ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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L'écriture de l'Histoire dans l'oeuvre d'Albert Cohen, par L. Michon-Bertout

Laure Michon-Bertout nous propose un ouvrage attendu et précieux. Attendu car depuis les rééditions en 2002 et en 2003 des œuvres londoniennes d'Albert Cohen aux Editions les Belles Letres, une étude sérieuse qui envisage ces textes dans la globalité de l'œuvre cohénienne s'avérait nécessaire. C'est aujourd'hui chose faite. L'Ecriture de l'Histoire dans l'œuvre d'Albert Cohen possède en effet le mérite de prendre en compte non seulement les résonances historiques des péripéties des Valeureux ou le tragique de la situation et du parcours de Solal, ou encore le pathétique des textes autobiographiques, mais aussi et enfin les textes de guerre. Son ouvrage se donne pour objet la représentation de l'Histoire contemporaine par un auteur en train de la vivre et de la faire vivre par ses personnages. Et c'est justement cette dialectique de la fiction et de l'action qui rend ce livre fort intéressant. Laure Michon-Bertout se livre, dans une étude relevant de la narratologie, de la lingistique et de la philosophie, à un examen des thèmes récurrents et de leur traitement dans les trois domaines de prédilection de Cohen : la polémique, la fiction et le biographique. Par l'ampleur du champ d'investigation, l'œuvre de Cohen apparaît dans sa grande cohérence concernant les thèmes qu'il se plaît à rabâcher, tels le sionisme, la tendresse de pitié et le peuple juif antinature. L'Ecriture de l'Histoire dans l'œuvre d'Albert Cohen se déroule en un triptyque qui possède le mérite de ne pas suivre l'ordre chronologique mais générique. Une première partie consacrée aux textes écrits à Londres dans la France Libre montre clairement combien ces productions qui s'étendent de 1941 à 1945 permettent au créateur de Solal d'adopter le ton et la posture prophétiques dont il ne se départira que rarement. Comme l'écrit Laure Michon-Bertout,

participant à l'effort de guerre avec l'arme qu'il maîtrise le mieux – l'écriture - et affichant du même coup sa confiance dans la valeur perlocutoire du langage, Cohen se fixe pour mission de mobiliser et d'éclairer ses lecteurs. Les textes se structurent dès lors autour d'un fort investissement personnel de l'orateur, d'une prise à partie constante du destinataire et d'un discours à dominante agonique, assujettissant principalement, ici, l'écriture de l'Histoire à une problématique de l'énonciation. (p. 37).

Salut à la Russie comme Churchill d'Angleterre et Combat de l'homme se voient en outre éclairés par de précis et lumineux rappels historiques sur la période précise d'écriture de chacun des textes. Cela permet à la fois d'expliciter certaines allusions mais aussi d'ancrer ces textes du genre épidictique dans une réalité historique qui lui donne chair et couleurs. Ce chapitre montre, pour ceux qui l'ignoraient encore, la part matricielle de ces opuscules londoniens. En Jour de mes dix ans et en Chant de mort germent les oeuves autobiographiques et dans celles précédemment citées se perçoivent les traits acérés du polémiste et les réflexions en gestation du philosophe. Pour le dire autrement,

les textes de guerre recèlent certes leur propres spécificités . Pourtant c'est surtout la parenté avec les écrits fictionnels et autobiographiques qui retient l'attention. Tout en affirmant leur dimension agonique, « Angleterre », « Salut à la Russie », « Combat de l'homme » et « Churchill d'Angleterre » ne cessent jamais d'être des textes profondément littéraires où se mêlent lyrisme, prose poétique, art de la description et esthétique de la bigarrure. Quant au système de valeurs qui structure ces textes, nous le retrouverons au cœur de la Geste des Solal et des récits autobiographiques, exprimé tantôt par le narrateur tantôt de manière plus diffuse par les événements ou les personnages. (p.82)

Le second volet du triptyque explore lui les œuvres fictionnelles. L'étude devient plus sociologique qu'historique ; plus précisément il y est question de « l'anthropo-sociologie de la société occidentale ». Se nourrissant entre autres des travaux de Dominique Schnapper, de Leon Poliakov et de Philippe Zard, Laure Michon-Bertout s'attache à démonter ce qui dans l'œuvre romanesque révèle la béance dans laquelle s'engouffrera le nazisme. Cette béance prend alors la forme de l'antisémitisme, mais aussi de l'univers bureaucratique dans sa vacuité et dans sa fausseté nuisibles, surtout lorsqu'il se nomme la Société des Nations. Cette société occidentale corrompue se résume enfin dans le combat sans merci que se livrent celle qui représente la « féminité occidentale », l'aryenne Arianne et celui qui, dans une perspective osée et passionnante, est rappelé comme le fils de Jacobson, donc de sang juif, Adrien Deume. Il ne manquait que Solal mais il est finement extrait de l'étude du couple pour se voir consacré tout un chapitre.

[…] C'est Solal qui, par son statut de héros récurrent, est chargé d'inscrire profondément le tragique de l'existence juive au sein des récits romanesques. Porteur de la conception cohénienne de l'histoire juive, Solal doit donc favoriser la captation du lecteur tant sur le plan affectif que sur le plan intellectuel (p.121).

Des passages clefs sont ainsi sélectionnés dans Solal et dans Belle du Seigneur en fonction de leur caractère idéologique et de leur résonance avec l'Histoire. Solal personnifie par ce choix « le caractère tragique de l'existence juive », celui du peuple martyr tant en 1930, par l'échec social du représentant de l'antinature, qu'en 1968, par la victoire du nazisme et le refuge dans une autre cave, celle de Rachel. Enfin, on peut éventuellement regretter la place minorée accordéé aux Valeureux, en un titre interrogatif : « Les Valeureux ou la mise à distance de l'Histoire ? » Là l'histoire justement n'attire pas le même traitement que pour les récits de guerre alors que les épisodes sont bien délimités « le sionisme dans Solal, le nazisme dans Mangeclous la Shoah et la création de l'Etat d'Israël dans Les Valeureux » (p.168). Mais Laure Michon-Bertout explique cette place congrue par le fait dans Les Valeureux « l'idéologique s'efface devant l'expression de douleurs plus intimes » (p.168). Le roman comique retrouverait alors les accents de la mère, donc les tonalités de l'autobiographie. Et c'est ainsi que s'ouvre le dernier volet du triptyque, consacré aux formes non fictionnelles. Du moins est-ce de la sorte que l'on désigne généralement l'autobiographie. Or, dès l'entame de ce chapitre Laure Michon-Bertout démontre la « dimension fantasmatique » de l'épisode du camelot, central dans O, vous frères humains, pour mieux en révéler l'essence : le « récit d'une vocation prophétique ». Cette démarche de Cohen centrée sur le lecteur explique en grande partie le ressassement continuel d'une œuvre à l'autre et au sein même de chacune d'elles. Le prophète Cohen s'adresse à ses congénères pour avertir, pour enseigner aussi, en un mot, pour transmettre. Son œuvre cependant suit un fléchissement : les dernières parutions de Cohen s'éloignent de l'idéologie et d'une représentation historique pour se préserver en une vision altruiste, la tendresse de pitié, jusqu'à s'entourer de pudeur dans l'intimité du journal, Carnets 1978.

La boucle se clôt sur elle-même. Depuis la poésie de Paroles Juives de 1920 jusqu'aux Carnets 1978, le parcours de l'œuvre aura mené le lecteur de L'Ecriture de l'Histoire dans l'œuvre d'Albert Cohen en un voyage passionnant entre l'intériorité d'un écrivain, sa conception du monde et des êtres, jusqu'aux soubresauts de l'histoire, le tout en de multiples trajets harmonieux. Grâce à l'ouvrage de Laure Michon-Bertout, nous voyons mieux à présent combien l'Histoire et son écriture se nourrissent des histoires et des écritures. Et il est vrai que toute l'œuvre d'Albert Cohen se prête parfaitement à de telles explorations.

 

Maurice LUGASSY