Albert Cohen. Dissonant Voices, de Jack Abecassis (The Johns Hopkins University Press, 2004)
Jack Abecassis propose là le premier ouvrage sur l'œuvre d'Albert Cohen destiné à un public anglophone. Cela suffirait déjà amplement à combler d'aise ceux qui, de plus en plus nombreux, tiennent cet écrivain pour un auteur majeur. L'ouvrage, néanmoins, va bien au-delà d'une simple présentation de l'œuvre à un public qui, généralement, l'ignore : il constitue d'ores et déjà un livre de référence pour la critique cohénienne la plus exigeante. Le plan épouse, dans l'ensemble, le découpage des œuvres, sans s'y inféoder totalement : Solal et Mangeclous dominent les chapitres 1 à 3 ; Le Livre de ma mère le chapitre 4 ; l'analyse de Belle du Seigneur prédomine dans les chapitres 5 et 6 ; enfin, plus qu'un épilogue, le dernier chapitre est une analyse de la pièce Ézéchiel. À l'intérieur de chacun de ces chapitres est privilégiée l'analyse de grandes séquences narratives (le discours du rabbin Gamaliel, la cave de Saint-Germain, la visite des Valeureux à la SDN, tel ou tel monologue d'Ariane ou de Solal), mais de très nombreux ponts sont construits entre les œuvres. Cette construction, compromis ingénieux entre l'analyse purement thématique ou structurale et l'approche historico-biographique, a l'avantage de respecter l'unité organique de chaque œuvre sans l'écraser sous une grille méthodologique ou herméneutique importée (l'essentiel part d'une analyse très serrée des textes), de respecter la spécificité des monographies tout en leur restituant une grande cohérence, par le maintien, d'un bout à l'autre du travail, d'une hypothèse interprétative forte et argumentée. Cette hypothèse, J. Abecassis la formule dès son Prologue consacré au « paradoxe Cohen », celui qui donne à cet écrivain ce statut si particulier : à la fois plébiscité par ses lecteurs et snobé par l'institution critique et académique, consacré par la Bibliothèque de la Pléiade mais si rarement mentionné dans les histoires littéraires… Pour J. Abecassis, cette situation paradoxale – souvent relevée par la plupart des travaux critiques sur cet écrivain – tient à ce que l'œuvre d'Albert Cohen expose avec une force inouïe dans le champ littéraire la « catastrophe d'être juif » : une expression qui aurait pu trouver sa place dans le titre de l'ouvrage, dans la mesure où elle balise l'intégralité de la démonstration. On se souvient que la formule, due à Heine, est reprise dans Mangeclous par Jérémie (selon qui être juif est « une catastrophe, mais belle »). Tel est le point de départ de l'analyse de l'œuvre et de l'étrange résistance de la critique à son œuvre, toujours présente à l'arrière-plan de cette étude. Cette catastrophe, note J. Abecassis, est aussi, certainement, au cœur d'une œuvre comme celle de Kafka : mais la tournure allégorique des récits de l'écrivain pragois permet d'échapper à une confrontation directe à cette question, au lieu qu'elle est, chez Cohen, exposée en toutes lettres, en dépit des ornements et de la pente digressive, centrifuge, de sa prose. C'est de cet « évangile de la catastrophe » que l'on cherche, soutient J. Abecassis, à se détourner : Cohen semble parfois encourager ce détournement, en réinvestissant des motifs et des mythes romanesques occidentaux (roman d'amour, donjuanisme, passion tragique, etc.) qui sont autant de « chevaux de Troie » de l'écrivain pour introduire un cauchemar spécifiquement juif dans les lettres françaises. Ce cauchemar s'exprime à travers toute une série de « voix dissonantes » : voix dissonantes de personnages, mais plus encore, voix de la dissonance intime d'une identité (celle de Solal, mais aussi, en profondeur, celle de l'auteur), aux prises avec des injonctions contradictoires où se réfractent des impasses culturelles et des tragédies historiques.
Le premier chapitre (« les deux Bar-mitsva ») commence en mettant en relation deux épisodes. Le début de Solal s'ouvre sur la bar-mitsva (la majorité religieuse) du héros éponyme ; cette entrée dans la Loi entre en résonance avec une seconde bar-mitsva, au sens métaphorique cette fois : l'entrée en judéité que sanctionne l'agression antisémite : le pogrome vécu par la communauté juive de Céphalonie, le jour des dix ans de Solal – pendant fictionnel de l'événement biographique rapporté dans Ô vous, frères humains : l'agression antisémite du petit Albert Cohen, le jour de ses dix ans, par un camelot. Entrée dans le judaïsme par la Loi (le discours du père de Solal se veut un abrégé du judaïsme), entrée en judéité par l'invective antijuive… Mais l'intérêt de l'étude de J. Abecassis est de montrer magistralement les points de convergence entre ces deux épisodes. La très belle analyse du discours de Gamaliel montre que le rigorisme de celui-ci – qui va bien au-delà du légalisme juif et confine à une haine gnostique du monde – s'apparente à un traumatisme d'ordre métaphysique infligé à l'adolescent, tout comme le discours du camelot antisémite à l'enfant Albert Cohen. Les deux discours sont, en profondeur, des discours d'exclusion qui tendent à faire du Juif à un être à part, à le condamner à un exil permanent : pour l'un le monde et la Loi s'excluent mutuellement, pour le second – un vendeur de « détacheur universel » ! – le monde doit être débarrassé de la souillure juive. De même que Solal, qui ne parvient pas à obéir aux injonctions de son père, n'en est pas moins définitivement marqué par celles-ci (en témoignent, par exemple, son mépris des femmes), de même Albert Cohen reste-t-il définitivement tributaire de son excommunication précoce hors de l'universel républicain. L'injure du camelot constitue par là une paradoxale donation d'identité, qui conduit l'enfant à se reconnaître comme juif à travers l'invective antisémite. J. Abecassis n'en observe pas moins que l'enfant était de facto marginalisé dès avant son expulsion de jure par le camelot : l'autel républicain que le jeune immigré solitaire avait constitué dans sa chambre faisait déjà de lui un Français imaginaire : J. Abecassis se livre à de très belles analyses sur la matrice narrative constituée par les jeux de l'enfant, en particulier par l'invention de la fiancée « Viviane » : l'univers romanesque de Cohen est tout entier dans cette rencontre – et cette contamination – traumatisante entre l'injure antisémite et le fantasme politique et érotique de l'enfant. Se trouve d'emblée pointée, dans l'étude, cette manière si singulière d'explorer avec masochisme sa blessure identitaire, de revivre ad nauseam le traumatisme, sans jamais le surmonter véritablement. Entrée en judéité mais aussi entrée en écriture. L'écriture de Cohen se présente comme une réponse au camelot, entretient d'un bout à l'autre une relation dialogique avec l'invective antisémite. Le discours du camelot a placé le futur écrivain dans un non-lieu, dans « les limbes », le condamne à trouver un langage propre. Le succès du camelot est d'avoir rendu l'assimilation impossible, mais c'est aussi le paradoxal secret de l'originalité de Cohen. Toute la vision de la catastrophe juive pourrait être déterminée par la nécessité de trouver sa place entre le discours du père et le discours du camelot, entre ces deux « bar-mitsva catastrophiques ». Cette première partie de l'étude de J. Abecassis est remarquable : elle permet de relire des scènes consacrées pour en faire surgir des rapports nouveaux, des éclairages inédits. L'idée de mettre en relation le discours de Gamaliel et l'invective est une démarche nouvelle, qui se révèle particulièrement féconde. Le chapitre 2 (« Montage identitaire ou Solal en Joseph esthérique ») met à l'épreuve ce qui constitue sans nul doute l'une des hypothèses majeures du livre : l'idée que le modèle narratif des romans de Cohen est à chercher non pas dans la tradition romantique (stendhalienne en particulier), mais dans le récit biblique, en particulier le modèle joséphique. J. Abecassis avait souligné dès l'introduction que la lecture de la tétralogie Joseph et ses frères de Thomas Mann avait été particulièrement éclairante dans la genèse de cette interprétation. Plus précisément, l'auteur repère trois archétypes bibliques à l'œuvre chez Cohen : celui de Sarah/Saraï, celui de Joseph proprement dit, et celui d'Esther, qui en est comme le pendant féminin. Quel est le point commun entre ces trois figures bibliques ? Celui d'avoir été amenées à sauver le peuple d'Israël en se situant dans une position d'extériorité (« prostitution » de Saraï en Égypte, à la demande d'Abraham qui la fait passer pour sa sœur pour préserver sa vie et sa descendance ; position de Joseph à la cour du Pharaon, qui lui permet de sauver sa famille ; mariage d'Esther avec Assuérus qui ignore sa judéité) et en recourant à des moyens en tout point hétérodoxes : dissimulation et travestissement d'identités, séduction érotique ou amoureuse, exogamie. Bien avant d'être le destin historique des Juifs d'Espagne, le marranisme est, dès l'époque biblique, une des modalités de l'être juif, un art de la survie qui place le Juif et sa conscience dans un perpétuel trafic d'identités, le condamne à un art de la dissociation et de la mobilité qui lui permet tout à la fois d'assumer la position d'extériorité interne ou d'intériorité externe, mais aussi d'assurer par des voies singulières la transmission de la tradition et la survie de la collectivité. Muni de cette grille de lecture, J. Abecassis n'a aucune peine à repérer les éléments de la trame joséphique et esthérique dans les romans d'Albert Cohen. Ce n'est certes pas la première fois que le parcours de Solal est rapproché de celui de Joseph : la parenté entre les deux personnages avait souvent été relevée ; elle avait même fait l'objet de développements substantiels dans l'ouvrage de Judith Kauffmann (Grotesque et marginalité). J. Abecassis donne cependant à ce thème une ampleur nouvelle et sa grille de lecture se révèle ici particulièrement féconde. Solal est bien ce fils préféré, à vocation messianique, appelé à accomplir par son charme érotique et son intelligence politique une carrière fulgurante en terre étrangère ; les deux héros sont caractérisés par leur ambivalence à l'égard de la figure paternelle comme à l'égard de la Loi ; tous deux sont amenés à faire venir leur tribu, leurs frères appelés à contempler l'éclatante réussite de « l'Augment » (J. Abecassis reprend ici un concept de Schmuel Trigano, désignant l'absent, le surplus qui permet la survie du peuple). Comment ne pas être convaincu en relevant, avec J. Abecassis, la réécriture d'une scène archétypique du récit joséphique lorsque, dans un chapitre fameux de Mangeclous, Solal, à la SDN, se présente déguisé aux siens, devise du futur État juif, avant de se faire reconnaître par sa tribu qu'il comble ensuite de bienfaits… très provisoirement. Car là est aussi le nœud tragique de la fiction cohénienne, remarquablement mis en évidence par J. Abecassis : l'éclatante parenté fait ici ressortir l'écart abyssal entre le paradigme joséphique-esthérique et l'histoire de Solal qui en montre l'épuisement. Le Solal ambivalent et masochiste de Mangeclous – qui ne partage même pas le festin qu'il offre à ses frères –, le Solal défait et déchu de Belle du Seigneur, qui n'a pu sauver son peuple du nazisme malgré sa position éminente à la SDN, est un Joseph qui échoue, une Esther qui se brise sur l'histoire européenne du 20e siècle : le charisme individuel ne suffit plus désormais à assurer le salut collectif ; Solal ne sera pas messie. Il est impossible d'entrer ici dans le détail des analyses extrêmement riches du récit joséphique et de la conscience marrane, mais il est certain que ce chapitre est une authentique percée dans la connaissance de l'œuvre de Cohen. Le chapitre 3 (« Saint-Germain le Juif ») est, pour l'essentiel, consacré à l'épisode du château de Saint-Germain dans Solal. Chapitre dans lequel se trouve exprimée dans sa quintessence la dualité de Solal : vie nocturne et juive dans les sous-sols où se trouve enfermée (protégée et reléguée à la fois) sa tribu ; vie européenne et diurne où se déroule sa vie politique et conjugale ; espoir avorté d'une conciliation entre ces deux mondes. J. Abecassis analyse avec beaucoup de précision et de pertinence les différentes dimensions, historiques, politiques et psychologiques de cet épisode – même si, dans l'ensemble, le chapitre est moins novateur que les deux précédents, ne serait-ce que parce que l'épisode a été très largement balisé par la critique. L'auteur n'en est pas moins très convaincant lorsqu'il repère, dès cet épisode, les dissonances intimes de Solal (et de Cohen lui-même) dans son rapport avec les Juifs : le personnage n'accepte de s'identifier aux Juifs que comme abstraction historique ou principe métaphysique (le « peuple messianique »), tout en les refusant dans leur réalité charnelle – en quoi, note-t-il justement, Solal ne se distingue pas fondamentalement d'Aude qui n'accepte les Juifs que comme « peuple de la Bible » et non dans leur réalité de chair et de sang. C'est cette contradiction brûlante qu'explorent les deux chapitres suivants. Le chapitre 4, « Kaddish et shivah » (le titre renvoie à une prière de sanctification prononcée pour les morts ainsi qu'à un rituel de deuil juif), est une étude fort stimulante du Livre de ma mère. J. Abecassis relève avec raison le statut particulier de cette œuvre, qui intervient après un long silence de Cohen, et fait suite à deux œuvres (Mangeclous et surtout Ézéchiel) incomprises par la critique parce que, selon l'auteur, elles montraient la judéité comme catastrophe ou comme horreur. Sans doute faudrait-il nuancer pour Mangeclous : ce roman me semble surtout avoir pâti d'une date de publication bien peu favorable – 1938 ! – et de son caractère évidemment inachevé. Pour Albert Cohen, il s'agit, selon J. Abecassis, de renouer avec son public. Mission accomplie, si l'on en juge au succès du Livre de ma mère, mais la réception élogieuse de cet ouvrage "autobiographique" ne doit pas tromper. Elle résulte, pour J. Abecassis, d'une ruse de l'écrivain, qui choisit d'écrire à la « calme manière » de ses lecteurs : mais, sous l'apparence d'un panégyrique filial universel, Le Livre de ma mère est un livre où s'expose à nouveau l'ambivalence de l'auteur à l'égard de ses origines. J. Abecassis a raison de voir que l'origine de la haine de la « babouinerie » chez Cohen est à chercher plus dans le rapport de l'écrivain à son père que dans la société païenne (c'est sa brutalité et sa moustache obsédante qui fixent l'image honnie de la virilité animale) ; il a raison encore lorsqu'il tisse des rapports multiples, par-delà les oppositions entre la « fille de la Loi » et l'idéal romantique, entre le couple d'Albert Cohen avec sa mère et le destin de la relation amoureuse dans Belle du Seigneur… Mais il est plus convaincant encore lorsqu'il retrouve dans cet éloge de la mère le clivage déjà repéré entre amour et haine, désir et répulsion à l'égard de son origine. Il n'y a pas de place, note J. Abecassis, dans le montage identitaire du « Juif exquis », pour cette mère littéralement non présentable. On apprécie particulièrement dans ce chapitre l'étude de la scène de dispute entre Albert Cohen et sa mère, consécutive à l'appel importun de Louise Coen chez des amis mondains de son fils, scène dans laquelle le critique repère une oscillation partout visible (dans l'épisode de Saint-Germain notamment) : rejet violent de l'origine (de la mère), remords et reconnaissance (Cohen demande pardon à sa mère), rejet doux (Cohen persiste à tenir sa mère à l'écart). D'où le caractère particulier de ce chant de mort, qui est un chant de remords : remords de n'avoir pas sauvé sa mère pendant la guerre (Louise Coen est morte à Marseille quand son fils était à Londres), remords de n'avoir pas écrit à sa mère (le livre apparaît comme compensation d'un déficit affectif), remords plus profond encore d'avoir eu honte de sa mère (« honte de la honte ») et peut-être même d'en avoir inconsciemment souhaité la mort. C'est le sens des analyses de J. Abecassis sur le « train de la douleur » évoqué par Albert Cohen à la fin de son livre, qui est à la fois une métaphore de l'écriture, une image possible du corbillard en même temps que le rappel de ce train bien réel dans lequel Cohen, en Suisse, déposait sa mère après ses séjours à Genève avant de se précipiter dans les bras des Dianes européennes. L'écriture se révèle alors écriture du deuil, mais d'un deuil toujours inachevé : écriture de la délectation morbide, tombeau de la mère, mise au tombeau de l'écrivain lui-même qui, enfermé dans son bureau comme dans un cercueil, poursuit son travail masochiste et solitaire d'identification à la morte. Même si toutes les analyses de ce chapitre ne sont pas nouvelles – certaines références aux travaux d'A. Schaffner, de N. Fix-Combe et d'E. Léwy-Bertaut auraient été opportunes –, le propos de J. Abecassis impressionne par sa cohérence et sa fermeté, l'extrême justesse de son orientation interprétative. L'ambivalence de Cohen se retrouve au centre de l'épisode de la naine Rachel à Berlin, qui fait l'objet du chapitre 5 (« Pourim à Berlin »). Ici encore, la succession des chapitres fait sens, tant chronologiquement que thématiquement. La naine Rachel est à la fois porteuse du prénom de la mère de Solal, elle fait l'objet d'investissements imaginaires analogues à ceux de la mère de Cohen (en particulier à travers les deux visions du « carrosse de la Loi » respectivement dans le Livre de ma mère et dans Belle du Seigneur) et elle se présente dans le roman comme la rivale virtuelle et juive de l'amante européenne de Solal. Au fantasme maternel-érotique-conjugal s'ajoute ici une dimension historique très précise, puisque ce chapitre met directement en jeu la question du nazisme et joue un rôle décisif dans la diégèse de Belle du Seigneur, rôle singulièrement occulté par la réception initiale du roman. L'épisode marque l'un des sommets de la discordance intérieure de Solal (et de Cohen). Mis au pied du mur par l'Histoire, Solal rejoint Rachel dans sa cave, partage le sort des Juifs persécutés, mais l'ambivalence demeure : à la solidarité politique et spirituelle s'oppose la répulsion érotique, et même la phobie : Rachel la disgraciée est aussi une image redoutable de femme prédatrice et vampirique. Comme Judith Kauffmann, J. Abecassis est sensible, dans cet épisode, à l'intertexte biblique : celui du livre d'Esther, à travers la mise en scène d'un « carnaval de Pourim », qui fait endosser à la naine le rôle d'Esther. Pourim, expose l'auteur, est ici une médiation nécessaire au face à face avec l'origine ; de même que Cohen ne pouvait véritablement se réconcilier avec sa mère qu'à travers la médiation de l'écriture ou du rêve, le déguisement de carnaval permet ici à Solal d'accepter, et même d'épouser symboliquement, la naine repoussante et sublime, portant jusque dans sa chair les séquelles de la catastrophe juive (la difformité de Rachel est sans doute la conséquence d'un pogrome). Au cœur même de ces noces se perpétuent la réticence et la répulsion. Mais Pourim est aussi une fête de célébration du sauvetage des Juifs de Perse – paradigme du danger génocidaire. Or, ce sauvetage n'aura pas lieu dans la cave de Berlin : le Carnaval ne témoigne plus ici que de l'impuissance historique de Solal à sauver les siens, et même à les rejoindre autrement que sur le mode imaginaire. Le jeu avec les identités, encore possible à l'époque de Saint-Germain, n'est plus possible ; l'utopie littéraire de la permutabilité infinie des signes identitaires se heurte ici à une impasse tragique : il ne reste plus aux Juifs enterrés vifs qu'à ressasser morbidement leur souffrance, symbolisées ici par les « clous », mémorial masochiste qui ne traduit que leur impuissance politique. Il faudrait ici citer les nombreux prolongements et correspondances que, dans ce chapitre extrêmement riche, J. Abecassis met en évidence : le rapport ambivalent au christianisme, le rapprochement et le contraste particulièrement suggestifs entre la Madeleine de Proust et les truffes « chrétiennes » achetées par Solal… place de la Madeleine (un seder de Pâques sans délivrance, mais avec crucifixion, note le commentateur), la permanence du fantasme d'automutilation, l'incapacité existentielle de Cohen à aimer les Juifs sans ambiguïté (n'est-ce pas le sens qu'il faut donner, suggère J. Abecassis, à la devise de Solal « je veux tout aimer de mon peuple », dont on n'a pas assez remarqué qu'elle traduisait l'amour dans les termes d'un effort volontariste et bien peu spontané…). Assurément, ce chapitre sur l'épisode de Berlin, passionnant d'un bout à l'autre, est appelé à faire référence dans la critique cohénienne. Le chapitre 5 se terminait en annonçant ce qui allait être la piste du chapitre 6 (« Ariane / Solal ») : l'issue du malaise existentiel et identitaire de Solal allait trouver sa résolution romanesque dans un tour de force : faire d'Ariane le double de Solal et la conduire au suicide parce qu'elle serait en quelque sorte devenue juive. J. Abecassis commence par souligner ce paradoxe longtemps passé inaperçu (au moins jusqu'au début des années 90) : le point de vue de Solal sur Ariane qui fait de celle-ci une femme soumise à la mythologie de la virilité est très largement un contresens, d'autant plus inexcusable que Solal, en violant le secret du journal intime de son amante, aurait dû observer la parenté profonde entre les fantasmes et les phobies d'Ariane et les siens : même haine de la domination masculine, de l'ordre phallique ainsi que des mythologies romanesques. Malentendu tragique qui non seulement infléchit la lecture de l'histoire, mais condamne les amants à jouer des rôles qu'ils abhorrent. Cette parenté profonde entre Solal et Ariane – jusque dans le narcissisme des deux personnages, jusque dans l'évidente féminité de Solal – aboutit à la construction d'une identité hybride qui doit cependant être masquée pour que le récit ait lieu. En profondeur, Ariane et Solal sont une seule et même personne ; ils s'affrontent comme des voix dissonantes dans un discours psychotique – qui serait alors à comprendre comme celui de l'auteur lui-même. Chacune de ces instances compose par ailleurs avec ses contradictions propres : dans son masochisme identitaire, Solal-Cohen conduit à l'injure antisémite (Ariane est alors « le camelot intériorisé dans Viviane ») ; Ariane ne se réconcilie avec la virilité de Solal qu'au prix d'une médiation imaginaire (le fantasme de « l'ermite », qui reproduit l'ambivalence imaginaire de la figure du Christ, entre le charnel et le spirituel). La dynamique profonde du roman est le suicide de cette instance double, Solal/Ariane, dont la mort est programmée dès le début du roman. Nous ne donnons ici qu'un aperçu assez succinct de ce chapitre, par ailleurs fort bien conduit et convaincant, mais qui devra sans doute être prolongé. On ne peut reprocher à J. Abecassis d'avoir choisi un angle d'approche très spécifique pour l'interprétation de l'histoire de Solal et d'Ariane, qui a déjà fait l'objet d'analyses innombrables. Il reste à savoir si la relation de miroir, très justement soulignée par le commentateur, mérite à ce point d'occulter toutes les autres dimensions d'altérité ; ou pour le dire autrement, si l'altérité entre Solal et Ariane n'est là que pour masquer leur identité profonde. C'est une question qui à mon sens mérite d'amples discussions. Sans doute le recours aux analyses d'Évelyne Lewy-Bertaut (sur la question de l'androgynie entre autres) et de Nathalie Fix (dans sa thèse malheureusement non encore publiée sur l'imaginaire de la féminité chez Albert Cohen) serait-il d'un précieux apport à ce débat. Le dernier chapitre du livre (« Ézéchiel, origines abjectes et destin suicidaire »), est une lecture de l'unique pièce de théâtre d'Albert Cohen, qui constitue sans nul doute son œuvre la plus controversée, la plus compromettante – elle semble puiser son image du Juif chez Drumont – et assurément la moins étudiée. Le statut particulier de cette œuvre justifie amplement l'entorse à la chronologie globale de l'étude, qui conduit l'auteur à revenir à un texte de 1935 après son étude de Belle du Seigneur. Pour J. Abecassis, la gêne extrême de la critique devant Ézéchiel a une cause : la brièveté et la théâtralité de l'œuvre empêchent de se détourner de ce qui fait la substance de l'imaginaire cohénien, mais qui est généralement masqué sous des atours plus attrayants dans les romans : la judéité comme cauchemar, la haine de soi juive. Le spectateur, pris au piège, est forcé d'être le témoin de la vision masochiste de Cohen. Ézéchiel est, pour J. Abecassis, « le livre de mon Père », celui où se dit le plus crûment, de manière presque obscène, la haine du père. C'est la pièce du retour impossible du fils « joséphique » auprès de son géniteur : venu rendre visite à son père, notable céphalonien et exhiber devant lui les signes de son éclatante réussite européenne, le fils meurt en route. Pour J. Abecassis, cette mort que rien ne vient expliquer, s'apparente symboliquement, sinon littéralement, à un suicide. Hypothèse hardie – explicitement, Cohen insiste sur la survie nécessaire du Père, J. Abecassis insiste sur le martyre non dit du fils absent, en s'engouffrant dans le silence du texte –, mais somme toute féconde : ce nouveau Joseph préférerait se suicider plutôt que de revoir un père secrètement abhorré. Ironie suprême, ce fils glorieux et mort se fait représenter par un substitut grotesque en la personne de Jérémie. Incapable de tuer le père, le fils se tuerait lui-même. Telle serait en son fond la vérité fantasmatique de la pièce (sinon sa vérité littérale). Une vérité si insupportable que Cohen, comme à l'accoutumée, chercherait à la compenser par une apologie abstraite du père : Gamaliel, cet avare névropathe et idolâtre, se trouve transfiguré à la fin en icône de la survie d'Israël et de son espérance messianique. Comment ne pas comprendre, dès lors, l'embarras des critiques ? J. Abecassis se livre à une très intéressante étude de la réception d'Ézéchiel, en montrant comment chaque camp se retrouve confronté à ses propres contradictions : l'humanisme républicain (qui rattache la pièce à une vision exotique et surfaite de « l'âme juive ») aussi bien que le public « israélite » (horrifié de se voir ainsi représenté, alors même que le pacte du franco-judaïsme table sur une relative invisibilité publique du fait juif) et le public antisémite (scandalisé que la scène française soit occupée par la « juiverie », et ce malgré la convergence apparente entre les thèmes de la pièces et certains thèmes de la propagande antisémite). Réception impossible, intolérable, qui expose avec une particulière acuité, pour J. Abecassis, l'ensemble des apories politiques et métaphysiques de la question juive en Europe – réflexions qui occupent les toutes dernières pages de la réflexion. Ce chapitre est une lecture magistrale de la pièce de Cohen, qui fera date dans la connaissance de cet auteur. J. Abecassis fait ici accomplir un progrès décisif à notre compréhension de cette œuvre qui avait jusque-là suscité des résistances particulièrement fortes dans la critique.
On aura compris que ce travail s'impose comme une contribution décisive à l'intelligence de l'œuvre de Cohen. Certes, un livre sous-tendu par de si fortes hypothèses, ne peut pas manquer de susciter le désir de prolonger la discussion. Parmi les thèmes clés de cette étude, celui de la « catastrophe juive » demanderait parfois à être mieux circonscrit. Cette catastrophe est parfois définie (à travers une grille de lecture essentiellement politico-historique) comme le sort des Juifs à l'époque du nazisme ou, en un sens plus large, comme la condition juive en Europe, en particulier en France et en Allemagne, de la fin du 19e siècle (à travers les séquelles de l'Affaire Dreyfus) à la Seconde guerre mondiale. Mais on sait que l'expression de Heine est bien antérieure à cette époque, et l'on peut parfois comprendre cette catastrophe comme impliquée dans la problématique des Lumières européennes, voire, en profondeur, dans les soubassements chrétiens de l'Europe. Dans ce cas, il semble que cette « catastrophe juive » touche à la question de l'impossible reconnaissance du fait culturel juif dans l'Europe – et la condamnation du Juif, par contrecoup, d'abord au marranisme et, asymptotiquement, à l'anéantissement. Mais cette catastrophe recouvre parfois un sens plus spécifiquement psycho-culturel : le déni du judaïsme par l'Europe peut en effet se trouverintérioriséparleJuif : c'est ce que J. Abecassis tend à montrer à travers les thèmes de l'ambivalence de Cohen à l'égard de sa propre origine, de cet affleurement, chez l'écrivain, de la haine juive de soi que Theodor Lessing avait, le premier, analysée. Sans doute l'articulation entre la dimension objective et historique d'une part et la dimension psychologique et subjective d'autre part, demanderait-elle à être approfondie. L'imaginaire de la catastrophe juive chez Cohen relève-t-il de la lucidité de l'écrivain sur les apories de l'existence juive en Europe, de l'état du judaïsme de son temps, de la connaissance (ou de l'ignorance) que l'auteur en avait, ou de la singularité d'une équation psychologique (image du père, relation à la mère) ? Les parts respectives de l'antisémitisme, de l'auto-définition du judaïsme (exilique ou non) et de l'idiosyncrasie de l'écrivain restent à délimiter. Le travail de J. Abecassis est suffisamment sagace pour repérer que toutes les dimensions de l'œuvre ne peuvent être déduites d'une cause unique. La catastrophe du camelot ne détermine pas tout ; et l'œuvre romanesque de Cohen, y compris Belle du Seigneur, est achevée aux trois quarts bien avant la mise en œuvre de la « Solution finale ». Le rapport de Cohen à ses deux instances parentales – avec toutes ses implications en matière d'imaginaire amoureux et de représentation métaphysique – est tout aussi déterminant et ne peut être restreint ni à la catastrophe historique du judaïsme européen, ni à la pure et simple « haine de soi » juive. Ajoutons enfin que la notion, souvent employée, de « masochisme » mériterait, elle aussi, des prolongements : peut-on appeler du même mot la complaisance (remarquablement analysée par l'auteur) de Cohen (et de son personnage) à ressasser les discours et les images antisémites et l'effort de certains philosophes et penseurs juifs à traduire l'héritage juif dans les termes de la philosophie critique et de l'humanisme européen ? Quant à l'œuvre d'Albert Cohen dans son ensemble, doit-elle prise comme un symptôme de ce masochisme ou comme un remède à celui-ci ? J. Abecassis analyse admirablement certaines sources de la résistance à l'œuvre de Cohen dans la critique et l'université. Il faudrait certainement ajouter aux réponses qu'il apporte des nuances historiques et géographiques. Un travail comme celui de Norman Thau (Le roman de l'impossible identité), qui repose sur une comparaison entre la situation de l'écrivain judéo-allemand et de l'écrivain juif français pourrait probablement apporter des compléments intéressants à ces analyses. Nul doute également, à mon sens, qu'il faudrait nuancer ce qui est dit de l'impossible réception d'un écrivain juif en France au regard de l'évolution des vingt dernières années. L'hégémonie de l'approche républicaine-universaliste en France est depuis longtemps battue en brèche : le temps du « Français de confession israélite » n'est plus. Il n'est d'ailleurs pas sûr qu'un multiculturalisme plus ou moins assumé soit véritablement plus propice à une lecture avertie d'Albert Cohen, tant il est vrai (et le travail de J. Abecassis le montre) que cette œuvre a le don de n'avoir aucun lieu assignable, ni dans la culture française ni dans la culture juive. Il y a d'ailleurs bien d'autres sources de résistance à l'œuvre de Cohen que sa mise en scène de la « catastrophe juive » : Cohen suscite dans tous les camps à la fois l'admiration et la méfiance : bien des féministes l'abhorrent ; bien des tenants de la modernité le considèrent comme anachronique, bien des adeptes de l'écriture blanche ne supportent pas son lyrisme ou son « baroquisme »…
Ce qui m'amène au dernier sujet de discussion que me semble pouvoir susciter ce beau livre. Il concerne certains des présupposés herméneutiques du travail. Je ne redirai pas ici combien ceux de J. Abecassis me paraissent à la fois justes, argumentés, convaincants, décisifs. Il m'est cependant arrivé de craindre que certaines formulations puissent donner une image trop réductrice de la richesse de sa réflexion. À plusieurs reprises intervient en effet l'idée que certaines pistes de lecture sont fallacieuses, égarantes au regard des enjeux véritables et profonds du récit : ainsi, par exemple, de la lecture d'Albert Cohen à la lumière de Stendhal (Le rouge et le noir), de Flaubert (Madame Bovary), du donjuanisme, etc. ; qu'il s'agirait somme toute de pièges tendus par l'écrivain à ses lecteurs, ou encore d'un « cheval de Troie » qui permettrait à l'écrivain juif de faire passer son message essentiel (son cauchemar spécifiquement juif) dans l'univers des lettres européennes. On aura compris que, en son fond, ce travail se présente comme un travail de dévoilement qui aurait pour tâche d'exhumer le "chiffre" de l'œuvre de Cohen, son "Grund" imaginaire et existentiel, son cogito d'écrivain, dissimulé sous de multiples atours stylistiques (le baroque, le courant de conscience, l'humour rabelaisien) ou thématiques (l'histoire d'une passion, le donjuanisme, etc.). On peut être réservé sur cette « métaphysique du dévoilement » : est-il si facile, dans une œuvre littéraire, de distinguer de manière aussi tranchée l'être et l'apparence, le sens quintessenciel et l'habillage ou l'enrobage formel ou thématique ? Ce serait revenir à mon sens à une conception de l'identité peut-être un peu trop moniste, à une problématique de l'authenticité (de quel ordre : psychologique ? culturel ? religieux ?) ; l'idée qu'il y aurait une ruse de l'écrivain (consciente ou inconsciente ?) lui permettant d'acclimater son cauchemar personnel ou collectif aux codes culturels dominants peut être discutée si l'on admet que le moi d'écrivain comme le moi culturel de Cohen sont d'emblée traversés par ce langage, ces mythes, ces références multiples, non réductibles à l'unité d'une vision ou d'une passion ; Cohen n'a pas à emprunter des codes extérieurs, ces codes sont aussi les siens, comme dans toute acculturation véritable. C'est peut-être d'ailleurs l'intérêt du concept de "marranisme". Les historiens distinguent souvent les conversos (les chrétiens d'origine juive, mais devenus réellement catholiques) des crypto-juifs (qui feignent une adhésion à la foi catholique en pratiquant clandestinement le judaïsme de leurs pères). Le maintien du terme de "marranes", permet quant à lui de rendre compte de l'extrême diversité des combinaisons qui vont du judaïsme masqué au catholicisme sincère, en passant par tous les degrés d'altérations, de contaminations et d'hybridation entre les identités religieuses. En cela, le concept a pu devenir une métaphorisation possible des diverses formes d'altération de l'identité à l'époque moderne, bien au-delà de l'expérience historique des Juifs d'Espagne : certaines analyses de J. Abecassis tendent à faire de Cohen un crypto-juif, d'autres, plus proches à mon sens de la vérité de l'écrivain, le décrivent comme un « marrane », juif de conviction mais dont le dogme est bien hétérodoxe... Le livre ne tranche pas – c'est sans doute impossible – mais il aurait peut-être été utile de poser plus explicitement l'alternative. S'il est difficile en tout cas d'opposer de manière trop abrupte ce qui, chez Cohen, relève du code juif et ce qui relèverait d'un code culturel européen, c'est que les termes mêmes dans lesquels l'écrivain pense sa judéité sont toujours déjà traversés par la culture et le langage européens. On ne fait ici que donner une pauvre idée de la variété des questionnements suscités par ce travail exceptionnel, dont on attend avec impatience la traduction française.
Note : Le compte rendu qui précède se fonde sur la lecture du manuscrit ; Jack Abécassis a introduit, dans la version définitive de son travail, un certain nombre de corrections dont l'auteur de l'article n'avait pas encore eu connaissance.
Philippe ZARD
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