Humour, irréalisme et autodéfinition identitaire
Le rôle des Valeureux dans la quête identitaire cohénienne
Norman THAU
Non nova, sed nove. Notre but dans cet article est moins de présenter une analyse nouvelle de l'humour cohénien ou du principe d'exagération qui préside à la représentation des Valeureux que de mettre en valeur le rôle capital que jouent ces deux caractéristiques de Mangeclous dans le processus d'autodéfinition identitaire cohénien.
Ézéchiel a pu choquer. En 1938, en tout cas, Cohen se méfie. À la fin du chapitre XXXIII de Mangeclous, il interrompt son récit, se défend, précise longuement sa position :
“J'aime rire et souvent de ce que j'aime le mieux. Je me suis amusé avec certains de mes personnages. Mais il ne faut pas qu'on généralise ni qu'on interprète mal. Je m'explique.
“Les Valeureux et les Juifs de Céphalonie. Il se peut que quelques rares Israélites - peut-être moins attachés à leur race que moi - soient choqués par certaines scènes de ghetto. Je pense à ceux qui avaient manifesté avec violence leur mécontentement aux premières représentations de mon «Ézéchiel» à la Comédie Française. L'humour est une des faces de l'amour. Ma raillerie est tendre”[1].
Certes. Et dès Solal le narrateur sans cesse témoigne sympathie et tendresse à ses personnages, qu'il s'agisse du "petit oncle" Saltiel, ce "cher vieux naïf"[2] ou du "gros petit Salomon"[3], "ce poète"[4] qui refuse de tuer même les moustiques. Mais pourquoi railler ceux qu'on aime, pourquoi surtout ce moquer ainsi ? Pourquoi les Valeureux sont-ils si naïfs, si sales, si avares, si lâches, si ridicules ?
Pour répondre il faut d'abord resituer les Valeureux dans le cadre de l'entreprise romanesque cohénienne, rappeler l'organisation, la structure des romans, leur enjeu.
Au centre de l'œuvre (et de la vie) de Cohen : la problématique identitaire juive. Comment être Juif et Occidental, Juif en Occident ? Dans Solal le héros éponyme échoue spectaculairement : basculant d'une position à l'autre, il n'arrive ni à allier ses deux identités, ni à se défaire de son identité juive. Dans Mangeclous, monstre sans tête, il est installé dans l'aporie. Échec inéluctable selon la logique romanesque. Tout l'œuvre de Cohen obéit en effet à un principe de structuration bipolaire : d'un côté la Céphalonie juive, de l'autre l'Occident, deux espaces, deux univers aux valeurs antagonistes.
Or cette opposition est construite par le texte; la dichotomisation, qui efface tout milieu judéo-occidental et laisse face à face deux univers inconciliables, doit être comprise comme mise en scène romanesque, traduction par des moyens romanesques, d'une autoperception identitaire de l'auteur. Impossible d'être duel, d'être Juif en Occident disent les romans. À cette aporie Cohen cependant trouve une solution toute personnelle, solution qui s'esquisse dans Solal, qui apparaît plus nettement dans Mangeclous et qui s'amplifie démesurément après guerre, à travers les textes non fictionnels, dans Belle du Seigneur "où l'action romanesque se réduit au profit d'une inflation du discours“[5].
Ce qui change de Solal à Mangeclous (et plus encore après guerre) c'est avant tout la vision que les textes donnent de chacun des deux univers. Dans le premier roman ceux-ci sont eux-mêmes fondamentalement duels, ambivalents. Ainsi l'Est céphalonien est-il certes l'espace de la bonté, de la fraternité (les Valeureux) et de la sagesse, du savoir (Gamaliel), mais aussi de la misère, de la saleté et de l'insatisfaction, de la frustration. En quelques pages, par quelques détails, il est vrai peu nombreux, le premier chapitre de Solal rappelle la réalité concrète et matérielle du ghetto et de ses habitants, expliquant et justifiant du même coup l'attitude et les sentiments du héros. L'attrait éprouvé pour l'Occident est en effet à la mesure du dégoût qu'inspirent à Solal son île et sa famille.
"Solal secoua les crêtes noires de ses cheveux, se leva et sortit. Il ne pouvait plus supporter le pied déchaussé de son oncle et les ronflements de Salomon gisant sur sa guitare. [...] Pourquoi était-il juif ? Pourquoi ce malheur ? [...] l'amertume et l'inquiétude étaient venues le jour du massacre des Juifs. [...] Et sa mère qui avait toujours peur depuis ce temps-là ; sa prudence odieuse ; cette habitude ignoble du malheur"[6].
Ce qui nous importe ici c'est la manière dont le souvenir du pogrome s'insère dans la perception que le héros a du ghetto. Solal ne se souvient du pogrome que parce qu'il est dégoûté par sa famille. C'est la répulsion éprouvée face à sa famille qui fait que Solal prend ses distances avec son peuple : ces Juifs — les Juifs de Céphalonie — ne valent pas la peine qu'on se solidarise avec eux; au contraire.
Cette dualité de l'univers juif, le roman la met par la suite spectaculairement en scène dans l'épisode du château de Saint-Germain. De cette “ville biblique qui grouille sous la demeure de son Excellence“[7], de ces caves que le lecteur découvre à la suite d'Aude, le chapitre XXVIII du roman donne sur une dizaine de pages une vision ample et proprement terrifiante. Sale, bruyant, répugnant, le ghetto imaginaire apparaît comme un univers chaotique où la sagesse côtoie sans cesse la folie ratiocinante. Le regard d'Aude n'est pas antisémite, il voit une réalité, que le texte ne nie pas; au contraire la focalisation interne amène le lecteur à partager cette vision. Espace misérable, entouré de chaînes aussi bien matérielles que morales, le ghetto enfin est vécu et présenté comme univers frustrant, insatisfaisant; la fuite de Solal correspond à une revendication de liberté — d'agir, d'aimer —, désir d'épanouissement personnel, d'accomplissement de soi à travers la satisfaction que le ghetto ne peut apporter.
On voit l'extrême ambivalence du ghetto. Inversement l'Occident dans Solal ne se révèle guère négatif en lui-même. C'est le héros qui est déçu, parce que le succès professionnel le laisse insatisfait, parce qu'il accuse Aude d'une attitude que le texte lui-même, on l'a vu, explique pour le moins, voire justifie.
Avec Mangeclous tout change. L'Occident, univers de l'avoir et des apparences, objet d'une inlassable et féroce satire, perd toute positivité. L'amour des Occidentales par exemple se résume à leur admiration et leur fascination devant l'apparence physique et l'importance sociale de l'amant : dans Solal il s'agissait là avant tout d'une obsession propre au héros, largement contredite par le texte; Mangeclous en revanche, contre-exemple et argumentation à l'appui, change la perspective et donne un tout autre statut à cette "idée". Surtout : si Solal reste lui-même ambivalent par rapport à ses coreligionnaires, le narrateur prend maintenant nettement ses distances par rapport au personnage. La présence accrue de l'antisémitisme sert en effet dans Mangeclous à expliquer rationnellement l'attitude de Solal : "Oui, il avait honte de sa race et honte de sa famille. Une honte par ricochet. Parce qu'il savait que Saltiel était de ceux que Galloway ou Huxley ou Petresco méprisaient"[8]. Solal donc intérioriserait l'antisémitisme, ou plus précisément la xénophobie sociale ambiante. La dualité du ghetto, ses manques, ses défauts, sont ainsi ipso facto minimisés, voire occultés.
L'impossibilité d'être Juif céphalonien, d'être semblable aux Valeureux, qui est l'un des éléments essentiels de l'aporie identitaire telle que la met en scène Solal, se trouve ici résorbée. Et "logiquement", la Céphalonie — significativement débarrassée de Gamaliel et de Rachel — apparaît dans Mangeclous comme un ailleurs presque féerique. Sorte d'utopie atemporelle, "en marge de l'Histoire"[9], où jamais rien n'arrive. Espace "figé dans son propre temps"[10], propice donc aux "histoires valeureuses", histoires drôles parce qu'elles ne portent jamais à conséquence.
Curieuse utopie cependant puisque peuplée d'êtres aussi laids, sales, avares, lâches et vaniteux. Ce qui nous ramène (enfin) à notre interrogation initiale, à laquelle nous pouvons à présent répondre.
La représentation des Valeureux : des Juifs comme il n'y en a pas
Un travail sur les clichés antisémites
À l'horizon du roman : l'antisémitisme, l'image du Juif dans la littérature antisémite. Dans Mangeclous Adrien Deume, ayant décidé d'écrire un roman juif, s'interroge, perplexe :
"Oui, mais un roman juif, ce n'était pas original. Tout avait été dit. Les Tharaud. Lacretelle. Et puis quoi, qu'est-ce qu'on pouvait bien raconter sur les Juifs ? Leur ambition, leur frénésie d'avancement, leur amour de l'argent, leur manie de s'insinuer partout. Ah oui, leur intelligence, leur esprit négateur, leur rationalisme. Oui, mais enfin, une fois ça dit, qu'est-ce qu'il y avait d'autre à raconter ?"[11].
Supérieur en tout point aux Occidentaux, les battant même sur leur propre terrain, Solal inverse les clichés antisémites sur lesquels "travaillent" les textes. La beauté grecque du héros, sa bravoure pendant la première guerre mondiale, sa réussite enfin participent d'une même visée : prendre le contre-pied de l'image traditionnelle du Juif.
Avarice, saleté : Mattathias et Mangeclous, au contraire, "illustrent" parfaitement ces défauts "typiquement juifs". Avec une évolution considérable, capitale. Dans Solal en effet tout cela reste finalement peu développé, somme toute assez réaliste. Ainsi le portrait de Mangeclous au début du roman s'attarde longuement sur les divers métiers du faux avocat, mais se contente d'évoquer en une phrase la pétomanie du "Père de la Crasse"[12] : "Les gens de Céphalonie le surnommaient encore le Capitaine des Vents, faisant ainsi allusion à une particularité physiologique dont Mangeclous était assez vain"[13]. Mangeclous, on le sait, amplifie jusqu'à l'extrême ces caractéristiques. Rébecca est intarissable sur les vertus de ses différents laxatifs[14]. Son mari ne se lasse pas d'expliquer pourquoi "il ne faut jamais retenir un vent"[15]. Et lorsqu'il décide "de procéder au nettoyage semestriel de son corps [...] il le râcl[e] au couteau de haut en bas"[16] : "Des copeaux de crasse jaillirent comme sous le rabot d'un menuisier"[17]. Quant à "Mattathias Solal, dit le Capitaine des Avares",
"cet homme sec, calme et jaune était pourvu d'oreilles écartées et pointues qui semblaient vouloir tout écouter et tout savoir pour en tirer immédiatement profit. Ses yeux bleus étaient devenus louches à force de regarder universellement dans les coins et les rigoles pour y trouver des portefeuilles perdus"[18].
Mangeclous reprend sans cesse les clichés antisémites en les grossissant. Un dernier exemple : la représentation — l'invention — des trois bambins chéris de Mangeclous parodie l'image stéréotypée du jeune Juif, génie précoce, mais finalement stérile, jeune prodige verbeux et creux[19].
Orthopraxis et "ruse" cohénienne
Mais le portrait des Valeureux ne se résume pas à cette hypertrophie des défauts juifs. Bien des "histoires valeureuses" n'ont rien de spécifiquement juif : "la lucrative profession de non-calomniateur de notables"[20] exercée par Mangeclous par exemple, ou bien le fait qu'il puisse gagner "pas mal d'argent" en se faisant "montreur de monnaie américaine"[21]... Eliacin, Moïse et Isaac, les trois "pingouillons" font rire parce qu'ils portent haut-de-forme et frac, vêtements occidentaux. L'enflure solennelle d'un langage technique (médical ou, comme ici, juridique) est un procédé comique qui vient de Rabelais et de Molière. Le langage précieux, archaïque, ampoulé des Valeureux n'a rien ni de céphalonien, ni surtout de juif; on est loin du dialecte vénitien que Cohen "parla toujours avec ses parents"[22], ou de l'accent de Jérémie. En Céphalonie même, en temps ordinaire, en dehors de toute idée de concours ou "d'élégance" particulière, Salomon porte une courte veste jaune, des culottes rouges bouffantes[23], Mangeclous est "coiffé d'un haut-de-forme et revêtu d'une redingote crasseuse"[24]... à comparer avec le caftan de Jérémie. Mangeclous ne cesse de manger, jamais il ne récite une bénédiction. On pourrait continuer longtemps cette énumération. D'un côté le texte fait des Valeureux les représentants des Juifs, l'incarnation de l'univers juif; de l'autre côté certaines de leurs caractéristiques essentielles n'ont rien de juif, en même temps qu'inversement bien des éléments fondamentaux d'un mode vie juif leur manquent.
Le constat n'est pas sans importance. En effet le problème pour le Juif contemporain, occidental, c'est que le judaïsme est avant tout d'abord une orthopraxis, un mode de vie régi par les 613 commandements de la Thora qui réglementent l'ensemble de la vie du Juif, ses amours bien sûr (interdit de l'exogamie), mais aussi sa manière de se vêtir, de se nourrir, sa conduite quotidienne, chacun des moments de sa journée, chacun de ses actes. De tout cela nulle trace dans Mangeclous.
Face à ce problème — comment être Juif sans vivre comme un Juif, sans obéir à (tous) ces commandements, lesquels observer, pourquoi ? — Cohen, comme d'autres écrivains judéo-européens élabore sa vision très personnelle du judaïsme (conçu, par lui, comme Loi d'antinature). Seulement il veut en plus faire aimer le ghetto, ce ghetto que Solal a fui. Mais le ghetto qu'il évoque dans Mangeclous est finalement peu... juif : non seulement toute l'organisation complexe et contraignante de la vie quotidienne en est absente, mais la Céphalonie et les Valeureux tirent même une bonne partie de leur charme de leurs attributs non (spécifiquement) juifs.
Telle est la "ruse" de Cohen. Ce n'est pas pour rien que Gamaliel disparaît. Il est plus facile de faire aimer un Juif hâbleur, rêveur, grand ripailleur, même sale, qu'un Juif sévère, rigoriste, pointilleux, qui s'interroge pour savoir si l'on a le droit de manger un oeuf pondu le shabbat[25].
L'irréalisme et ses effets, son rôle
Reste que les Valeureux sont juifs, que ces Juifs — les Juifs — sont terriblement lâches, avares, sales. De véritables caricatures dans Mangeclous... Justement.
Solal montrait le héros, jeune homme, dégoûté par la "prudence odieuse", "l'habitude ignoble du malheur" de sa mère qui "avait toujours peur" depuis le pogrome. Dans Mangeclous la "légendaire" lâcheté des Juifs devient prétexte au loufoque épisode des "jours noirs de la lioncesse"[26] où Mangeclous démontre son ingéniosité en créant la "Compagnie des Transports Antiléonins" et fait circuler tout le ghetto dans des cages qui doivent protéger les Juifs terrorisés contre la redoutable... "petite lionne de deux mois". Dans Solal le jeune héros était — légitimement dans et selon le texte — dégoûté par le "pied déchaussé" de Saltiel ou la saleté de Mangeclous. Dans Mangeclous le changement quantitatif induit un bouleversement qualitatif. L'exagération même, en portant à son comble ces défauts, la faconde du narrateur aussi bien que celle des personnages modifient radicalement le statut de ce qui était auparavant une tare. Ainsi Rébecca, "[l']épouse de cent quarante kilos"[27] de Mangeclous, accueille certes celui-ci "un thermomètre entre ses épaisses lèvres, [trônant] sur un cylindrique pot de chambre placé au milieu de la pièce"[28] et s'extasiant longuement sur la "beauté que c'est l'huile de ricin"[29]. L'incongruité et la vulgarité disparaissent cependant sous l'effet de l'exagération, du lyrisme de Rébecca, du plaisir verbal de ses phrases fortement rythmées : "Oh libération dans mon ventre, oh beauté dans mes intestins, oh fin de mes eczémas, oh soulagement charmant"[30]. Il en va de même des longs discours de Mangeclous faisant la description des "vents" de la "poétesse", puis, par opposition, l'éloge des siens :
"Certains étaient charmantement entrelacés, d'autres étaient langoureux, d'autres avaient des ailettes philosophiques, d'autres étaient à roues dentées. D'autres ressemblaient au chant du coucou. D'autres étaient plus complets, orphéoniques en quelque sorte. [...] les miens sont brise légère et vagabonde ou barcarolle en comparaison de ceux de la poétesse qui était mon amoureuse. Les siens étaient tonitruants et surtout d'une diversité incroyable, mes amis. Il y en avait des dramatiques, des onctueux, des fielleux, des sinueux, des spirituels, des étonnés, des communistes, des fascistes; des acrobatiques, des veloutés, des chauds, des gras, des honorables, des jurisprudentiels, des calmes, des enflammés, des colériques, des pondérés. Ah, mes amis, quel bombardement ! [...] ce n'était pas une femme, c'était une escadre japonaise"[31].
L'inflation discursive, "poétique", déplace complètement l'accent, minimise, voire annule, la fonction référentielle du langage. L'exagération dissout le problème : ne subsiste plus que le texte, sa tonalité, sa tendresse. L'exagération rend sympathique et positive la face a priori négative du ghetto. De la saleté des personnages elle fait un atout.
Dans Le mot d'esprit et son rapport avec l'inconscient Freud rapporte la blague suivante : "Deux Juifs [de Galicie] se rencontrent près d'un établissement public de bains. «As-tu pris un bain ?» demande l'un. «Pourquoi ? réplique l'autre, il en manque un?»"[32]. Comme chez Cohen l'autodérision s'attaque au préjugé antisémite. Mais dans la blague juive analysée par Freud le jeu de mot sur le double sens de "prendre" permet de se moquer avec esprit d'un défaut admis; de même dans cette autre blague juive tirée de la même source : "Deux Juifs parlent des bains. «Je prends un bain par an, dit l'un d'eux. Que j'en aie besoin ou non»"[33].
Cohen, lui, met en scène cette saleté, la montre, ou plutôt la fait disparaître en en donnant une représentation extrêmement exagérée. Dans Mangeclous la saleté n'existe pas, parce qu'une telle saleté n'existe pas. En même temps elle peut devenir aimable. Le défaut ne s'abolit pas seulement, il se mue en qualité. Dans l'espace textuel.
Le principe d'exagération et l'inflation verbale constituent le pendant littéraire, esthétique, de la solution idéologique que Cohen élabore au problème identitaire. Ils effacent en effet l'apparence négative des Juifs, pourtant montrée, au profit de la chaleur et de la gentillesse des personnages, de leur humanité qui s'attache à l'essentiel (l'âme) et récuse les faux-semblants sociaux. En rendant "belle" la laideur, l'écriture cohénienne participe à l'éloge de l'humanité et de la bonté juives, qualités essentielles, valeurs fondamentales qui constituent l'Homme. Plus précisément, l'irréalisme cohénien montre le problème en le gommant : cette laideur est belle.
Mais le problème persiste dans la réalité (pour Cohen, les Juifs) puisque cette laideur (si belle) n'existe pas. L'irréalisme cohénien souligne le problème, le pose au plus vif, le "résout", mais le dissout imaginairement. L'humour ici n'est pas seulement une des faces de l'amour. C'est l'humour (sous cette forme spécifique) qui rend ces Juifs si aimables ; seulement ces Juifs n'existent pas.
Humour et frustration narcissique
Après le portrait des Valeureux, leur rapport au monde, au réel. À la beauté de Solal correspond la laideur, la saleté de Mangeclous. Solal "carnassier"[34] conquiert l'Occident; les Valeureux, eux, ont peur.
Humour et peurs infantiles
Un chaton inoffensif qui vient les taquiner, un bébé lion suffisent à faire trembler les Valeureux : deux des épisodes les plus développés, les plus marquants et les plus drôles de Mangeclous mettent en scène des réactions de peur.
Lorsque Mangeclous apprend à ses bambins que la lionne, "bête sauvage redoutable toute en dents et griffes, vient de s'échapper de sa cage après avoir mangé les barreaux"[35] ils réagissent au quart de tour :
"— O journée noire pour notre peuple ! cria l'aîné.
"— O machination antisémite ! s'exclama le bambin de trois ans"[36].
On envisage la création d'une "société anonyme mondiale pour la protection des Juifs contre la lioncesse"[37], et "les Juifs se hât[ent] de faire sceller des barreaux à leurs fenêtres et amass[ent], tout comme en temps de pogrome, force provisions"[38]. D'ailleurs la cage de la lionne a dû être "ouverte par quelque émissaire allemand"[39].
Mangeclous date de 1938. Ce qui est en jeu ici c'est évidemment la peur suscitée, les peurs réveillées par la montée du nazisme. Et l'attitude de Cohen, inventant cette "histoire valeureuse" est exactement celle de l'humoriste telle que Freud la définit dans un petit texte consacré à l'humour[40]. Il s'agit pour le moi "[d']économiser les affects [négatifs] que la situation devrait occasionner"[41], de montrer que les "traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l'atteindre"[42] et, de manière dynamique, de les convertir en "matière à gain de plaisir"[43]. Contrairement à d'autres histoires valeureuses, qui se répètent de livre en livre, celle-ci reste unique. Elle ne pouvait probablement s'écrire qu'à cette date. En 1930 dans Solal il n'y avait encore nulle trace d'antisémitisme, les Valeureux n'étaient l'objet que d'une rejet xénophobico-social. Après guerre le traumatisme est trop grand pour être ainsi traité.
Avec le voyage de Marseille à Genève, l'escapade finale des Valeureux dans la montagne suisse, c'est plus globalement leur incapacité à gérer le monde, à affronter un quelconque problème qui devient objet de rire. Tout événement est vécu comme menace, terrifiante. Salomon éternue ? C'est le spectre de la "grippe cervellique qui vous endort pendant des années"[44] qui surgit, d'autant plus affreuse que tous les médecins sont antisémites, "même les médecins juifs"[45]. Un chaton s'approche ? Tout s'emballe :
"Mangeclous regarda. Mangeclous pâlit. Mangeclous se leva. Un chat c'était un petit tigre et un tigre c'était féroce ! D'ailleurs n'existait-il pas des chats-tigres ? Si une folie bestiale s'emparait de ce chat et si ce chat s'accrochait à sa barbe et lui crevait les yeux ? [...] De plus, si un chat, même petit s'agrippait à vous avec ses griffes infectées de tétanos, il était impossible de s'en débarrasser. La chose était connue"[46].
Tout homme, tout Européen est un "provisoirement non-grippé"[47], donc un grippé en puissance et tout grippé est un mort en puissance. Tout contretemps, tout danger prend des proportions énormes, parce qu'il réactive instantanément l'angoisse de mort, dont on connaît l'importance, l'omniprésence chez Cohen.
Contre le monde du dehors, l'imprévu, contre toutes ces menaces, il faut donc se protéger. De là la liste interminable des achats des Valeureux à Genève. Comportement, on l'a souvent souligné, enfantin : les Valeureux sont, dans leur naïveté, leurs peurs, de grands enfants, à l'aise seulement dans le monde clos, protégé et connu de Céphalonie, où, en principe, rien n'arrive jamais.
Insatisfactions, frustrations narcissiques
Mais si le monde, l'Occident sont trop effrayants, la vie céphalonienne n'est pas satisfaisante, la Céphalonie n'est pas un (lieu) idéal. Solal souligne fortement à quel point les Valeureux sont en fait eux-mêmes profondément insatisfaits de leur sort. Dès la deuxième page du roman le narrateur évoque ainsi longuement la tristesse de Saltiel qui a le sentiment d'avoir raté sa vie :
"Il se regarda dans un éclat de miroir et songea qu'il avait cinquante-cinq ans, qu'il n'avait rien fait de bon dans sa vie, que ses multiples professions irisées avaient crevé les unes après les autres, que ses magnifiques inventions l'avaient conduit à la ruine [...]"[48].
Lorsque Solal s'enfuit avec Adrienne en Italie, son oncle se révèle profondément jaloux, envieux : "Mais comment avait-il fait, ce diable, pour se faire aimer à seize ans ? Lui Saltiel, riche en expérience et plein de sentiments poétiques, les femmes s'étaient toujours moquées de lui!"[49] Et quand, rendant visite à son neveu devenu ministre, Saltiel apprend que Solal doit "passer la soirée au ministère des Affaires étrangères"[50], immédiatement "des rides de convoitise [strient son] visage"[51] : "N'y a-t-il pas moyen que je voie la réception ? [...] Vois-tu, il y a trente ans que je voudrais voir une fête de puissants..."[52].
Mangeclous, quant à lui, est sujet à de profondes crises de désespoir, "de fulgurantes mélancolies"[53], conscient d'être "un raté, fort laid et fort inutile"[54], "un paltoquet juif mangeant beaucoup pour se consoler de n'être rien"[55] : "Et puis qu'avait-il fait de sa vie et de sa jeunesse ? Aucune invention, rien ne resterait de lui après sa mort"[56].
C'est sur ce fond d'insatisfaction, de frustration, de manque profond que se détachent les histoires valeureuses. Pour se consoler les Valeureux rêvent. Mais non point tellement, pour être précis, de réussite stricto sensu que de l'apparence de la réussite, de ses signes ou attributs extérieurs. L'obsession de Mangeclous c'est de "connaître les grands honneurs"[57] : "Un roi avait tout — décorations, plaisirs, honneurs, admirations justifiées ou non — et lui, Mangeclous, rien"[58]. Ce qui compte dans les rêveries de Mangeclous c'est le décorum.
De là cette envie de titres, d'être ambassadeur. De là l'amour de l'Angleterre, du Royaume-Uni, de l'Empire Britannique. Pourquoi Benjamin Disraeli et pas Léon Blum ? Parce que le premier fut comte de Beaconsfield; et Mangeclous de prénommer son benjamin "Lord Isaac and Beaconsfield Limited"[59]; et de suspendre aux murs outre les portraits de la famille royale d'Angleterre ou de Disraeli, celui de Sir Moses Montefiori, à propos duquel l'écrivain judéo-autrichien Joseph Roth, de son côté, note dans Juifs en errance (1927) : "Dans beaucoup de maisons juives d'Europe orientale on peut voir le portrait de ce Moses Montefiori qui a mangé rituellement à la table du roi d'Angleterre"[60].
Les rêves de Mangeclous sont autant de fantasmes enfantins et narcissiques : il ne s'agit pas de faire, d'agir, de réussir, mais d'avoir, de savourer un triomphe, de se mirer. Les Valeureux - et Mangeclous en particulier, l'alter ego de Solal - sont aussi insatisfaits de leur existence, de Juifs céphaloniens, que l'était le héros éponyme au début de Solal. Seulement le désir de réussite est ici non point transformé en action et donc mis à l'épreuve du réel, mais traité sur le mode humoristique.
Humour, irréalisme et quête identitaire
Mangeclous partage avec Solal et Cohen le même effroi métaphysique : "Je ne Lui pardonnerai jamais de ne pas exister"[61]. Le faux avocat mange pour se consoler[62]. Cohen, lui, écrit; hurle — magnifiquement — sa douleur et son angoisse; ou bien invente Solal ou Mangeclous.
Solal — "Dionysos merveilleux en habit de soir"[63] — descend dans l'arène "châtier" un tigre qui vient de blesser grièvement son dompteur; Mangeclous s'enfuit en courant devant le petit chaton : l'humour est l'une des manières de traiter l'angoisse — devant le monde, devant la mort; le fantasme du conquérant, du héros extraordinaire en est une autre; l'œuvre romanesque cohénien déploie alternativement l'une et l'autre.
Solal fuit le ghetto, conquiert l'Occident. Mais, d'un côté, chemin faisant, il se heurte sans cesse aux interdits puissants et divers qui pèsent sur l'assimilation et qu'incarne la forte figure de Gamaliel, père et rabbin. Et de l'autre côté sa réussite ne lui apporte pas la satisfaction espérée. L'obsession de la mort, la certitude que "tout [est] vanité, sauf la Loi"[64] envahissent en effet régulièrement le héros et lui gâchent le plaisir de ses succès :
"Oui, il avait su travailler et en six mois Maussane avait grandi en influence et argent. Vanité des vanités. [...] La vie n'était pas désagréable, les journalistes, les banques et tout le tremblement inutile des gens qui mourront demain"[65].
Partagée par le narrateur, cette conscience est présentée - structurellement - comme juive. Elle peut dès lors s'interpréter comme conséquence précisément, châtiment du viol des interdits.
Les Valeureux, (autres) Juifs céphaloniens, rêvent naïvement, puérilement, de gloire et de réussite occidentales.
L'humoriste, explique Freud dans le texte déjà cité, "s'installe dans le rôle de l'adulte, dans une sorte d'identification au père, et [...] ravale les autres au rang d'enfants"[66]. Mais, se demande Freud, "cela a-t-il un sens de dire que quelqu'un se traite lui-même comme un enfant et joue en même temps à l'égard de cet enfant le rôle de l'adulte supérieur ?"[67] Et de rappeler que "le surmoi est génétiquement l'héritier de l'instance parentale"[68]. Or "nous connaissons par ailleurs le surmoi comme un maître sévère"[69]. L'humour et le châtiment (la dépression) peuvent ainsi être deux manifestations de la même instance psychique, deux réactions par rapport à la même situation de base. Pour ce qui est de Cohen, de sa quête identitaire, le parcours et l'échec de Solal d'un côté, et le traitement particulier, humoristique, des Valeureux de l'autre peuvent et doivent se lire comme les faces complémentaires d'une même problématique : d'une part le désir de réussir en Occident est barré par l'interdit, de l'autre traité avec indulgence, humour.
"Ne pas réussir, triste. Réussir, plus triste encore"[70]. Telle est peut-être la phrase centrale de l'œuvre de Cohen. Le caractère triste et décevant de la réussite (occidentale) découle de l'interdit qui pèse sur elle ; la tristesse de la non-réussite découle de la persistance du désir. L'évolution de l'œuvre cohénien — disparition de toute positivité de l'Occident, éloge de plus en plus monologique de l'univers juif — apparaît alors comme réponse à cette aporie. En même temps Cohen trouve là paradoxalement une manière de satisfaire ce désir, et surtout une "solution", toute personnelle, à son problème identitaire :
"La Bible ? Résumé des prophètes : «Cela va mal parce que vous n'êtes pas des moutons. Mais plus tard Israël sera un gras mouton bien doux et alors tout ira bien.» S'enthousiasmer pour ce végétarisme de l'âme ? Il ne le pouvait pas. Et pourtant cette moutonnerie était ce qu'il aimait le plus au monde"[71].
Telle est la contradiction insurmontable de Solal résumée par lui-même dans Mangeclous, en 1938 encore. En même temps Cohen s'oriente cependant vers l'éloge de cette "moutonnerie" qualifiée de Loi d'antinature; l'éloge de Jérémie, qui fascine et dégoûte Solal[72], auquel le narrateur proclame son attachement[73]; l'éloge des Valeureux, qui se fait, ne peut se faire que par l'exagération hyperbolique et l'abolition de leurs défauts que l'irréalisme de la représentation parvient à "transformer" en qualités.
L'aporie identitaire reste entière, nécessairement, pour le Juif occidental. Elle n'est résolue que pour l'écrivain juif, dans le statut que celui-ci s'élabore comme prophète de la bonté, chantre de la beauté d'Israël, auteur, pour reprendre les formules de Mangeclous, qui se désespère de n'avoir point écrit pareil ouvrage, auteur donc de quelque "livre noble", "applaudi par les foules"[74], qui fait l'apologie d'Israël, du judaïsme et des Juifs.
Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 6, 1996.
[1] Albert COHEN, Mangeclous, Paris, Gallimard, 1938, p. 225-226. Cette intervention d'auteur fut supprimée lors de la réédition du roman en collection blanche après la guerre.
[2] Albert COHEN, Solal, Paris, Gallimard, 1930, p. 21.
[3] Ibidem, p. 22
[4] Ibid.
[5] Stéphane FAHRI, "Les deux romans d'Albert Cohen", in Pardès n˚ 3, Paris, J.-C. Lattès, 1986, p. 163.
[6] Albert Cohen, Solal, pp. 51-52.
[7] Ibidem, p. 261.
[8] Ibidem, p. 203.
[9] D.R. GOITEIN-GALPERIN, Visage de mon peuple. Essai sur Albert Cohen, Paris, Nizet, 1982, p. 41.
[10] Ibidem.
[11] Albert COHEN, Mangeclous, pp. 312-313.
[12] Albert COHEN, Solal, p. 16.
[13] Ibidem, p. 16-17.
[14] Ibid., pp. 43-45.
[15] Ibid., p. 20. Cf. aussi p. 57, passim et ci-dessous.
[16] Ibid., p. 82.
[17] Ibid. Cf. aussi page 29 : "Il ramena sa jambe droite sur son genou gauche, s'empara de son pied, sortit d'un coup d'ongle en spatule la crasse épaisse d'un beau vert foncé qui feutrait les interstices des orteils et, pour mieux réfléchir, en fit de petites boules qu'il posa sur la table."
[18] Ibid., p. 17.
[19] Cf. Silbermann de J. DE LACRETELLE ou L'Ombre de la Croix des frères THARAUD. Ce qui n'empêche pas d'y voir aussi — l'un n'est pas exclusif de l'autre — "le portrait parodique de l'enfant de génie, cher au coeur de tous les parents juifs" (D.R. GOITEIN-GALPERIN, op. cit., p. 183).
[20] Albert COHEN, Mangeclous, p. 39.
[21] Ibidem, p. 33.
[22] D.R. GOITEIN-GALPERIN, op. cit., p. 11.
[23] Albert COHEN, Mangeclous, p. 9.
[24] Ibidem, p. 16.
[25] C'est de H. HEINE à I. B. SINGER l'exemple souvent évoqué des discussions auxquelles pouvait aboutir l'orthopraxis.
[26] Albert COHEN, Mangeclous, pp. 58-64.
[27] Ibidem, p. 43.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 44.
[30] Ibid., pp. 44-45.
[31] Ibid., p. 90.
[32] Sigmund FREUD, Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, Studienausgabe, Band IV, Frankfurt, Fischer Taschenbuch, p. 49. Traduit par nous.
[33] Ibidem, p. 70.
[34] "Puisque la société était carnassière, il se servirait de ses dents." (Albert COHEN, Solal, p. 85.)
[35] Albert COHEN, Mangeclous, p. 58.
[36] Ibidem.
[37] Ibid., p. 59.
[38] Ibid., p. 60.
[39] Ibid., p. 61.
[40] Sigmund FREUD, L'Humour, in L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, traduit par Bertrand Féron (1ère pub. 1927). Il faut renvoyer ici, bien sûr, au dernier chapitre de l'essai de D.R. Goitein-Galpérin qui prend lui aussi appui sur le même texte de Freud. Notre optique est cependant différente, plus "ciblée". Il ne s'agit pas d'analyser globalement l'humour cohénien, ni même de savoir s'il est juif, mais de montrer comment il intervient dans le processus d'autodéfinition identitaire de Cohen.
[41] Sigmund FREUD, op. cit., p. 323.
[42] Ibidem.
[43] Ibid.
[44] Albert COHEN, Mangeclous, p. 136.
[45] Ibidem.
[46] Ibid., p. 252.
[47] Ibid., p. 135.
[48] Albert COHEN, Solal, p. 12.
[49] Ibidem, p. 73.
[50] Ibid., 226.
[51] Ibid.
[52] Ibid.
[53] Ibid., p. 99.
[54] Ibid.
[55] Ibid., p. 80.
[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 35.
[58] Ibid., p. 80.
[59] Ibid., p. 50
[60] Joseph ROTH, Juden auf Wanderschaft, in Werke II, Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1990, p. 829. Traduit par nous.
[61] Ibidem., p. 98.
[62] "— Mangeclous, pourquoi manges-tu tellement ? demanda Salomon.
— Pour trois raisons, mon chéri. Primo, pour faire quelque chose d'utile dans la vie. Secundo, pour oublier ma mort certaine et précédée d'horribles douleurs et maladies ! Tertio, et en grande confidence, pour me consoler de n'être point ambassadeur." (Albert COHEN, Les Valeureux, Paris, Gallimard, coll. blanche, 1969, p. 247.)
[63] Albert COHEN, Solal, p. 132.
[64] Ibidem, p. 256.
[65] Ibid., 115.
[66] Sigmund FREUD, op. cit., p. 325.
[67] Ibidem.
[68] Ibid.
[69] Ibid., p. 328.
[70] Albert COHEN, Mangeclous, p. 217.
[71] Ibidem, p. 186.
[72] Albert COHEN, Mangeclous, p. 177-186.
[73] "Ce vieil Israélite de mon coeur — je suis son fils et son dévot — [...] Oui, son dévot. Car il est de la race qui a proclamé l'homme sur terre et combat à la nature." Ibidem., p. 177.
[74] Ibid., p. 80.
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