ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Figure et rôle de l'étranger chez Albert Cohen par Daisy Politis

Figure et rôle de l'étranger chez Albert Cohen

Par DAISY POLITIS

Lorsqu'on découvre Albert Cohen, avec enthousiasme, lors de la parution de Belle du Seigneur en 1968, on peut se demander ce qui fait la séduction de ce roman. Est-elle due aux identifica­tions, aux investissements affectifs mobilisés ? Ou bien à ce style particulier, parfois éblouissant, parfois insupportable, et à cette écriture baroque dont il serait dès lors intéressant d'étudier la ge­nèse ? Et, pour ce, analyser la productivité textuelle mise en jeu dans l'univers romanesque d'Albert Cohen, à partir d'une posi­tion originelle d'étrangeté génératrice d'interrogation éthique et d'innovation esthétique, productivité qui s'opère grâce à un ressourcement constant au judaïsme.

De l'autobiographie au roman apparaît une interaction conti­nue entre l'homme Albert Cohen et ses personnages, Solal et les Valeureux; à partir de là, l'étrangeté s'affirme comme élément de rupture qui opère le passage du moi psychologique au sujet de l'écriture.

Ce sentiment d'étrangeté, par-delà les éléments inhérents à la structuration de la personnalité, (voyages, deuils) se double d'un rejet antisémite auquel l'enfant Cohen est en butte dès l'âge de dix ans, et qui réactivera par la suite les nombreux deuils qui jalonnent la vie de l'auteur.

Ainsi, rejets et deuils conduisent à un vide du sujet, une sensation de perte de soi, et, plus particulièrement pour Cohen, un moment de mélancolie maniaco-dépressive où va se loger le sujet de l'écriture qui suppose une pluralisation du sujet (naissance du "juif' et du "poète").

L'oeuvre romanesque s'articulera par rapport à ces deux éléments, rejets et deuils : à la fois facteurs déclenchants de l'étrangeté au monde et de l'étrangeté à soi-même; et inspirant par ailleurs les thèmes de l'étrangeté : quête d'identité, quête d'amour, fascination de l'échec.

Lorsqu'on applique à ces deux éléments une grille de lecture psychanalytique, ils fournissent alors une explication des carac­téristiques de l'écriture cohénienne comme irruption de l'étrangeté dans la forme même de l'expression.

A partir de ce noyau originel d'étrangeté, par une prise de position éthique et par une esthétique de la mouvance intégrant la distance et l'ironie, Cohen essaiera de dompter, de canaliser cette étrangeté, et, par l'humour, de l'intégrer pour en faire un conti­nuel élan.

Après avoir détruit un millier de pages, Cohen publie peu. Trois autobiographies : Le Livre de Ma Mère, O Vous Frères Humains et Carnets, autrement dit, la mère omniprésente et le rejet par l'antisémite. Ces ouvrages racontent l'étrangeté provo­quée par la perte, l'étrangeté face à autrui et la position dépressive qu'elle induit_

Les quatre romans mettent en scène, pour les dépasser, les différents aspects de cette dépression. Ils se présentent comme un seul grand livre où se répètent les mêmes épisodes narratifs et les mêmes péripéties amoureuses du héros Solal, le tout s'organisant autour d'un petit noyau d'obsessions fondamentales qui disent l'étrangeté d'un homme qui s'éprouve comme autre, comme dis­socié de soi.

En proie à une identité flottante, le héros poursuit alors une quête incessante qui se déroule dans le temps et les lieux de l'exil; ces derniers, lieux d'errance et d'enfermement et le temps, celui de la nostalgie liée à la perte et à la dette qui motive l'écriture. Cette quête passe par Autrui, car, après le choc de l'antisémitisme, la réponse ne se situe plus sur le plan ontique mais elle oblige à prendre une position éthique, en savoir plus sur l'ordonnance de sa relation à l'Autre. Ce qui donne la série verti­gineuse des dédoublements de Cohen-Solal-Mangeclous-Deume, les innombrables déguisements et masques. Mais cette quête est vouée à l'échec et largue le héros entre l'Orient et l'Occident, les Juifs et les Gentils.

Il s'agira alors de chercher une réponse, non plus au "qui suis-je", mais au "que fais-je", du côté de la femme, Aude, Ariane, et de la mort; du donjuanisme et du suicide, mais le donjuanisme est lucide, qui analyse ses propres mécanismes, et lapassion échoue, qui fige l'Autre en y cherchant l'absolu. Quant aux nombreux suicides, ils balisent ce chemin jalonné d'échecs.

Ces échecs, et l'étrangeté constante, sont exprimés dans la forme même de l'écriture cohénienne; par-delà le ressassement dans les thèmes, les mots et les sons, il y a une déconstruction du langage, des ellipses, des phrases nominales, la métonymie et la répétition des métaphores...

Il est vrai que l'action du héros débouche systématiquement et délibérement sur l'échec, comme si l'histoire de Solal était marquée par le projet inconscient de s'immoler à quelque système archaïque qui a dominé son enfance et qu'il répète sous des formes substitutives sans pouvoir les dépasser. Mais cette fasci­nation de l'échec obéit à une certaine dynamique, et ne mène pas au néant. Elle puise au coeur même du noyau dépressif la force d'aller de l'avant : en effet, si la perte de la mère transforme, par introjection, le deuil en mélancolie, cette mère elle-même idéalisée et introjectée, donnera un surcroît de forces intérieures. Même si la mère idéale dont Cohen conserve l'image explique qu'il n'ait pas éprouvé le besoin de camper des personnages de mère, celle-ci est néanmoins omniprésente :

- d'abord c'est elle qui est projetée dans les personnages pittoresques du ghetto de Céphalonie, les Valeureux;

- ensuite, l'amour véritable, c'est l'amour maternel, figure vers laquelle tend l'asymptote des amours solaliennes sans jamais l'atteindre;

- finalement, elle est aussi Jérusalem, léguant à son fils un judaïsme vivant malgré un Dieu qui se lit comme une absence de Dieu.

La présence de la mère se manifeste aussi dans la forme même de l'écriture; la mère est à l'origine de tout ce qui relève du sémiotique, des processus pulsionnels primaires qui introduisent une discordance dans la fonction symbolique paternelle (en l'occurrence, père haï et inconsistant).

Régressions syntaxiques, dislocation, rejets, préjets, le sémiotique affleure constamment dans les monologues où le lan­gage émotif se rapproche de la syntaxe enfantine dans une sorte de régression provisoire.

Le deuxième facteur déclenchant de l'étrangeté est, nous l'avons vu, le rejet par l'antisémite.

Relatée dans l'autobiographie qui balise régulièrement l'itinéraire romanesque (deux romans, une autobiographie) la pa­role du ressasseur se trouve développée et amplifiée dans les romans. Dès lors, elle prend la forme de l'écriture métonymique qui déroule le même syntagme avec des développements intermi­nables.

Le ruminement de l'autobiographie est celui de l'étranger rejeté par la société : ce retrait d'amour entraîne une soumission redoublée au surmoi et le besoin de prouver sans cesse sa vérité. En revanche, l'écriture romanesque relève d'un autre processus : lorsque l'enfant rencontre dans la culture ambiante le désir du meurtre de son père, quand le discours social légitime ce souhait du meurtre qui organise la position subjective de l'enfant, celui-ci se retrouve étranger à lui-même; quelque chose de l'accès à l'imaginaire est peut-être alors barré et le discours métonymique prend le pas sur la métaphore.

Nous voyons donc comment l'écriture pulsionnelle engen­drée par un rapport d'identification inouï à la mère et l'écriture déclenchée par le choc antisémite révèlent l'étrangeté en permet­tant au roman d'aller très loin au bord de la fêlure.

Mais Cohen ne peut s'en tenir là. Il est avant tout un mora­liste, et il opérera dans ses romans une recharge du signifiant dévitalisé de la dépression pour faire du mot "juif" un processus ouvert, une signifiance.

Même si Cohen lui-même s'identifie au judaïsme, son hé­ros, Solal, ne s'installe pas dans une conscience identitaire affir­mée et semble avoir le culte de la question plutôt que celui des ré­ponses. Par contre, leur démarche est identique, qui les tourne vers autrui, dans un processus d'identification à l'Autre, de res­ponsabilité pour l'Autre et qui leur inspire une éthique de l'étrangeté fondée sur la tendresse de pitié, et une certaine vision du messianisme, non pas comme aboutissement moral, mais une constante projection dans le futur, un "apogée dans l'être" comme dit Levinas.

Ce questionnement éthique, Cohen choisira de le faire par le biais de l'ironie et de l'humour, par la distance et une esthétique de la mouvance que crée le rire, rire grinçant de l'ironie, rire léger de l'humour.

Si l'ironie cinglante qui n'épargne rien est bien le langage de l'altérité et pose une distance qui empêche d'adhérer, l'humour, lui, délivre de l'ironie. Il est jeu avec le langage et naît de l'allégement qu'on éprouve à ne pas trop coller aux mots, à ne pas trop faire adhérer les mots aux choses. Cet humour est aussi transmission d'identité, ou plutôt, une offre consolatrice d'être toujours un orphelin d'identité.

Quand l'étranger se découvre autre à lui-même, parasité par­fois par des phonèmes d'autres langues, comment peut-il se faire entendre sinon en jouant, soit de l'étincelle poétique, soit du jeu de mots ? Quand la multiphonie d'un autre ancestral (la mère) joue en l'auteur, comment se rendre audible sinon en jouant à son tour de ce noeud de phonèmes dans l'esprit et l'humour ?

En déviant le langage de son usage propre, les accointances du mot d'esprit avec l'inconscient en font une issue littéraire de choix pour dire et surmonter l'étrangeté.

Autrement dit, au lieu de ramener l'autre, inconnu, à une catégorie familière, il fait que le même devient autre.

Au lieu de dire, comme le fait Cohen dans l'autobiographie : l'Autre qui me rejette est mon semblable en vertu de la mort commune qui me guette, l'ironie de Solal et l'humour des Valeureux lui font dire : je suis moi-même autre, enrichi d'une multiplicité de jeu entre moi et mes personnages, moi et mon al­térité, moi et mon inconscient : l'humour est pour moi un art d'exister.

Cet art d'exister est nécessaire car, avec le goût de l'excessif qui marque sa nature, Cohen, cet homme, éperdu du bonheur d'exister mais capable de nihilisme burlesque, fort de ses certi­tudes ressassées mais que son questionnement incessant rend plus fragile, fait ainsi osciller son lecteur entre l'exaltation somp­tueuse du mythe de la passion et sa démolition sauvage, entre le pessimisme de Belle du Seigneur et le chant de vie des Valeureux.

Si l'oeuvre est révélatrice de sens, d'abord par la conception d'une signifiance juive où l'identité intègre le manque, ensuite par une éthique de l'étrangeté et une esthétique de la distance, ce sens est toujours comme une limite à inquiéter sans cesse et n'épuise en aucun cas la zone d'ombre de l'altérité qui habite l'auteur et le dépasse.

Article (résumé de thèse) paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 1, 1991.