Le Parent pauvre. Albert Cohen, le Québec et la littérature, par Mathieu Bélisle

Vendredi, 21 Juin 2013 08:23 ateliercohen
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Le parent pauvre

Albert Cohen, le Québec et la littérature

Les romans d’Albert Cohen racontent les aventures de Solal, un Juif ambitieux qui choisit à un jeune âge de quitter le ghetto où il a grandi sur la petite île grecque de Céphalonie pour trouver refuge en France où il se lance à la conquête du pouvoir. Fils de la branche aînée des Solal, la famille la plus riche (en réalité : la moins pauvre) du ghetto, le jeune Solal fait penser aux grands héros romanesques du XIXe siècle, les Rastignac, Julien Sorel et Bel-Ami qui rêvent de gloire et de richesse et qui arrivent par les femmes. Grâce à sa liaison avec une riche veuve, à son charme et à son intelligence remarqués, il gravit à une vitesse fulgurante les échelons de la société française. Il devient le secrétaire d’un sénateur influent, dont il poursuit de ses avances la fille – qu’il ravira romanesquement à son fiancé en l’enlevant à cheval le jour de son mariage – dans le but de faire pression sur le père afin qu’il favorise son avancement. Par une série de manoeuvres habiles et de coups de force, Solal s’impose sur l’échiquier politique et se porte candidat sous la bannière socialiste. Il devient à vingt-cinq ans le plus jeune député de France et se voit offrir par le président Lebrun le ministère du Travail dans un gouvernement de coalition. Cette ascension au sein d’un parti résolument campé à gauche lui permet, ironie du sort, d’assurer son aisance matérielle et de confirmer son nouveau statut : il quitte un quartier populaire parisien pour s’installer avec sa nouvelle épouse à l’écart de la ville, dans « La Commanderie », un vieux château du XVIe siècle qu’il entreprend de rénover. « J’aime l’humanité et beaucoup beaucoup d’argent », résume-t-il, à la fois par esprit de défi et pour répondre à ceux qui voient une contradiction entre ses convictions politiques et son goût pour le luxe.


La nouvelle de ce succès éclatant a tôt fait de parvenir aux oreilles des habitants de Céphalonie qui réclament à Solal, par l’envoi de lettres et d’émissaires, une aide matérielle et des entrées en haut lieu. Bien qu’il ait passé les dix dernières années de sa vie à oublier son existence à Céphalonie et, surtout, à faire oublier qu’il est d’origine juive (nous sommes dans les années 1930), Solal ne peut se résoudre à demeurer insensible aux demandes de ses congénères. Mais comment concilier, d’une part, la vie de ces pauvres gens manquant de tout, ces gens qu’il appelle lui-même, dans un élan de colère, ce « petit ramassis de rats peureux » qui lui rappellent tout ce qu’il a quitté et renié, et, d’autre part, la vie d’abondance et de pouvoir qui est devenue la sienne? Pour calmer les ardeurs des siens – et éviter qu’ils ne surgissent à l’improviste partout où il se trouve et ne provoquent le scandale par leur méconnaissance des usages de la haute société –, Solal ne voit qu’une solution : accueillir chez lui, dans son château de Saint-Germain, les membres de sa famille nombreuse. Mais cet accueil doit se faire à l’insu de son entourage politique et de sa propre femme. C’est pourquoi Solal invite son père et sa mère, ses oncles et tantes, ses cousins et cousines à venir loger... dans les caves de son château.

Mais qui sont donc ces êtres étranges qui ont élu domicile dans les caves froides, sales, puantes, suintantes d’un château, ces êtres dont Solal ne peut se séparer mais qu’il a en même temps trop honte de montrer, comme s’ils étaient les porteurs d’une image non seulement révolue mais haïe de lui-même, l’expression d’une mauvaise conscience qui le parasite et refuse de disparaître ? Ce sont des Juifs vivant dans une petite île grecque située à la pointe sud de leur continent et en marge de leur propre pays, des Juifs dont les lointains ancêtres vivaient en France et qui depuis le lieu de leur exil s’obstinent, en dépit de l’absence de tout rapport avec cette mère patrie qui les a depuis longtemps oubliés, à parler français avec des mots vieillis et un accent ancien, des Juifs qui lisent Villon, Rabelais et Racine à la lueur des bougies en mêlant à la langue noble des tonalités et des rythmes étranges. Ces personnages à l’identité incertaine (on connaît la vieille blague : « Qu’est-ce qu’un Juif ? » Réponse : c’est quelqu’un qui se demande « qu’est-ce qu’un Juif ? »), dont certains aiment à se faire appeler les Valeureux de France, comme pour rappeler qu’ils viennent d’un autre temps et d’un autre lieu que celui qu’ils habitent, vivent en marge du monde, témoignant comme de loin, et sans pouvoir vraiment y prendre part, des grands événements politiques de leur temps. Ils aiment la vie de groupe, le théâtre et la fête, ils adorent rire et manger ; ils sont attachés à la vie concrète en même temps qu’animés par des élans lyriques et même idéalistes, passant en un instant de la colère à l’exultation, de la rage au ravissement. Ils sont obsédés par le besoin d’amour et de reconnaissance, aux prises avec un sentiment tenace d’infériorité et d’inadéquation qui leur donne l’impression d’une lutte inégale, l’image de la faiblesse dérisoire de leurs moyens en face de forces qui les dépassent.

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L’étrange situation dans laquelle se trouve Solal vis-à-vis des siens me fait penser à celle que vivent les Québécois vis-à-vis de leur propre passé, vis-à-vis de la part « prémoderne » de leur histoire, c’est-à-dire grosso modo celle d’avant la Révolution tranquille, où la pauvreté et la misère (matérielle, culturelle) se présentaient comme la condition même de l’existence et l’un des traits les plus manifestes de l’identité collective. Quiconque regarde vers ce passé prend la mesure du chemin parcouru. Si l’ascension du Québec n’a pas été aussi fulgurante que celle de Solal, si les Québécois accusent encore un retard relatif en matière d’éducation et d’alphabétisation, un déficit d’initiative entrepreneuriale et de productivité, s’ils ont encore trop souvent tendance à se camper dans les rôles du résistant et de l’éternel protestataire plutôt que de passer à l’action, on peut néanmoins avancer qu’ils ont considérablement amélioré leur sort depuis un demi-siècle. Comme les Québécois que nous sommes, Solal incarne celui qui est résolument entré dans la modernité, qui en a épousé les principes et l’esprit, qui s’est affranchi de l’image de pauvreté et de misère qui collait à ses origines et s’est lancé à la conquête du pouvoir. Mais le caractère récent de son émancipation, la fragilité de la conquête d’un statut nouveau lui sont constamment rappelés par l’existence de ces « petits », qui menacent de surgir à l’improviste et de lui faire honte, ces petits qui portent la mémoire de ce qu’il a été et d’une partie de ce qu’il est encore et ne veut pas reconnaître. La seule solution acceptable pour Solal consiste donc à maintenir avec ce passé non seulement un contact minimal mais un rapport qui dit bien la supériorité de son statut nouvellement acquis et le mépris qu’il éprouve pour cette mémoire qui lui renvoie une image de faiblesse et de défaite.

Mais qui sont donc, dans le Québec d’aujourd’hui, ces « petits » qui nous rappellent la modestie de nos origines et signalent la fragilité d’une conquête récente? Qu’est-ce qui, dans notre vie collective, incarne cette mauvaise conscience qui nous rappelle ce que nous avons été et une partie de ce que nous sommes encore? Il ne faut pas, hélas, chercher du côté du discours politique qui, essentiellement préoccupé de marketing des idées et de branding, ne cesse de célébrer, de concert avec les élites médiatiques, la grande modernité du Québec, de louer ses avancées sur la voie royale du progrès et qui voit dans toute forme de réserve ou d’inquiétude le signe d’une trahison. Cette peur tient évidemment à des considérations électoralistes, au fait que le dialogue et la réflexion ont depuis longtemps été remplacés par le communiqué, mais peut-être aussi à ce que l’on pourrait appeler le « complexe du parvenu », c’est-à-dire à la crainte que la reconnaissance de la part d’ombre de notre identité et de notre histoire fragilise nos acquis et nous ramène brusquement en arrière. Quoi qu’on en pense, cette « tâche » n’est guère plus assumée non plus par le discours des historiens qui continuent en majorité de souscrire à une interprétation progressiste de l’histoire du Québec. Le retour sur le pénible épisode de la Conquête, de la défaite et de l’abandon de la France, le récit de l’écrasement de la révolte des Patriotes et de la répression des Métis et francophones hors Québec, le discours sur l’infériorité économique des Canadiens français et l’idéologie du repli, toutes ces preuves de notre misère ne sont tolérables que dans la mesure où elles appartiennent à un passé révolu, devenu inopérant, où elles ne servent qu’à démontrer de manière encore plus éclatante l’ampleur des progrès réalisés. Il est vrai que le regain d’intérêt récent pour la période d’avant 1960 a permis de problématiser ce « grand récit » et qu’un essai comme le Recours aux sources (Boréal, 2011) d’Éric Bédard, qui vise à rétablir les ponts avec une période décriée, montre que notre présent ne peut pas se comprendre comme simple rupture avec le passé, qu’il en assure aussi, et parfois sous des formes inattendues, le prolongement. Seulement, je doute encore si une telle relecture, aussi belle et précieuse qu’elle soit, ne sera pas « avalée » par le discours dominant (ou alors écartée par lui comme signalant quelques survivances archaïques), contribuant moins à remettre en question les acquis de la Révolution tranquille qu’à en consolider l’oeuvre et l’importance, en montrant notamment que les changements auxquels elle a présidé se préparaient depuis longtemps, bref, que nous étions déjà modernes avant même de l’être « officiellement ».

Au Québec, et telle est mon hypothèse, c’est principalement aux écrivains et à la littérature que revient la tâche ingrate et sans doute nécessaire d’incarner cette mauvaise conscience, de porter, non pas bien entendu dans chacune de leurs oeuvres mais dans leur mémoire et leur devenir, dans la forme et la matière qui sont les leurs, l’héritage de la pauvreté. Notre littérature se présente à nous comme ce vieux parent gênant qui nous rappelle ce que nous avons été et une partie de ce que nous sommes encore, ce vieux parent que la morale la plus élémentaire nous oblige à accueillir mais qui gêne et que l’on préfère confiner à la cave, autant dire aux oubliettes. La littérature québécoise nous rappelle cette pauvreté culturelle dont nous avons été pendant trop longtemps affligés et qui continue de nous hanter, qu’elle se nomme « fatigue culturelle » (Aquin) ou « conscience du désert » (Biron). Elle assure le lien avec notre histoire difficile et souvent ennuyeuse, nous rappelle nos rapports compliqués avec la mère patrie et le continent que nous habitons, fait voir et entendre une langue maîtrisée sommairement et parlée avec un accent et des mots anciens, évoque notre identité incertaine et fluctuante (nouvelle blague : « Qu’est-ce qu’un Québécois? » Réponse : quelqu’un qui se demande « qu’est-ce qu’un Québécois? »), notre mise à l’écart de l’Histoire et notre condition de minoritaires, notre obsession pour la reconnaissance et notre peur du rejet et de l’échec.

Les arts qui réussissent le mieux dans le Québec d’aujourd’hui sont précisément ceux qui n’ont pas pour tâche de traîner, comme une partie de leur histoire et de leur identité propres, la mémoire de la pauvreté, pour la simple raison qu’ils sont nés et ont grandi avec la modernité québécoise – et non avant elle – et se sont même constitués contre l’ordre ancien. Les arts de la scène et le cinéma ne s’élaborent évidemment pas dans l’ignorance du passé et dans un élan naïf vers l’avenir. L’ironie veut d’ailleurs que l’entreprise artistique la plus profitable soit le fait d’un art de pauvre, le cirque, qui se trouve ainsi à assurer en dépit de ses plus éclatants succès la continuité avec l’ordre ancien. Mais l’avantage que ces arts ont sur la littérature, c’est qu’ils ne sont pas tenus de porter ce passé comme le leur ou comme une partie d’eux-mêmes, qu’ils peuvent – comme les films de Carle, de Perrault et de Jutra – en parler de l’extérieur, c’est-à-dire comme n’y prenant pas part ou n’étant pas déterminés par lui. C’est aussi, il me semble, l’effet produit par les récentes adaptations cinématographiques des classiques du terroir (Un homme et son péché et Le Survenant, notamment) : celui d’une étrangeté, voire d’une altérité radicale. C’est sans doute parce qu’ils se sentent moins liés à ce passé, qu’ils ne se sentent pas déterminés par lui, que des gens de théâtre et des cinéastes peuvent l’explorer avec une liberté et une désinvolture salutaires. Je pense au projet extrêmement stimulant d’Alexis Martin, visant à raconter l’Histoire révélée du Canada français, une trilogie (dont les deux premières parties ont été représentées au Théâtre Espace libre[1]) qui s’intéresse, dans une succession de tableaux alternant entre les époques et les cadres les plus divers et par le choix de thèmes et d’angles variés (le froid, l’eau), à notre mémoire collective. C’est avec bonheur que Martin fait sienne l’idée de Nietzsche voulant que l’histoire ne soit utile, profitable que lorsqu’elle est mise au service de la vie, lorsqu’elle est libérée du ressentiment.

Je ne veux pas suggérer que notre littérature, contrairement au théâtre et au cinéma, soit simplement demeurée en arrière, qu’elle relève d’une pratique révolue ou incarne des valeurs qui n’ont plus cours. Nos écrivains ne sont pas des ringards. La littérature a souvent accompagné – et parfois même encouragé – le mouvement d’ascension dont j’ai parlé. Et si, suivant une tendance planétaire, elle occupe de moins en moins de place dans les grands médias, elle n’en demeure pas moins très dynamique dès qu’on s’approche des cercles plus « spécialisés » : des colloques, des festivals, des salons sont organisés, les revues foisonnent, des romans, des recueils de poésie et des essais – dont certains sont traduits et obtiennent une audience respectable à l’étranger – sont publiés en quantité impressionnante par des éditeurs toujours plus nombreux. En dépit de ces signes positifs, il faut pourtant se rendre à l’évidence : peu de gens lisent les auteurs québécois. Sortez des cercles littéraires et vérifiez par vous-mêmes. Même chez ceux qui lisent beaucoup, et pas seulement des romans de gare ou des livres de plage, la littérature québécoise est mal-aimée, elle est le parent pauvre. Pourquoi donc? Ce n’est pas, comme je viens de le suggérer, une explication d’ordre « spirituel » qui est considérée. On s’en remet le plus souvent à des facteurs d’ordre matériel ou institutionnel. Les éditeurs se plaignent du peu d’espace que leur consacrent les libraires et réclament plus d’enseignement de la littérature au secondaire et au collégial, faisant le pari qu’à force de lire des oeuvres d’ici le public apprendra à les aimer. Certains écrivains s’inquiètent de la piètre tenue des pages des grands quotidiens consacrées à la critique littéraire, qui les ignorent ou les empêchent de se faire justice. D’autres s’en prennent à la faiblesse des subventions ou au fait que les gens lisent trop peu et n’aiment pas suffisamment la culture. Si elles méritent d’être entendues et débattues, ces récriminations contribuent au moins en partie au problème, confinant les écrivains dans le rôle négatif des quémandeurs qui, comme les vieux parents de Solal, exigent une aide matérielle et demandent des entrées en haut lieu. Elles donnent l’image d’écrivains sans statut ni pouvoir, condamnés à la misère ou au soliloque.

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Mais que faire de l’héritage de la pauvreté? Faut-il le combattre ou alors, dans un désir de rupture complète, choisir de l’ignorer? Je vois dans la littérature québécoise du dernier demi-siècle (et un peu plus) trois grandes réponses à cette question, des réponses qui ont en commun la volonté de faire de la pauvreté la condition même de l’écriture et de l’invention au moment précis – et il y a là un paradoxe saisissant – où le Québec entreprend sa remarquable ascension. Ces réponses, je me propose de les isoler ici de manière quelque peu artificielle, en étant bien conscient que les positions ne sont jamais aussi tranchées, qu’elles s’expriment suivant des degrés divers et qu’il existe des voies de passage de l’une à l’autre.

La première réponse se trouve dans l’oeuvre de Saint-Denys Garneau, qui vise à la transmutation de la pauvreté spirituelle et culturelle en une vertu esthétique. Sa poésie se donne volontairement à voir comme squelette ou embryon de poésie, une poésie qui semble constamment se mesurer au vide et au silence. Avec une maîtrise incontestable, Saint-Denys Garneau renonce au grand « appareil » de son art pour le rapprocher d’une part plus essentielle de lui-même, pour atteindre à une sorte de vérité dans le dénuement, à un état d’avant le poème, peut-être même d’avant le langage. La deuxième réponse, qui me semble incarnée par les oeuvres de Ducharme et de ses continuateurs, est celle de la dérision et du recyclage. Il s’agit de se servir de la pauvreté et de la misère culturelle pour mettre en évidence les clichés et les défauts du langage, d’embrasser avec humour la médiocrité d’une existence vécue en l’absence de tout idéal et de tout projet, dans l’espoir, bien discret et n’échappant jamais complètement au spectre du ridicule, que l’art parvienne à transfigurer les maladresses provoquées, le kitsch et les ratages volontaires en quelque chose de meilleur ou de plus beau. La troisième réponse est d’ordre thématique et ne me semble pas avoir de représentant attitré, tant elle se trouve représentée partout, d’Alexandre Chenevert à Hervé Jodoin en passant par les personnages de Ferron, de Godbout et de Poulin. Elle se donne à voir dans l’immense cortège de perdants, de déserteurs, de ratés sympathiques et de pauvres types qui peuplent nos oeuvres et qui témoignent de la remarquable survivance d’une vieille idée voulant que l’ambition, le désir assouvi, la conquête soient au Québec d’un accès difficile, voire impossible. Dans ces romans, ceux qui ne sont pas nés pour un petit pain choisissent le plus souvent de s’en contenter, c’est-à-dire de s’y résigner comme par conformité à un destin attendu, décision que l’on peut bien sûr considérer comme le signe d’une noblesse intérieure, mais qui a aussi quelque chose de pathétique.

Qu’on me comprenne bien : ces diverses réponses donnent lieu à des oeuvres fécondes, admirables même, et je m’en voudrais de laisser croire au lecteur que je les méprise ou les renie. Mais je pense qu’il est nécessaire d’explorer d’autres voies, de viser au dépassement de l’héritage de la pauvreté. À cet égard, l’oeuvre d’Albert Cohen n’offre pas seulement une allégorie commode pour les fins de mon propos. Elle me semble aussi indiquer une autre manière d’assumer cet héritage. Car Cohen assume lui aussi la condition de pauvre, de celui qui a le sentiment d’écrire dans une langue d’emprunt, qui ne sait pas exactement à quelle mémoire, à quel patrimoine se rattacher, qui a conscience de sa marginalité et de la modestie de ses moyens, et ainsi de suite. Mais son oeuvre porte une vérité qu’il me semble urgent de méditer, à savoir : que seuls les riches ont vraiment les moyens d’être pauvres, que seuls ceux qui considèrent la littérature, l’art et la pensée comme un patrimoine acquis peuvent se permettre d’emprunter la voie du dépouillement radical, de la dérision jusqu’à l’usure ou du ratage perpétuel sans risquer de s’y trouver confinés. À ce sujet, il est frappant de constater que la tendance à faire de la pauvreté la condition même de l’écriture s’observe en France dans la même période où elle s’implante au Québec. Là aussi, de nombreuses oeuvres empruntent la voie du dépouillement, de la pauvreté volontaire, là aussi apparaît la figure d’un écrivain sans statut ni pouvoir, revendiquant une « poétique de la misère » selon l’expression de Michel Collot à propos d’Henri Michaux. Tout un pan de la littérature et de l’art modernes se dirige, dans les années 1950 et 1960, vers ce que Dominique Rabaté a très justement appelé « la voie de l’épuisement ». Le problème tient bien sûr à ce à quoi chacune des deux littératures s’oppose : tandis que Michaux, Ponge, Beckett et consorts s’opposent ou s’adossent en France à une histoire grandiose et riche, à l’intérieur de laquelle ils peuvent s’inscrire et instaurer toute une série de rapports, y compris des rapports négatifs, au Québec la même littérature de l’épuisement trouve un appui ou un repoussoir bien plus fragile.

C’est précisément parce qu’il a conscience d’inscrire son oeuvre dans une filiation incertaine que Cohen ne peut se résoudre à emprunter la voie de l’épuisement, parce qu’il estime ne pas être en mesure de refuser quoi que ce soit, de ne se priver d’aucun moyen, d’aucune possibilité. Plutôt que d’épouser vertueusement sa condition de pauvre ou de chercher à la transmuter en une qualité esthétique ou morale, Cohen fait le pari qu’il lui faut transcender cet état, le déborder, le racheter, lui opposer une ambition démesurée, soutenue par une langue vivante, par des personnages à la verve généreuse, bien en chair, pleins de vie, qu’il lui faut réaliser une oeuvre « totale », écrire, ainsi qu’il le confie dans un entretien accordé vers la fin de sa vie, « le livre de toute l’humanité ». Cohen ne renonce pas à sa pauvreté, ne la cache pas comme une tare : le sort des petits, les vies minuscules ont droit dans son oeuvre à une attention généreuse. Mais la force de ses romans tient à la prodigieuse mise sous tension de cette pauvreté, soumise au choc des extrêmes : la modestie y côtoie l’ambition dévorante, l’amour du pauvre la fascination pour la puissance, le dépouillement la truculence baroque. Au Québec, certaines oeuvres ont tenté de réaliser une telle mise sous tension. Je pense à celle de Miron qui, en même temps qu’elle est bel et bien celle d’un pauvre, n’en exprime pas moins la volonté d’un dépassement, l’ébranlement énergique et passionné d’une langue et d’une existence tournées vers un dessein supérieur. Des romans de Ferron – comme Le Ciel de Québec – affichent aussi, quoique dans une moindre mesure, une telle volonté. La Constellation du Lynx de Louis Hamelin apparaît à mes yeux comme la tentative la plus prometteuse des dernières années d’assumer l’héritage de la pauvreté d’une manière novatrice et ambitieuse, tentative qui signale peut-être – je me permets bien modestement de l’espérer – le commencement d’un autre chapitre de l’histoire de notre littérature.


Article paru dans la revue L'Inconvénient, Été 2013, no 53, p. 49-60



[1] Alexis Martin, Histoire révélée du Canada français. 1608-1998. L’invention du chauffage central en Nouvelle-France et Les Chemins qui marchent ont été respectivement représentées à l’hiver 2012 et à l’hiver 2013. La présentation du troisième volet est prévue pour l’hiver 2014.

Mise à jour le Samedi, 22 Juin 2013 22:25