elle-même ; une structure lyrique dialogique, chez Ariane, au service de l’expression des profondeurs de l’inconscient ; une dimension oratoire et narrative dans les monologues de Solal. Pour résumer Claire Stolz voit chez Ariane "une polyphonie verticale et interne" (dialogue entre différents niveaux de conscience), chez Mariette, une "polyphonie horizontale interne" (dédoublement du personnage sans différence de niveau de conscience) et chez Solal "une polyphonie horizontale ou verticale selon les passages, mais surtout souvent externe, c’est-à-dire tournée vers le lecteur" (p. 141-42). L’étude des enjeux dramatiques des monologues autonomes met ensuite en évidence le transfert vers le roman de structures qui donnent au lecteur un accès direct et vivant au "pensé".
La deuxième partie, "Du monologue autonome au discours rapporté", explore avec bonheur la diversité des différentes formes de discours, "depuis le monologue le plus autonome jusqu’au discours totalement pris en charge par le narrateur" (p.145). Les "monologues autonomisés" (le néologisme est de Claire Stolz) sont caractérisés par leur absence d’autonomie énonciative et de ponctuation forte (ou de majuscule après ponctuation forte). On relève neuf monologues de ce type (6 d’Ariane, 2 d’Adrien et un de Mariette) qu’on peut identifier par leur isolement matériel (guillemets, alinéa) ainsi que par leur dépendance par rapport au discours citant (nous savons "qui" va parler). Ils se trouvent plutôt dans la première moitié du roman, où ils font écho aux monologues autonomes. Une vingtaine de passages dans le texte relèvent par ailleurs du discours direct libre (DDL) : l’actualisation y est indépendante, mais ils ne s’émancipent pas de l’instance narrative à la différence des monologues autonomes. Ils produisent le plus souvent un effet de dramatisation. Le "discours monologal" peut aussi prendre la forme de l’insertion dans le roman de documents fictifs (le journal intime d’Ariane (chap. 1 et 56), les multiples lettres et télégrammes), qui incitent le lecteur à une "réception relative" (p. 201). On y trouve également des formes plus originales comme le fameux dialogue des tricoteuses (chap. 87), présenté exclusivement en focalisation interne ; les phrases entrecroisées des "dix larges dames de bourgeoisie" y prennent la forme d’une sorte de "monologue autonome, mais composé uniquement des paroles d’autrui que Solal et Ariane ressasseraient" (p. 218). La deuxième partie se clôt par l’examen de toutes les formes intermédiaires de discours (discours direct, indirect, direct libre et indirect libre), et souligne, outre l’importance de la modalisation autonymique (emploi d’une expression à la fois en usage et en mention), le foisonnement des discours qui produit une sorte d’"annexion du récit par le discours" (p. 246). Dans Belle du Seigneur, publié en 1968 — c’est-à-dire après les grandes ruptures de la modernité — Claire Stolz voit pour cette raison une œuvre qui "installe une nouvelle instabilité entre tradition et modernité établie" (p. 249)
La troisième partie, "Polyphonie et narration : un archinarrateur", explore l’architecture complexe de la narration en posant l’existence d’un "archinarrateur qui, contrairement au simple narrateur, n’est pas relayé par les monologues autonomes, mais qui domine totalement la narration, qu’elle soit assurée par les personnages ou par le simple narrateur" (p. 253). L’auteur se livre d’abord à l’analyse des métalepses : interpellation du lecteur par un personnage, intrusions du narrateur (une huitaine d’occurrences) et cas particulier du chapitre 52, où la narration s’interrompt. Il tente ensuite de dégager la signification éthique de la polyphonie narratoriale. On sait que la notion aristotélicienne d’éthos renvoie au caractère de l’orateur tel qu’il apparaît dans l’organisation rhétorique de son discours. Claire Stolz l’applique aux narrateurs des monologues autonomes pour examiner la plus ou moins grande "autorité" de chacun d’eux et prendre la mesure de l’identification avec le lecteur qui peut par conséquent s’établir (plus difficile dans le cas de Mariette). Elle s’interroge ensuite sur le statut éthique du narrateur, masculin et juif (on s’en doutait bien un peu), mais aussi caractérisé par le polymorphisme de son éthos littéraire : épopée, lyrisme, réalisme, récit de moraliste, récit héroï-comique, etc. Cette diversité rattache indéniablement le roman à l’esthétique baroque. Le rôle de l’humour y apparaît prépondérant. La parodie des formes littéraires y joue à un double niveau : architextuel (en référence à des formes littéraires existantes) mais aussi intratextuel (puisque ces formes littéraires, non parodiées, sont mises en œuvre dans le roman). Les métalepses contribuent aussi à souligner l’hésitation entre le roman et l’autobiographie. On relève enfin la présence dans le texte d’un "dialogisme polyphonique entre narrateurs et personnages" (p. 305) : confusion des compétences (avec Solal, mais aussi avec Ariane), phénomènes de recouvrement (DIL, emploi par le narrateur d’expressions des personnages).
Malgré la multiplicité des voix, un très fort sentiment d’unité se fait cependant jour à la lecture du texte. Claire Stolz l’attribue, on s’en souvient, à l’existence d’un archinarrateur "instance narrative qui chapeaute les autres" (p. 321). Il y a en effet dans le roman "beaucoup de polyphonie, beaucoup de voix souvent divergentes, mais pas de cacophonie" (p. 323). La présence de l’archinarrateur peut être repérée dans le texte par "la récurrence de traits stylistiques dans toutes les parties du livre, quelles que soient les instances narratives" (p. 325), par une insistance particulière sur l’altérité et l’étrangeté, par l’abondance de l’intertextualité et finalement par la construction, à laquelle il contribue, d’une signification globale du roman. "Le roman apparaît tel un diamant comme un objet aux reflets multiples et variés, mais ayant une unité très forte ; les facettes, bien que dirigées dans des directions opposées, s’organisent dans une construction géométrique harmonieuse, mais toujours ouverte, toujours en devenir" (p. 341). La littérarité générique de l’œuvre apparaît alors dans le cadre des processus de mise en abyme, des jeux de miroir et de la polyphonie générique. Belle du Seigneur fait en effet constamment référence à d’autres arts que la littérature : musique, cinéma (avec l’emploi de techniques de montage cinématographique) et recourt au procédé d’enchâssement de l’ekphrasis.
Malgré la technicité du propos et la minutie des analyses, le livre de Claire Stolz est animé par un constant souci de se mettre à la portée du lecteur. Aux antipodes du verbiage pédant et autosatisfait, l’auteur définit toujours les termes qu’elle emploie, fait preuve d’une extrême rigueur dans ses relevés et d’une grande précision dans l’analyse des occurrences. Son écriture est toujours extrêmement claire, voire élégante dès que l’occasion s’en présente. Nul doute que ce travail d’une très grande qualité scientifique marque une date dans l’approche stylistique et, du même coup, dans la pleine reconnaissance universitaire de l’œuvre de Cohen. Claire Stolz a en effet à cœur de démontrer la complexité et aussi la modernité de l’écriture cohénienne — alors qu’on est généralement plus sensible à son enracinement dans une tradition littéraire ou religieuse. Elle cherche aussi, à partir de l’exemple de Belle du Seigneur, à parvenir à une définition plus générale de ce qui constitue la littérarité d’une œuvre : "une œuvre a un plus ou moins haut régime de littérarité, d’une part en fonction de sa modernité au moment de sa publication, modernité pensée en terme de ruptures, et d’autre part de sa modernité pour les lectorats des générations suivantes, modernité pensée en termes de permanences [...]" (p. 368). On peut bien sûr douter de la possibilité effective d’aboutir à "des stylèmes purs de littérarité générale" (p. 369) ; on peut aussi se demander si la "réception impliquée du texte (c’est-à-dire dans laquelle le lecteur se sente en communion avec le texte )" (p. 368) peut vraiment être conçue comme un critère de littérarité. Beaucoup de lecteurs se sentent en effet profondément impliqués dans des textes de second ordre dont la valeur littéraire reste à démontrer. Le problème se pose précisément à propos de la réception de Belle du Seigneur : l’énorme succès du roman auprès des jeunes lecteurs ne repose-t-il pas sur certains malentendus entretenus par le texte (par exemple un goût persistant pour les mythes de l’amour que le roman est censé pourfendre) ? Faisant de la polyphonie l’origine de la littérarité de Belle du Seigneur, Claire Stolz y voit aussi "une allégorie de la littérature en général" (p. 364). La spécificité énonciative du chef-d’œuvre de Cohen se voit ainsi mise en relation avec sa valeur littéraire par ce magistral travail.
L’écrivain qui (par l’intermédiaire de son personnage Solal) dit tant de mal de ces "poux du génie", interprètes de la musique des autres, aurait sans doute été bien étonné qu’on puisse se demander à propos de son grand roman : "Qui est le chef d’orchestre ?" (p. 316). Il aurait été encore plus surpris d’apprendre l’existence de l’archinarrateur, instance invisible mais partout présente (une sorte d’Éternel, finalement...). Cela l’aurait sans doute amusé, mais pas vraiment inquiété, parce qu’il aurait bien compris que dans ce cas l’exécutant ne se différencie pas (ou si peu) de l’auteur de la partition
Alain SCHAFFNER
< Précédent | Suivant > |
---|