ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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La quête du salut dans l'oeuvre d'Albert Cohen par Carole Auroy-Mohn

La quête du salut dans l'oeuvre d'Albert Cohen

DU RECIT MYTHIQUE A L'APPEL DE LA FOI

Par CAROLE AUROY-MOHN

L'oeuvre romanesque d'Albert Cohen se présente comme un ensemble de récits à la dimension ouvertement symbolique. Réfractant les interrogations qui parcourent les écrits autobiogra­phiques de l'auteur, avec toute la richesse et aussi toutes les am­biguïtés propres à la fiction littéraire, elle se pose comme une lecture de la situation de l'homme dans le monde. Aux agisse­ments de son héros Solal s'attachent en effet bien souvent des enjeux universels qui confèrent une étrange portée aux aventures amoureuses dans lesquelles il s'engage. Entre la petite île orien­tale de Céphalonie et les fastes de l'Occident qu'il rêve de con­quérir, entre le ghetto juif de son enfance et une Europe mal dé­gagée de la barbarie païenne, l'itinéraire de Solal n'est pas sans engager le sens même de l'histoire humaine. Née dans le contexte d'une civilisation que l'horreur de l'hitlérisme s'apprêtait à sub­merger, close en ces années de vieillesse où l'écrivain voyait se profiler l'ombre de sa propre mort, l'oeuvre d'Albert Cohen est tout entière traversée par une quête de salut qui unit, comme d'un lien organique, méditation historique, métaphysique, et création romanesque.

Cette quête s'inscrit à la source même du jaillissement imaginaire qui donne naissance à la fiction - si bien qu'une cohé­rence se laisse discerner dans le foisonnement d'images et de symboles propre à une écriture exubérante et riche. Face en effet à l'ombre catastrophique qui préside à son développement, l'oeuvre laisse se déployer deux types bien marqués de paysages imaginaires : l'un paraît émaner d'une attitude psychique toute de tension et de révolte; l'autre au contraire consacre l'épanouissement d'une rêverie apaisée et apaisante.

Ces deux tendances psychiques, s'exprimant dans une oeuvre profondément imprégnée de références bibliques, peuvent être mises en rapport avec deux attitudes religieuses différentes et pourtant complémentaires face à une même révélation : l'une qui mobilise toute la puissance de défi de l'homme, invité à rejeter radicalement toute compromission avec le mal et les forces de mort; l'autre qui fait appel à sa capacité d'émerveillement et le porte à joindre sa voix au cantique qui monte de la création vers Dieu. Dans la diversité de ces deux élans, l'esprit fait l'expérience d'un rapport au monde tantôt conflictuel, tantôt iré­nique.

Le paysage imaginaire de l'oeuvre est donc traversé de grandes forces dont il revient à la narration d'assumer les ten­sions. Elles viennent dessiner l'itinéraire original d'un Solal, dont la quête prend d'étranges accents messianiques.

La puissance de défi qui anime un tel personnage fait de lui un héros solaire magnifique, marqué dès son enfance du signe d'une élection et engagé dans la poursuite d'exploits sur­humains. Ses actions traduisent le refus violent d'un devenir mortel : sa silhouette lumineuse s'oppose vivement à un ensemble d'images macabres, à un bestiaire menaçant qui à la fois figurent les dangers du monde et dénoncent les compromissions des hommes avec les forces de mort. Tout un pan de l'oeuvre d'Albert Cohen est donc placé sous le signe d'une conscience tendue, lucide et investigatrice, de cette "intellijuiverie" que re­vendique son héros.

Ce terme même exprime combien l'âpre puissance de refus qui domine la représentation se voit reliée par l'auteur à la voca­tion propre du peuple formé au Sinaï : dépositaire d'une Alliance qui imprime en lui le sens de la transcendance, porté par la véné­ration de sa Loi, Israël apprend une rude et féconde fidélité. Engagé dans une histoire dominée par le schéma de l'affrontement, plongé dans un monde hostile, il est en fonda­mentale situation d'exil, et la silhouette de Solal s'oppose à celle de Dionysos, figure enivrée des forces de violence. Deux univers se dressent donc face à face, celui des Juifs et celui des "Gentils" - en une antithèse qui trouve une représentation imagée dans la coexistence d'un monde de surface et d'un monde des profon­deurs, et qui se réfracte à l'intérieur même de la conscience divi­sée de Solal.

Car la capacité de refus du héros n'est pas sans ambiva­lence, et les défis farouches lancés au devenir se retournent par­fois contre Dieu lui-même. De même que le peuple hébreu au dé­sert, saisi de la nostalgie de l'Egypte, s'abandonne à la séduction des idoles et s'apprête à rompre l'alliance qui lui fut offerte, Solal voit miroiter devant lui la tentation du reniement. Elle passe par un affrontement au père, reflet de la lutte engagée avec un Dieu vis-à-vis duquel les blasphèmes retentissent parfois comme le singulier revers d'un amour exigeant. Ces élans de rébellion se traduisent au niveau même des images, frappées d'ambiguïté, voire d'une certaine dégénérescence au long des romans. La sil­houette d'un Solal, archange rebelle, se dessine.

Face à cette tension qui marque dans l'oeuvre d'Albert Cohen tout un pan du paysage imaginaire s'exprime un élan dif­férent, une profonde aspiration à l'apaisement. Elle fait naître la vision d'un monde habitable, parsemé d'abris où la vie s'offre à profusion, un monde où la saveur des mots rejoint la saveur des choses. Dans ce processus qui tend à nier l'angoisse, l'évocation de Céphalonie joue un rôle tout particulier : par des effets com­plexes de mise en miniature, elle constitue un véritable contre­point romanesque aux dangers du monde. Un mythe édénique s'épanouit au coeur de l'oeuvre. Le paradis, toutefois, est mis à distance par la nostalgie qui s'attache à lui, comme si sa caracté­ristique même était d'être perdu. L'écriture elle-même, lorsqu'elle se livre au souvenir de l'humilation infligée au petit Albert Cohen le jour de ses dix ans, présente une étonnante analyse de la ge­nèse d'un système de représentation : elle montre l'irréversible fissuration d'un paysage intérieur tout irénique et harmonieux.

Il n'en demeure pas moins que de tout un versant serein de l'oeuvre monte une puissante invitation à la louange. La percep­tion d'un trésor caché au sein même de la matière, d'une unité profonde des êtres et des choses, donne à la joie de vivre une di­mension cosmique et invite l'homme à se joindre au cantique de la création. Une véritable mystique de la joie s'épanouit autour de certains personnages, engendrant toute une gamme d'états d'esprit qui se modulent de l'aptitude à jouir des petits bonheurs de l'existence à l'exubérance folle, en passant par la sé­rénité grave. La simplicité de coeur et d'esprit reçoit dans cette optique une nette valorisation : elle donne une stature particulière au petit Salomon, en qui l'on peut se plaire à retrouver bien des

traits du "kleine mentshele" de la littérature yiddish — tout comme ses cousins évoquent un certain nombre d'autres person­nages typiques.

Cependant, cette ardeur à vivre dont témoignent les Valeureux, et les formes populaires de leur piété, les tiennent quelque peu à l'écart de l'austère rigueur doctrinale du rabbin de Céphalonie; esprit frondeur, humour, doutes aussi, les mettent sur la voie d'une discrète indiscipline. Plus profondément, l'amour porté au monde et à la vie, lorsqu'il s'arrête à la beauté des créatures sans se porter d'un même mouvement vers l'adoration du Créateur, risque de se muer en vénération idolâtre. Ce qui n'est chez les Valeureux que très ponctuelle et légère ten­tation se transforme en un piège conséquent sur la route de Solal le séducteur. Entre la tentation de la rébellion violente et celle de l'abandon à des douceurs païennes, le héros se trouve donc pris dans un réseau d'élans contradictoires, qui le vouent bien souvent à un double jeu et à un double langage. Mais cette puissance de défi et cette aspiration à la détente qui entrent en conflit pourraient bien aussi se trouver à la source de l'élan créateur qui engendre l'oeuvre elle-même. Car n'animent-elles pas l'une et l'autre ces deux visages opposés qu'Albert Cohen prête au génie, celui de l'insensible à l'amère lucidité et celui du fou ivre de sensibilité ?

Toutes ces tensions qui se jouent, de façon souvent con­tradictoire, au niveau du réseau des images nourrissent la narra­tion romanesque, en laquelle elles révèlent une certaine cohérence interne. Ce sont elles qui donnent son dynamisme particulier à la quête messianique de Solal.

Sur son itinéraire, le héros rencontre un piège fascinant où risque de se perdre la vocation qu'obscurément il devine sienne. Les mirages de la passion l'attirent — une passion que bien des passages lyriques de l'oeuvre tendent à magnifier : se faire héros de l'amour, s'abîmer dans la splendeur d'un instant d'extase, telles sont les séduisantes perspectives que lui ouvrent les jeunes femmes qu'il conquiert, Ariane surtout. Pourtant, le couple pas­sionnel de Belle du Seigneur s'englue dans une éternité languis­sante, où sombre la dimension romanesque de son aventure, et où s'altère la nature même de la narration. C'est que la perfection d'une vie toute idyllique engendre une sensation d'achèvement, à terme mortelle pour la passion : l'éclatement qui se produit très vite au sein de leur existence commune prouve les dangers de lasatiété et la nécessité, entre eux, d'un obstacle propre à raviver leur flamme. Un désir paradoxal et inavoué se laisse donc lire au coeur de leur aventure : l'attrait obscur d'une souffrance qui donne à la vie une saveur jusque-là inconnue, le goût du passage à la limite, font de la passion un élan fondamentalement morti­fere. Le dualisme sous-jacent qui marque le rapport au monde des amants, dévalorisant l'existence commune, ses normes et ses as­treintes, révèle une incapacité de la passion à s'épanouir dans l'ici et maintenant et à s'inscrire dans le cours du devenir.

Pourtant, la voie d'une réconciliation avec le devenir s'offre à Solal. Elle sous-entend un rapport radicalement différent au temps humain, qui se laisse percevoir comme l'instrument d'un salut. Devant le héros s'étend une création en attente, inachevée : elle est marquée du sceau d'une faute originelle, qui n'est autre que la tare de violence et de brutalité dont l'homme est appelé à se dégager. Participant lui aussi de cette nature imparfaite, Solal au début de Belle du Seigneur part à la recherche d'une nouvelle Eve, et les enjeux qui s'attachent à son entreprise ont une dimen­sion cosmologique. Cependant, ce n'est pas par un miracle ins­tantané que s'opère la rédemption attendue. Le héros doit intério­riser, douloureusement, la dynamique de salut qu'il pressent : présenté dès son enfance comme le fruit d'une attente, il revit à sa manière le trajet de la Passion; les jeux d'identification qui font de Solal une figure du peuple juif, tout en évoquant le visage de Jésus, unifient autour d'un même thème messianique, sans les confondre, l'espérance d'Israël et le salut entrevu par les Chrétiens. La vision d'une histoire travaillée par les forces du salut s'impose donc. Le "jour de métamorphose" où il doit adve­nir est dessiné par un ensemble d'images apocalyptiques.

L'itinéraire de Solal, pourtant, semble voué à n'être qu'un mime mythique de l'histoire du salut, suspendu à une interroga­tion inaboutie. Un mouvement d'éternel recommencement anime le cours de ses entreprises : le schéma cyclique qui se laisse per­cevoir dans son aventure engendre, de réitération en réitération, une perspective assombrie. C'est que le recommencement, lorsqu'il est tendu vers l'avenir, et qu'il soutient une attente, se mue en rite fécond ; mais que vienne à se déliter l'espérance dont il est porteur, et il se fige en pure répétition. La quête de Solal trouve-t-elle en elle-même son sens ultime, ou s'inscrit-elle dans le dessein d'une réalité transcendante ? Faute de trouver une ré­ponse à cette question, le héros reste fixé au moment de l'épreuve, moment décisif où se joue le salut - et l'oeuvre roma‑

nesque, qui se clôt sur un cri d'appel, laisse béantes toutes les interrogations. Les méditations d'Albert Cohen, dans les Carnets notamment, prolongent cette quête fiévreuse : là s'approfondit le mystère d'une foi qui, semblant se refuser, ne fait qu'attiser le désir de Dieu, tout en provoquant le vacillement de toutes certi­tudes et images préconçues.

Toute l'oeuvre d'Albert Cohen semble donc portée par une puissante espérance de salut. Des instants à goût d'éternité, ins­tants privilégiés de l'enfance, instants d'émerveillement amou­reux, l'ont inscrite au coeur de l'auteur, et de ses héros. La conscience d'un entraînement universel vers la mort peut cruelle­ment contredire ce désir, sans jamais en étouffer radicalement le cri. Plus profondément encore, la contemplation du mouvement d'une existence humaine, et de l'histoire en général, semble res­plendir d'une vérité mystérieuse : la vie jaillit et rejaillit sans cesse, au-delà du passage par le chaos et la nuit. De cette dyna­mique, le cheminement d'Israël à travers les siècles présente une figure privilégiée...

Mais seule, bien sûr, une réponse de la transcendance pour­rait signifier que cette obstination à vivre, et à vivre en hommes dégagés de la brutalité originelle, ne trouve pas sa propre finalité en elle-même. Tandis que cette réponse semble se dérober, une authentique attente se creuse au long des pages - comme si la quête n'avait cessé de s'approfondir tandis que son objet parais­sait s'éloigner. Au point final de l'oeuvre, donc, les quelques mots d'un simple appel — appel lancé à un Tout-Autre que l'esprit renonce à définir et à maîtriser.

D'ambiguïtés en doubles sens, parmi les innombrables méandres de la fiction, une oeuvre qui se plaît comme par malice à déjouer les interprétations univoques entraîne avant tout le lec­teur sur la voie des remises en question dissolvantes et des soifs ardentes.

Article (résumé de thèse) paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 1, 1991.