ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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La sacralisation de la maternité chez Albert Cohen par Nathalie Fix

La sacralisation de la maternité chez Albert Cohen

Nathalie FIX

Tout semble déjà avoir été dit sur la vénération dont la mère est l'objet dans Le livre de ma mère et sur le regret éternel et incommensurable que la mort de celle-ci entraîne chez son fils à jamais solitaire :

..."j'attends que ma mère, sous la lune qui est son message, apparaisse peut-être. Mais seuls les souvenirs arrivent. Les souvenirs, cette terrible vie qui n'est pas de la vie et qui fait mal"[1].

Le personnage de la mère a été longuement étudié comme figure sacrée parce que dispensatrice d'un amour absolu et éternel — preuve de Dieu —, comme gardienne de la Loi morale et des traditions séculaires de son peuple, comme image inaltérable de la fidélité — aux êtres aimés, et aux valeurs d'Israël. Mais la mère revêt plusieurs visages dans l'œuvre autobiographique de Cohen et les dénominations mêmes que son fils emploie à son égard sont loin d'être univoques. C'est pourquoi notre perspective d'analyse  se résume à une interrogation sur l'envers, le négatif, de cette sacralisation — sinon de la mère, du moins de l'amour maternel.

Nous commencerons donc par évoquer l'ambivalence des sentiments filiaux exprimés dans Le Livre de ma mère et dans Carnets 1978, pour constater que la sacralisation de la maternité n'est pas aussi évidente qu'il y paraît, dans la mesure où elle conduit à un évincement partiel de la mère en tant que personne unique et indépendante, en tant que personnalité originale, ce qui laisse le champ libre à une recherche ultérieure obstinée d'une maternité idéale et fantasmatique, au sein de la gent féminine. Nous tenterons ensuite d'analyser de quelle façon la culpabilité filiale s'ouvre sur une sacralisation littéraire de la maternité liée à une volonté de rachat. Nous terminerons en étudiant la confusion du lien conjugal et du lien maternel que Cohen établit volontairement — dans son œuvre autobiographique comme dans ses romans — afin de légitimer sa propre quête d'un amour maternel inconditionnel et parfaitement oblatif, qu'il considère comme lui étant dû, et afin de justifier la même quête, constante mais vaine, chez son héros Solal.

De l'ambivalence des sentiments filiaux

Si l'on considère les nombreuses dénominations de la mère dans l'œuvre autobiographique de Cohen, force est de constater que celles qui exaltent, couronnent et sanctifient la maternité ("sainte mère", "guetteuse d'amour", "bienfaitrice", "douce dispensatrice", "maman rassurante", "génie de l'amour"...) se trouvent largement contrebalancées par d'autres qui semblent traduire un apitoiement, une certaine condescendance protectrice et paternelle envers la maladresse et la faiblesse maternelles, et qui assimilent progressivement la mère à une petite fille sans défense ("mon inoffensive", "ma pauvre chérie", "pauvre roulée d'avance", "une timide enfant", "ma pauvre enthousiaste", "ma petite enfant", "ma petite fille chérie", "pauvre sainte poire", "petite fille pas dégourdie"...).

Le renversement des lois de la filiation ainsi opéré constitue, certes, une reconnaissance de la pureté maternelle, d'une innocence à jamais préservée, d'une candeur sacrée ayant échappé au péché originel, mais il prend néanmoins l'accent de la pitié, exprimé par la récurrence de l'adjectif pauvre, et ne va pas sans faire surgir chez le narrateur un certain sentiment de supériorité à l'égard de la mère qu'il juge pourtant merveilleuse. Où un tel sentiment prend-t-il sa source ?

Tout d'abord dans l'absence d'autorité parentale exercée par la mère : l'éducation qu'elle dispense à son fils, pourtant fondée sur le respect de la Loi morale, passe le moins possible par la contrainte; le fils jouit d'une très grande liberté d'action dont la seule limitation semble être la médiocrité des ressources financières de la mère, laquelle préfère se dépouiller plutôt que de restreindre les loisirs et les plaisirs de son fils :

"Je prenais les billets de banque et je ne savais pas, fils que j'étais, que ces humbles sommes étaient l'offrande de ma mère sur l'autel de maternité"[2].

Toute action du fils qui manifeste un besoin profond,  urgent, de la mère ne peut que recueillir la clémence ou l'approbation de cette dernière : en d'autres termes, la mère pardonne tout ce qui lui prouve qu'elle est indispensable à son fils. Au-delà de l'amour désintéressé qu'elle voue à son fils, au-delà de l'abnégation extrême dont elle fait preuve, le fondement de cette indulgence passionnée de la mère à l'égard du fils se nourrit de cette nécessité vitale de la mère d'exister, d'exister pour autrui, c'est-à-dire d'être reconnue : "elle avait, ma pauvre chérie, un complexe d'infériorité pas piqué des coccinelles"[3].

Le dévouement maternel semble donc d'autant plus absolu que ce sentiment d'infériorité est puissant, profondément ancré et chaque jour entretenu par l'absence de valorisation amoureuse ou sociale. Cohen a parfaitement raison de déclarer que sa mère "n'avait pas de moi, mais un fils"[4], non pas que le fils ait évincé le moi maternel, mais il en a tenu lieu à sa mère. N'ayant jamais été valorisée pour la spécificité et l'originalité de sa personnalité, n'ayant jamais été reconnue par son mari pour d'autres qualités que ses compétences ménagères et ses prouesses domestiques[5], et demeurant exclue de toute vie sociale, la mère ne peut puiser son identité et par conséquent sa raison de vivre et son être même que dans le besoin que son fils a d'elle, ce qui légitime toute la tyrannie de la faiblesse filiale. Ce n'est pas parce que la mère aime aussi absolument son fils qu'elle n'a pas de "cher petit moi autonome"[6], mais c'est bien parce qu'elle est dépourvue de moi, d'existence et de valeur personnelles, indépendantes, qu'elle peut faire preuve d'un amour inconditionnel et inaltérable.

Cohen avoue lui-même avoir été le seul à pouvoir conférer à sa mère la fierté de se sentir utile, voire irremplaçable :

"Mais j'aurais pu t'aimer plus encore et tous les jours t'écrire et tous les jours te donner ce sentiment d'importance que seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue"[7].

La mère puise son unique valeur dans la certitude de se savoir indispensable à son fils. Elle peut donc excuser toute forme d'ingratitude filiale : "ne sais-tu pas que les mères aiment que le fils soit supérieur, et même un peu ingrat, c'est signe de bonne santé"[8].

Dans ces conditions, la faiblesse enfantine s'exerce en toute légitimité comme une force tyrannique à l'égard de la mère, puisque cette emprise despotique ne peut être ressentie comme telle par cette dernière : si la tyrannie virile, dans l'imaginaire cohénien, est volonté de soumettre autrui à sa loi, la loi du plus fort, la tyrannie enfantine — car c'en est bien une — est manifestation d'un besoin, appel au secours, demande d'amour, signe de confiance — donc symptôme d'une faiblesse. C'est la force qui confère au mâle sa domination sur la femme, c'est la faiblesse qui assure au fils son empire sur la mère.

Aussi le fils peut-il impunément se permettre de faire attendre sa mère pendant des heures :

"Elle attendait là, depuis des heures, docilement, paisiblement, un peu somnolente, plus vieille d'être seule, résignée, habituée à la solitude, habituée à mes retards, sans révolte en son humble attente, servante, pauvre sainte poire. Attendre son fils pendant trois heures, quoi de plus naturel et n'avait-il pas tous les droits ?"[9].

Ce fils qui mendie si impérativement l'affection maternelle n'hésite pas non plus à réveiller sa mère en pleine nuit pour qu'elle lui tienne compagnie, tout ce qui est de l'ordre de l'appel de tendresse ne pouvant être taxé d'égoïsme :

"Jamais plus je n'irai, dans les nuits, frapper à sa porte pour qu'elle tienne compagnie à mes insomnies. Avec la légèreté cruelle des fils, je frappais à deux heures ou trois heures du matin et toujours elle répondait, réveillée en sursaut, qu'elle ne dormait pas, que je ne l'avais pas réveillée. Elle se levait aussitôt"[10].

Alors même que Cohen souligne la légèreté que l'on pourrait qualifier d'irrespectueuse et la cruauté inconsciente de son acte (qui consiste à réveiller une mère vieillissante et cardiaque pour ne pas affronter seul l'insomnie), il juge cependant inacceptable de ne pas retrouver chez toute femme un tel don de soi :

“Et si tu te remaries avec cette brune qui t'a plu l'autre jour, garde-toi de frapper à sa porte à trois heures du matin. Tu serais bien reçu. «J'entends que l'on respecte mon sommeil», te dirait-elle, les yeux glacés et le menton carré"[11].

L'aspect péremptoire du ton de l'épouse ici mis en scène, la dureté et la froideur de son visage suffisent à prouver que si Cohen regrette d'avoir abusé de la bonté maternelle, il n'en méprise pas moins les autres femmes de ne pas lui permettre ce genre d'excentricités narcissiques : elles commettent le crime d'exister en dehors de lui.

Ainsi, l'égoïsme filial constitue pour la mère de Cohen une alliance de mots, une contradiction dans les termes de l'amour, puisqu'elle ne construit sa propre identité et ne fonde sa valeur personnelle que sur sa capacité à répondre aux exigences de son fils, sur son pouvoir de satisfaire son enfant.

Désirer la présence, l'attention et l'amour de la mère, c'est lui reconnaître un empire sur soi, en conservant toute latitude d'action. La mère, en effet, n'est ni jalouse ni possessive et ne s'inscrit pas dans la tradition des mères abusives (cf. Genitrix). Ici, l'abus est aussi subtil qu'inconscient. La mère de Cohen ne cherche pas à accaparer l'attention du fils par ses prévenances délicates et sa disponibilité souriante (elle est au-delà de tout calcul), ni à constituer le centre des préoccupations filiales — ce serait le propre d'un moi hypertrophié, et non pas d'un moi absent, réduit à la seule fierté de servir le fils.

La mère de Cohen, au contraire, minée par son complexe d'infériorité — point aveugle de la maternité excessive — ne vise qu'à graviter passivement autour de son fils actif et rayonnant, à l'accompagner sans cesse, telle une ombre, non pour menacer sa liberté mais pour recueillir une parcelle de cette luminosité filiale qu'elle contemple : il suffit à la mère de regarder vivre son fils et de vivre à travers lui, puisque toute vie sociale lui est refusée du fait de sa pauvreté et de sa fierté d'étrangère. Elle n'a pas eu le choix : être par et pour son fils ou ne pas être.

Le seul fait d'exister, d'accomplir les gestes quotidiens les plus simples signifie pour le fils : donner vie à sa mère. Comment ne pas se complaire dans une valorisation aussi immédiate, aussi accessible, et n'exigeant ni effort ni mérite ?

"Jamais plus là pour me tenir compagnie pendant que je me rase ou que je mange, me surveillant, passive mais attentive sentinelle [...] J'adorais être traité en enfant par elle"[12].

Être traité en enfant par une telle mère n'implique pour le fils aucun sentiment d'infériorité, aucune déférence pour l'autorité, aucune restriction de liberté.

Cohen peut donc affirmer que, s'il avait été malade pendant des années, "la seule chose intéressante [pour sa mère] pendant vingt ans aurait été de [le] soigner"[13]. Et d'ajouter : "Elle est la seule qui ne m'aurait pas soigné par devoir ou par affection. Mais par besoin [...]. Peu lui importait de ne pas dormir ou d'être lasse si j'avais besoin d'elle"[14].

La mère a besoin du besoin que son fils a d'elle pour se sentir exister. La reconnaissance qu'elle quête inconsciemment ne trouve pas son origine dans la gratitude filiale mais dans la faiblesse et la dépendance du fils. Et c'est pourquoi Cohen remarque que plus les fils sont faibles, plus les mères les aiment — car plus ils ont besoin d'elles, plus ils leur confèrent d'importance[15].

La mère est donc dépendante de la dépendance filiale à son égard, non qu'elle ait cherché consciemment à rendre son fils dépendant d'elle, mais, par la multiplication des soins qu'elle lui a prodigués, des prévenances dont elle l'a entouré, et par sa disponibilité constante, elle n'a pas pu s'empêcher de se rendre indispensable à son fils, de justifier et d'encourager la faiblesse de celui-ci, d'en faire un éternel indigent. Dans une telle logique, l'éducation n'a plus pour but de faire grandir l'enfant, de lui ouvrir la perspective d'une vie autonome, ni même de lui proposer le modèle d'une attitude adulte et responsable. Cohen n'aura peut-être pas toujours besoin de sa mère, mais il aura toujours besoin de pouvoir se comporter en enfant.

Cette seconde forme de dépendance surgit également dans les romans, chez le héros qui, alors qu’il éprouve des sentiments ambivalents envers sa mère (dans Solal),  et qu’il se soucie peu, par la suite, de la mort de cette dernière, ne cherche qu’à retrouver dans Belle du Seigneur cet état privilégié de l’enfance.

Nous étions donc partie du renversement des lois de filiation opéré par Cohen dans son œuvre autobiographique et sensible notamment dans les dénominations et dans des formules telles que : "Elle est intelligente, elle me ressemble"[16], qui laissent supposer que le fils a engendré sa mère. Nous avons donc constaté que cette infantilisation narrative de la mère naissait de l'absence d'autorité contraignante exercée sur le fils, laquelle découlait d'une dépendance maternelle totale liée à l'exclusion sociale dont la mère est victime.

La plupart des remarques du narrateur sur le social visent à prouver au lecteur que la mère a pour seul but de vie le bien-être de son mari et de son fils, et que les relations sociales ne sauraient donc lui manquer :

"Les compliments de son mari et de son fils et leur bonheur, c'était tout ce qu'elle demandait de la vie"[17].

Mais d'autres passages du Livre de ma mère laissent surgir le doute sur ce rejet volontaire du social :

"Et on se mettait [...] à regarder artificiellement la mer, si dépendants l'un de l'autre... on faisait des commentaires sur les autres consommateurs... on parlait, heureux, [...] mais avec quelque tristesse secrète, qui venait peut-être du sentiment confus que chacun était l'unique société de l'autre.

"Nous parlions beaucoup pour nous dissimuler que nous nous ennuyions un peu et que nous n'étions pas tout à fait suffisants l'un à l'autre" [18].

Cohen ne cesse d'affirmer que — contrairement à toutes ses amantes ultérieures — sa mère l'aimait d'un amour si absolu et si oublieux de son propre intérêt qu'il la détournait de toute préoccupation sociale, et dans les romans cohéniens la puissance et la véracité de l'amour se mesurent à la capacité féminine de se passer du social : la force et la pureté de l'amour sont inversement proportionnelles à la nécessité du social. Mais les citations précédentes suffisent à montrer qu'il faut opérer un renversement de perspective, puisque la vie sociale constitue un manque certain que même la relation filiale et maternelle ne parvient pas à combler. En d'autres termes, ce n'est pas parce que l'attachement maternel est exclusif, intensif et total qu'il permet à la mère de rejeter tout contact social, mais c'est parce que la vie en société de la mère est déficiente, réduite à l'observation silencieuse d'autrui hors de tout échange et de toute reconnaissance qu'elle a besoin de se consacrer aussi intensément et absolument à son fils.

Considérer une telle affection maternelle comme un sentiment sublime, ne doit pas retenir le lecteur d'y déceler une sublimation. D'une part la présence exigeante du fils compense l'absence de relations humaines, d'autre part l'existence mondaine du fils, par la suite, permet à la mère de goûter la vie sociale par procuration :

"Elle ne trouvait pas injuste son destin d'isolée [...]. Admirer son fils revenu, son fils en smoking ou en habit et bien-portant, suffisait à son bonheur. Apprendre de lui les noms des importants convives lui suffisait. Connaître en détail les divers plats du luxueux menu et les toilettes des dames décolletées, de ces grandes dames qu'elle ne connaîtrait jamais, lui suffisait, suffisait à cette âme sans fiel. Elle savourait de loin ce paradis dont elle était exclue"[19].

Cette dépendance maternelle, cette faiblesse de la mère envers les faiblesses du fils permettent à celui-ci d'outrepasser les limites du respect et d'inverser le rapport d'autorité qui devrait exister entre sa mère et lui. Il s'agit de la fameuse et honteuse scène de larmes du Livre de ma mère. En rentrant d'une soirée mondaine, le narrateur accable de reproches sa mère sanglotante, parce qu'elle a osé téléphoner chez les amis de son fils, à quatre heures du matin, pour demander des nouvelles de l'absent oublieux; c'est elle qui s'excuse, qui pleure et se reconnaît coupable de s'être inquiétée pour son fils, alors que le fils aurait dû se repentir de ne pas l'avoir prévenue et de l'avoir laissée s'inquiéter.

"Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n’avait rien fait de mal. [...] Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir" [20].

Cette scène tant regrettée par Cohen est unique dans l'œuvre autobiographique mais d'autres débordements apparaissent — uniquement d'ordre langagier — traduisant un sentiment de supériorité condescendante du fils envers la vulnérabilité maternelle :

"Elle acceptait, bon chien fidèle, son petit sort d'attendre"[21].

"Elle m'aperçut enfin et elle se remit à vivre [...] je la revois  [...] brusquement passant de sa somnolence d'esclave ou de chien fidèle à un extrême intérêt à vivre"[22].

"Elle était avec moi comme un de ces chiens aimants, approbateurs et enthousiastes, ravis d'être avec leur maître"[23].

Dans une œuvre qui ne cesse de dénoncer l'animalité humaine et qui se propose de dépasser la "tare animale" (ce qui, en termes bibliques, se nomme péché originel), en exaltant le sentiment maternel et en l'érigeant en référence unique à l'aune de laquelle toutes les autres formes d'amour seront jugées et à cause de laquelle toutes les autres femmes seront condamnées (cf. le discours de séduction de Solal dans Belle du  Seigneur), on peut s'étonner de rencontrer ces comparaisons animales à propos d'une femme qui incarne le rejet définitif de ce que Cohen appelle "la loi de nature".

Le chien, dans l'imaginaire occidental, symbolise la docilité et la fidélité, certes, mais le terme de "maître", parfaitement logique dans une comparaison canine, ne laisse pas de renvoyer à tout un mode de relations par ailleurs explicitement dénigré dans le reste de l'œuvre : le rapport de force sur lequel se fonde l'union passionnelle. S'il est un mot facilement susurré par les lèvres extasiées des amantes de Solal et qui ne manque pas d'exaspérer ce dernier, c'est bien celui-là.

Cohen introduit ainsi au sein de la relation filiale et maternelle la notion de domination et de soumission, de maître et d'esclave, dénoncée dans l'ensemble de son œuvre romanesque comme modèle de tous les rapports sociaux et amoureux en Occident. Ce glissement n'est pas complètement inattendu, dans la mesure où Cohen ne remet jamais en cause le rôle de la femme comme servante de l'homme (il ne s'inscrit pas du tout dans une perspective féministe de refus de la complémentarité définitive des rôles masculins et féminins), il ne fait que s'insurger contre le détournement du dévouement féminin vers le service du mâle triomphant et non de l'homme faible ou inoffensif. La soumission féminine n'est rejetée que comme asservissement à la virilité, mais certes pas comme sujétion à la tyrannie de la faiblesse.

L'amour passionnel et l'amour maternel sont tous deux fondés sur une dépendance de la femme à l'égard de l'homme (ou de l'enfant mâle), l'amante se complaisant dans son rôle de femme idéale, adorante et adulée, la mère jouissant inconsciemment de cette image positive de son abnégation que lui renvoient les exigences filiales. Mais cette assimilation de la mère aimante et docile à un animal fidèle et dépendant demeure d'autant plus problématique qu'elle rejette l'amour maternel du côté de l'instinct.

Cohen s'appuie ainsi sur des siècles de tradition littéraire et philoso phique que Simone de Beauvoir[24] et Elisabeth Badinter[25] commencèrent à remettre en question, rejetant l'idée d'innéité du sentiment maternel et faisant valoir que cette affection s'acquiert et se fortifie au fil des jours passés avec l'enfant et à l'occasion des soins qu'on lui dispense.

Réduire l'attachement maternel à un instinct peut dispenser l'enfant d'une part, de manifester de la reconnaissance à sa mère (qui n'est pas totalement responsable de l'abnégation dont elle fait preuve) et d'autre part, de faire le moindre effort sinon pour mériter, du moins pour préserver cet amour.

Mais pour Cohen, l'amour maternel est le seul sentiment véritablement humain, ce qu'il nomme "la majesté de l'amour, la loi sublime, un regard de Dieu"[26], et qui, selon lui, amorce la rédemption de l'humanité.

Borner l'affection maternelle à la puissance de l'instinct implique que l'animalité humaine (perceptible dans la vénération universelle de la force virile et dans le mépris du faible) ne peut être combattue, dépassée, rédimée que par l'animalité elle-même. Si l'amour maternel est instinctif, ce qui rachète l'animalité de l'homme et qui permet enfin de l'humaniser, relève aussi de l'animalité en lui.

La description et l'analyse cohéniennes de la maternité sont donc en totale contradiction avec la théorie de la féminité développée dans l'ensemble de l'œuvre et exposée par Solal dans les débuts de Belle  du Seigneur.

La restriction de la maternité à une loi instinctive empêche le fils de prendre conscience de l'humanité maternelle : "Etrange que je ne m'aperçoive que maintenant que ma mère était un être humain, un être autre que moi et avec de vraies souffrances"[27]. Aussi la sacralisation de l'amour maternel n'apparaît-elle que tardivement : "O prêtresse de son fils, ô majesté que je fus trop longtemps à reconnaître. Trop tard maintenant"[28].

Cette reconnaissance tardive de la sainteté de la maternité se nourrit de la culpabilité filiale.

De la culpabilité filiale à la compensation littéraire

Le Livre de ma mère s'inscrit dans une perspective de rachat du fils qui regrette de n'avoir pas assez aimé sa mère :

"Je n'avais qu'à écrire dix mots et elle était là, magiquement. J'étais le maître de cette magie et je l'ai si peu utilisée [...]. Tu n'as pas voulu écrire dix mots, écris-en quarante mille maintenant"[29].

Le narrateur est hanté par les souffrances qu'il a infligées à sa mère, mais surtout par le peu d'attention et de sollicitude qu'il lui a accordé.

Une fois le temps de l'enfance révolu, le fils continue à avoir besoin de la disponibilité maternelle à son égard, mais refuse, en revanche, de se contenter de l'univers clos du foyer parental : s'il est tout pour sa mère, elle n'est plus tout pour lui.

Cohen se laisse détourner de l'affection absolue de sa mère par les séductions des nymphes. C'est ainsi, du moins, qu'il présente sa découverte des femmes et de l'amour.

Alors que la mère reprend le train pour la France, désespérée de quitter son fils, celui-ci avoue : "le soir même de son départ, au lieu de pleurer toute la nuit mon incomparable, j'allais, triste mais vite consolé, vers une comparable, une des exquises diablesses de ma vie..."[30].

On pourrait multiplier les occurrences qui laissent percevoir chez le narrateur un désir de reporter sur les femmes sa propre responsabilité dans l'abandon de sa mère.

Les femmes l'ont empêché, d'une part, de passer davantage de temps avec sa mère, et, d'autre part, de mesurer les souffrances maternelles. Elles sont non seulement coupables des négligences filiales envers la mère, mais aussi de l'infériorité de l'amour qu'elles dispensent à leur amant, en comparaison de l'abnégation maternelle.

C'est bien parce que Cohen n'a pas su se passer des femmes, négligeant ainsi sa mère, que cette seconde responsabilité féminine — l'incapacité à prodiguer un amour aussi absolu que le sentiment maternel — constitue la thématique essentielle des romans cohéniens.

En d'autres termes, c'est  moins la puissance extraordinaire et inégalable de l'amour maternel qui est à l'origine de la critique acerbe de la féminité entreprise dans l'œuvre romanesque, que la propre insuffisance de l'amour filial.

D'où la fonction cathartique de l'œuvre littéraire. Si les récits autobiographiques font revivre la mère (par excès), les romans manifestent sa présence en creux (par défaut), dans la quête continuelle mais vaine de l'amour absolu chez le héros Solal. Ce que Cohen n'a pas su ou voulu faire — préférer l'amour de sa mère à toute sorte de relation affective ou même simplement mondaine —, c'est ce qu'il met en scène dans les exigences de Solal envers ses amantes : le héros ne cesse de réclamer que ses amantes sachent se passer du social et parviennent à ne se centrer que sur l'être aimé.

Ainsi, dans Belle du Seigneur,  une fois les amants retirés loin du monde, toute amorce de relation sociale chez Ariane est érigée par Solal en véritable trahison, en "mini-adultère". Lorsque l’héroïne s’entretient avec le notaire pour l’achat d’une maison :

"(Heureuse, toute rafraîchie d’avoir des rapports avec un autre que moi, pensa Solal. [...] Un tout petit adultère...)"[31].

L'incapacité de toutes les héroïnes à prodiguer un amour constamment oblatif constitue pour Cohen un moyen détourné mais définitif de rendre un ultime hommage à l'amour maternel, qu'il n'a pas su apprécier à sa juste valeur du vivant de sa mère.

Mais qu'est-ce qui fait naître le remords envers la mère et détermine le manque, dans Le Livre de ma mère ?

C'est apparemment la mort de la mère.

Une fois devenu adulte, le fils se passe très bien de la présence maternelle à ses côtés :

"Un autre remords, c'est que je considérais tout naturel d'avoir une mère vivante. Je ne savais pas combien ses allées et venues dans mon appartement étaient précieuses, éphémères.[...] Je n'ai pas assez désiré ses venues à Genève"[32].

C'est seulement après la mort de la mère que l'absence maternelle semble insupportable. On peut dégager deux raisons de cette prise de conscience tardive du manque :

- C'est moins la présence de la mère qui importe au fils que l'assurance d'être définitivement aimé et toujours comblé au moindre appel. Cette certitude de la disponibilité maternelle à son égard survit à l'absence de la mère mais certes pas à sa mort.

C'est pourquoi la disparition maternelle est ressentie comme un acte volontaire, est vécue comme un abandon, une trahison, et même — dans la plus pure tradition enfantine — comme une méchanceté :

"Tu m'as abandonné, tu ne m'as pas attendu, tu as quitté ton banc, tu n'as plus eu le courage d'attendre ton fils. [...] C'est la première méchanceté que tu m'aies faite. [...] Silence entêté, surdité obstinée, terrible insensibilité des morts"[33].

- D'autre part, on peut avancer que Cohen souffre autant de la perte de sa mère que de l'anéantissement de son enfance :

"Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance. J'ai été un enfant, je ne le suis plus et je n'en reviens pas"[34].

Pleurer son enfance, ce n'est pas seulement exalter une innocence disparue (incarnée par l'enfant et par la mère elle-même, figure de la pureté enfantine), mais c'est aussi regretter un état de dépendance, déplorer la perte d'un droit : celui de pouvoir se comporter comme un enfant. Tant que la mère vit, l'enfant qui subsiste en l'homme ne peut être occulté et la faiblesse n'est pas condamnable.

Maints passages des récits autobiographiques qui trahissent un désir de régression infantile corroborent cette interprétation :

"Dans la glace je me regarde et, si âgé que je sois, je considère l'enfant de ma mère, l'enfant que je suis en secret, l'enfant que je serai toujours"[35].

"Je veux être le petit garçon de Maman, un petit garçon très gentil qui, lorsqu'il est malade, aime tenir le bas de la jupe de Maman assise auprès du lit. Lorsque je tiens le bas de sa jupe, personne ne peut rien contre moi"[36].

La disparition de la mère, c'est la destruction de l'enfant, et, de ce fait, l'obligation d'agir en homme responsable et de dissimuler toute trace de faiblesse, tout désir de protection :

"Ton enfant est mort en même temps que toi. Par ta mort, me voici soudain de l'enfance à la vieillesse passé. Avec toi, je n'avais pas besoin de faire l'adulte. Voilà ce qui m'attend désormais, toujours feindre d'être un monsieur, un sérieux à responsabilités"[37].

Les deux raisons invoquées pour expliquer la prise de conscience tardive du manque que crée la mort de la mère (alors que l'absence de cette dernière n'occasionnait ni malaise ni regret) semblent donc étroitement liées.

Une fois le temps de la solitude et des remords arrivé, la sacralisation, non pas de la mère, mais de la maternité peut s'opérer.

Dans les récits autobiographiques, Cohen célèbre le feu divin qui préside au dévouement maternel :

"Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l'aimé, le pauvre aimé si peu divin"[38].

Exaltant le sentiment religieux que sa mère éprouve pour lui, le narrateur décharge en même temps partiellement sa mère de la responsabilité d'un tel amour "inspiré", puisqu'il la décrit comme "possédée", soumise en quelque sorte à une volonté divine. Qu'il s'agisse d'instinct — comme nous l'avons évoqué précédemment — ou d'inspiration divine, c'est moins la mère de Cohen qui est glorifiée que l'ardeur aimante qui l'anime. Sacraliser la maternité et non la mère permet, certes, d'éviter le sacrilège, mais a aussi pour conséquence d'évincer un peu la mère en tant que personne, et, indirectement, de diminuer son mérite.

D'ailleurs, dans les dernières pages du Livre de ma mère,  Cohen rend un lyrique hommage à la maternité, au nom de sa mère, certes, mais également au nom de toutes les mères : elles sont universellement capables d'une abnégation sans limite, et d'un amour inconditionnel :

"Louange à vous, mères de tous les pays, louange à vous en votre sœur ma mère, en la majesté de ma mère morte. Mères de toute la terre, Nos Dames les mères, je vous salue, vieilles chéries..."[39].

Ce chant de gloire à l'universalité de l'amour maternel absolu laisse supposer que la mère de Cohen ne se distingue en rien des autres mères, quelles qu'elles soient; par cet hymne, la maternité se trouve simultanément célébrée et banalisée. Ce n'est pas la mère de Cohen qui est exceptionnelle, c'est le sentiment maternel qui est extraordinaire.

Le narrateur souligne çà et là que toute mère peut faire preuve de la même abnégation que la sienne : "Mais ce que je sais plus encore, c'est que ma mère était un génie de l'amour. Comme la tienne, toi qui me lis"[40].

Cette affection sans borne que toutes les mères peuvent offrir mais qu'elle seules savent donner, sous l'empire de leur instinct ou de la volonté divine, comment, après la perte de la mère, l'exiger de la part d'une amante ?

La seule solution consiste à confondre volontairement l'amour conjugal et l'amour maternel. Si ces deux formes d'amour sont équivalentes, il est tout à fait légitime de réclamer un dévouement totalement maternel de la part de la femme aimée, qui n'est évidemment pas la mère de l'homme qu'elle aime.

La confusion retorse du lien conjugal et du lien maternel ou la légitimation de la quête solalienne

Les débuts du Livre de ma mère visent à mettre sur le même plan le mari et le fils, à qui la mère du narrateur est censée prodiguer une affection similaire :

"... elle attendait son  fils et son mari. [...] émue de plaire bientôt à ses deux amours, son mari et son fils, [...] ma mère attendait ses deux buts de vie, son fils et son mari"[41];

"...ils allaient arriver, ses deux hommes, les flambeaux de sa vie"[42];

"... elle allait s'asseoir, [...] uniquement ornée de son mari et de son fils dont elle était la servante et la gardienne"[43].

De même, dans ses interviews, Cohen souligne volontiers l'analogie de la relation conjugale et de la relation maternelle, toutes deux fondées sur l'acceptation de l'autre (mari ou fils) tel qu'il est, sans mépris pour ses insuffisances ou ses imperfections, sans dégoût pour ses misères physiques.

La sexualité, qui constitue la différence primordiale subsistant entre ces deux sortes d'amour ne peut donc qu'être niée. Ainsi les dénominations employées à l'égard de la mère participent de cette dénégation implicite de l'élément sexuel dans le couple parental, puisqu'elles assimilent la mère à une petite fille la plupart du temps.

Le narrateur ne se lasse pas de décrire sa mère en des termes virginaux qui trahissent le refus secret mais obstiné de sa situation d'épouse :

"Tu portais ta petite main à la commissure de ta lèvre [...]. C'était un geste de notre Orient, le geste des vierges honteuses qui se cachent un peu le visage. [...] vieille Maman, éternelle fiancée"[44].

Les compliments adressés par le fils à sa mère renvoient également à celle-ci l'image de sa jeunesse révolue, de sa beauté de jeune fille : "«Tu es élégante comme une jeune fille.» Elle rayonnait alors d'un timide bonheur, rougissait, me croyait"[45].

Les évocations des émois virginaux de la mère contribuent à suggérer que la maternité ne découle pas de la sexualité conjugale ni de l'enfantement.

Il est cependant possible de déceler quelques failles dans ce recouvrement du lien conjugal par le lien maternel, dès Le Livre de ma mère,  mais surtout dans Carnets 1978.

Comment le narrateur définit-il l'amour conjugal dans son premier récit autobiographique ?

"On l'avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l'amour biblique était né, si différent de mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage, avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s'était épanoui dans l'alliance avec son cher mari contre la vie méchante"[46].

Contrairement à l'amour, ce n'est ni l'attrait charnel, ni l'idéalisation de l'autre, ni le désir féminin de soumission à la virilité protectrice et triomphante qui déterminent l'affection conjugale, mais la docilité de l'épousée, la fréquentation quotidienne de l'autre, l'habitude. Cette progressivité de l'amour conjugal le distingue délibérément de l'amour maternel : d'un côté, une relation lentement élaborée, construite au fil des jours, de l'ordre du culturel, de l'acquis; de l'autre : un lien instinctif, immédiat, de l'ordre du naturel, de l'inné.

Il semblerait que l'affection conjugale et le sentiment maternel ne se distinguent pas exclusivement par leur fondement, mais aussi par leur nature même, si l'on en croit les révélations des Carnets.

"J'entends encore ma mère qui me parle, comme elle m'avait parlé à Genève, un soir. Il faut avoir pitié de ton père, avoir pitié déjà, et non quand il sera mort, me disait-elle. C'est un enfant, me disait-elle. Il est faible et quelquefois humilié au dehors. Alors il se rattrape dedans, et de me commander le console, lui fait croire qu'il est fort. Il n'est pas très capable, le pauvre, il n'est pas très intelligent [...]. Près de sa femme, il est supérieur, il est heureux, et il le mérite, le pauvre, si travailleur, si incapable. [...] et puis il mourra, et c'est terrible"[47].

C'est donc la pitié qui fonde le dévouement à l'égard du mari, alors qu'elle n'est pas du tout à l'origine du sentiment éprouvé pour le fils. Malgré l'ambiguïté des termes infantiles appliqués au mari, il est évident que ces deux "enfants" de la mère ne reçoivent pas un amour semblable.

La mère de Cohen a besoin d'imaginer la mort de son mari pour le chérir, ce qui n'est jamais le cas pour son fils. La "tendresse de pitié" évoquée dans les Carnets et dans les interviews de Cohen, vise justement à remplacer l'idéal chrétien d'amour du prochain jugé par le narrateur au-dessus des forces humaines. Ce sentiment est d'autant moins comparable à l'amour absolu qu'il peut s'éprouver pour n'importe quel être humain dont on considère la condition mortelle.

Enfin, cette tendre pitié s'accompagne d'une appréhension envers le mari qui suffirait à elle seule à différencier radicalement amour conjugal et amour maternel :

"Oui, paix à vous, mon père. Je suis réconcilié avec vous et jamais plus je ne parlerai de ce qui m'a fait souffrir et de la peur qu'elle avait de vous"[48].

La mère juge son mari, analyse chez lui les mécanismes de compensation des humiliations sociales subies, jauge son intelligence et ses compétences, alors qu'elle fait montre à l'égard de son fils d'un aveuglement indéniable :

"Amour de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s'agissait de son fils"[49].

Les avis et les décisions du fils rencontrent toujours l'approbation maternelle : cette partialité passionnée ne semble pas alimenter l'affection conjugale.

On peut donc douter de l'équivalence entre amour conjugal et amour maternel et suggérer que le second est même d'autant plus puissant que le premier est déficient. Le fils n'aurait peut-être pas été comblé d'un amour aussi enveloppant si la mère s'était épanouie au sein de son mariage, au lieu de n'éprouver pour son époux que de la pitié mêlée de crainte et de reporter toute son attention et tout son espoir sur son fils.

En quelque sorte, le fils usurpe la place du père :

"A table, elle mettait tous les jours la place du fils absent. [...] Elle mangeait silencieusement, à côté de son mari, et elle regardait ma photographie"[50].

Ce silence est révélateur, dans la mesure où c'est le fils — même absent — qui remplit le vide de la relation conjugale, qui comble le défaut de communication et de partage à l'intérieur du couple.

La mère ne vit que pour et par son fils. De ce fait, l'amour maternel offre maintes ressemblances avec l'amour passionnel. Si les motivations en sont différentes, les manifestations n'en sont pas moins analogues.

La mère, tout comme l'amante ne cesse d'attendre le retour, les visites ou les lettres de l'être aimé, et se lance également dans de fébriles préparatifs quand il s'agit de rejoindre ce dernier, tout comme Ariane se complaît dans d'incessants apprêts esthétiques avant de recevoir son amant :

"Depuis mon départ, l'événement de chaque année fut le séjour qu'elle faisait chez moi, à Genève, en été. Elle s'y préparait des mois à l'avance : rafistolage des vêtements, achat de cadeaux, cure ratée d'amaigrissement. De cette manière, une sorte de bonheur commençait pour elle longtemps avant son départ"[51].

La mère partage avec l'amante certains gestes de déférence à l'égard de l'être aimé, comme le baiser sur la main, et use des mêmes dénominations pour le désigner : "... elle ajoute ce qu'elle m'a dit tant de fois en sa vie : Mon seigneur un peu fou, mon prince des temps anciens"[52]. Ce champ lexical de la royauté, de la féodalité et du religieux transparaît constamment dans la façon dont Ariane s'adresse à Solal.

Il semble délicat de soupçonner la mère de Cohen d'idolâtrie envers son fils, puisqu'elle est la figure vivante de la sacralité, puisqu'elle incarne le respect de la loi et des traditions du peuple juif, et qu'elle n'adore pas en son fils une image désincarnée mais un être fragile dont elle accepte les imperfections.

Cependant, l'affection extrême qu'elle lui porte n'est pas exempte d'idéalisation, ce qui la distingue de l'amour conjugal tout en la rapprochant de la passion : le fils est aussi prestigieux aux yeux de la mère que l'amant aux yeux de l'amante, mais il existe dans ces deux sortes d'amour un rapport de causalité inversé entre le prestige de l'être aimé et l'amour dont il est l'objet.

C'est le prestige de l'amant, en effet, qui fait naître la passion de l'amante; toute la séduction mise en œuvre tend à convaincre l'élue du prestige incomparable de l'homme qui veut la conquérir, et tout le rôle de l'amant, une fois le mécanisme passionnel enclenché, consiste à entretenir ce prestige sous peine de voir décroître l'amour de son amante.

Le fils, au contraire, n'est pas aimé pour son prestige, mais s'auréole de prestige aux yeux de sa mère parce qu'il est aimé par elle. Le prestige masculin est donc la cause de l'amour passionnel, alors qu'il est l'effet de l'amour maternel.

D'une part, il provoque l'amour, d'autre part, il en résulte, mais il demeure étranger au lien conjugal, et c'est ce qui ne manque pas de gêner le héros Solal, comme nous aurons l'occasion de le démontrer.

Dans le second discours de séduction qu'il adresse à Ariane, Solal énumère les stratégies de la passion fondée sur l'admiration féminine de la force virile, du mâle prestige, et les oppose à la simplicité du sentiment qui unit les époux dans le mariage juif :

"Et pourtant il n'y a rien de plus grand que le saint mariage, alliance de deux humains unis non par la passion qui est rut et manège de bêtes et toujours éphémère, mais par la tendresse, reflet de Dieu. Oui, alliance de deux malheureux promis à la maladie et à la mort, qui veulent la douceur de vieillir ensemble.[...] Lépouse qui presse le furoncle du mari pour en faire tendrement sortir le pus, c'est autrement plus grave et plus beau que les coups de reins et sauts de carpe de la Karénine. [...] la farce de l'homme fort. Oh, le sale jeu de la séduction !"[53].

Face à l'amour obtenu par calcul et par ruse, face à la passion qui atteint immédiatement son apogée pour ne pas cesser ensuite de décroître, face au violent appel des sens, se dresse la tendresse conjugale faite d'attention et d'habitude, où le prestige n'entre pas en ligne de compte. La notion de tendresse, "reflet de Dieu",  est donc étrangère à la passion, reflet de la chute, de la tare animale, et Solal loue la première pour mieux dénigrer la seconde.

Pourtant, par une succession de glissements sémantiques, le discours solalien semble mêler toutes ces oppositions :

"... j'avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu'elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour"[54];

"Le terrible, [...] c'est que cet amour religieux, ainsi acheté au sale prix, est la merveille du monde. Mais c'est faire un pacte avec le diable, car il perd son âme, celui qui veut être religieusement aimé"[55];

"... ô pain des anges, besoin de cette géniale tendresse qu'elles ne donnent qu'entrées en passion, cette passion qu'elles ne donnent qu'aux méchants"[56].

On peut déceler ici une triple dérive du discours :

- la tendresse que Solal présentait initialement comme le propre de l'amour conjugal apparaît donc aussi comme le fait de la passion;

- le deuxième terme de l'opposition et le référent ultime n'est plus l'amour conjugal mais l'amour maternel;

- de même que l'amour conjugal était qualifié de "reflet de Dieu", l'amour passionnel est désigné comme un amour "religieux", et non, comme l'on pourrait s'y attendre dans la logique de l'œuvre, comme un amour idolâtre.

Solal veut être "religieusement aimé", c'est-à-dire aimé avec une foi et une ardeur qui le nimbent de prestige, et dont la tendre simplicité du lien conjugal ne saurait approcher. Ce qui le tourmente, c'est de faire naître ce prestige par ses manèges séducteurs et ses démonstrations de virilité, au lieu de ne le devoir qu’à l'amour même et à l'aveuglement de son amante, comme c’était le cas dans la relation maternelle et filiale. Mais en aucun cas, Solal ne cherche à se passer de ce prestige ambigu, il ne désire qu’en modifier les causes.

C’est pourquoi, dans Belle du Seigneur, toute manifestation de tendresse conjugale de la part d’Ariane est aussitôt ressentie par le héros comme un crime de lèse-majesté, de lèse-prestige. Solal s’indigne chaque fois que l’amour passionnel pourrait dériver vers l’amour conjugal (qu’il avait pourtant feint d’appeler de ses vœux dans son second discours de séduction) :

"... j’ai droit à un petit baiser, dit-elle. (Chute de la livre palestinienne, pensa-t-il en lui donnant le petit baiser. On se donnait de plus en plus des petits baisers. Sincères, d’ailleurs, ceux-là)"[57].

Tout en soulignant la sincérité des baisers conjugaux opposée à l’animalité des baisers passionnels[58], le héros ne peut que déplorer la perte de prestige qu’elle implique.

Pourquoi, alors, présenter initialement à Ariane l’amour conjugal comme un idéal de sanctification de l’homme ?

Comme son auteur, Solal ne peut légitimement exiger des femmes un véritable amour maternel sans préalablement passer par une glorification de l’affection conjugale, puis par une confusion implicite du lien maternel et du lien conjugal.

Le prestige masculin étranger à l’amour conjugal paraît si indispensable à Solal qu’il néglige dans son premier discours de séduction d’évoquer les joies et la sainteté du mariage.

Dans ce premier discours, Solal, déguisé en vieillard juif, pauvre et hideux, a pour but de proposer à Ariane un amour libéré des contingences de la chair, purifié de tout fondement animal. Pourtant, ce n’est pas la "douceur de vieillir ensemble" qu’il fait miroiter aux yeux de l’héroïne, mais une éternelle jeunesse :

"Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né..."[59].

Ce passage s’ancre dans une logique passionnelle certaine, celle du coup de foudre et de l’éternité amoureuse.

Ainsi, le faux vieillard se garde de suggérer à la jeune femme qu’il veut séduire — et qu’il conduit donc à l’adultère — une existence paisible et commune faite d’acceptation de l’autre et d’union quotidienne contre les difficultés de la vie : il se délecte des poncifs de la passion, de l’attente de l’être aimé, des préparatifs que cette attente implique, du ravissement devant la splendeur de l’amour et devant la soumission admirative de l’amante.

"... et chaque soir j’attendrai tellement l’heure de la revoir et je me ferai beau pour lui plaire, et je me raserai, [...] me baignerai longtemps pour que le temps passe plus vite, et tout le temps penser à elle, et bientôt ce sera l’heure, ô merveille, [...] ô son regard lorsque tout à l’heure j’arriverai, [...] ô notre amour , et elle s’inclinera sur ma main, paysanne devenue, ô merveille de son baiser sur ma main..."[60].

Ce scénario passionnel sera exactement vécu par les deux amants lorsque Solal aura conquis Ariane, après son second discours de séduction, par toutes les stratégies animales qu’il avait pourtant voulu dénoncer : autant dire que le faux vieillard est loin de proposer à Ariane la tranquille douceur du mariage juif, invoquée dans le deuxième discours de séduction pour mieux dénigrer les manèges de la passion.

Il s’agit, en effet, non pas d’être "conjugalement aimé" mais "religieusement aimé", contrairement à ce que la mauvaise foi de Solal tenterait parfois de faire croire à ses amantes et au lecteur. Le seul amour véritablement "religieux" étant l’amour de la mère pour son fils, Solal ne peut que perdre son âme, puis la vie elle-même, à essayer de tout concilier; car les deux composantes du sentiment maternel ne peuvent se conjuguer dans aucune autre sorte d’amour :

- L’acceptation absolue des imperfections de l’être aimé constitue un élément essentiel de l’affection conjugale, mais entrave l’idéalisation sur laquelle est fondée la passion  et ne peut donc jouer un rôle dans l’amour passionnel sans détruire ce dernier.

- La partialité absolue et définitive qui auréole l’être aimé de prestige se rencontre dans la passion, mais dans un rapport de causalité inversé — comme nous l’avons démontré précédemment — et ne peut se retrouver dans l’amour conjugal.

L’alternative qui s’offre à Solal ne saurait le satisfaire.

Le héros ne pourra jamais accéder à cet état d’abandon enfantin qu’il désire secrètement, comparable aux rêves de régression infantile qui parsèment l’œuvre autobiographique :

"Toutes ces gorilleries, alors que j’aurais tant aimé qu’elle vienne s’asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil, moi couché et lui tenant la main, ou le bas de la jupe..."[61].

Devant cette impasse de la quête solalienne, nous préférons, en guise de conclusion, citer un extrait du récit autobiographique de Romain Gary : La Promesse de l’aube, où l’auteur, qui n’a jamais connu son père,  relate son enfance d’exilé russe et juif, et expose les rapports étroits, passionnés, qu’il entretient avec sa mère :

"Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. [...]

"Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. [...]

"Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu.

"Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leurs petits. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine"[62].


Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 4, 1994.


[1]Le Livre de ma mère (abréviation : LMM),  Gallimard, coll. Folio, 1985, p. 164.

[2] LMM, p. 15.

[3] LMM, p. 47.

[4] Ibid., p. 101.

[5] Ibid., p. 17 : "(son mari et son fils ) trouveraient l'appartement si propre et luxueux (...). Et ils verraient quelle femme capable elle était, quelle reine de maison."

[6] Ibid., p. 101.

[7] Ibid., p. 75.

[8] LMM, p. 125.

[9] Ibid., p. 84.

[10] Ibid., p. 94.

[11] LMM, pp. 95-96.

[12] LMM, p. 96.

[13] Ibid., p. 101.

[14] Ibid., p. 101.

[15] Ibid., p. 89.

[16] Carnets 1978 (abréviation : C78), Gallimard, 1979, p. 37.

2 LMM, p. 21.

[18] Ibid., p. 47-49.

[19] LMM, p. 83.

[20] Ibid., p. 74.

[21] Ibid., p. 83.

[22] LMM, p. 84-85.

[23] Ibid., p. 93.

[24] Le Deuxième sexe, Gallimard, 1949.

[25] L'amour en plus : histoire de l'amour maternel, XVII-XXe siècles,  Flammarion, coll. Champs, 1980.

[26] LMM, p. 127.

[27] LMM, p. 108.

[28] Ibid., p. 15.

[29] Ibid., p. 78-79.

[30] Ibid., p. 108.

[31] Belle du Seigneur, Bibliothèque de la Pléiade, éd. établie par C. Peyrefitte et B. Cohen, Gallimard, 1986, p. 796.

[32] LMM, p. 78.

[33] Ibid., p. 86-87.

[34] Ibid., p. 33.

[35] C78, p. 43.

[36] LMM, p. 120.

[37] Ibid., p. 54.

[38] Ibid., p. 90.

[39] LMM, p. 171.

[40] Ibid., p. 102.

[41] LMM, p. 16.

[42] Ibid., p. 17.

[43] Ibid., p. 19.

[44] Ibid., p. 86.

[45] Ibid., p. 77.

[46] LMM, p. 19.

[47] C78, p. 45.

[48] C78, p. 46.

[49] LMM, p. 90.

[50] LMM, p. 59-60.

[51] LMM, p. 61.

[52] Ibid., p. 124.

[53] BS, p. 360.

[54] Ibid., p. 364. C'est nous qui soulignons.

[55] Ibid., p. 380. C'est nous qui soulignons.

[56] Ibid., p. 382.

[57] BS, p. 775.

[58] que la mère de Cohen dénonce comme des “abominations de baisers sur la bouche” (LMM, p. 27) et que Solal lui-même qualifie de“ventouseries buccales”.

[59] BS, p. 38.

[60] Ibid., p. 40-41.

[61] BS, p. 364.

[62] Romain GARY, La Promesse de l'aube, Gallimard, coll. Folio, p. 38.