Solal, pervers narcissique ?

Lundi, 17 Septembre 2018 17:29 ateliercohen
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Solal est-il le plus grand pervers narcissique de la littérature ?

Par Anaëlle Touboul , membre de l’unité théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité (Thalim). Enseignante au lycée Gutenberg de Créteil 6 septembre 2018 à 19:36

Spécialiste de la folie dans le roman du XXe siècle, Anaëlle Touboul propose une déconstruction du cliché psychopathologique à travers le héros de «Belle du Seigneur» d’Albert Cohen, sorti il y a cinquante ans.

Pavé jeté en mai 1968 par un romancier genevois vieillissant dans la mare du monde littéraire parisien alors agité par les expérimentations révolutionnaires du «Nouveau Roman», Belle du Seigneur est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands romans français du XXe siècle sur la passion amoureuse et ses (dés)illusions. A une époque où la notion de personnage paraissait frappée de péremption, Albert Cohen, lecteur et admirateur de Freud comme de Dostoïevski, nous plonge avec son chef-d’œuvre dans l’intériorité de personnages hantés par la contradiction et le conflit psychique. Souvent porté aux nues, Solal, son héros emblématique, a récemment été cloué au pilori par des lecteurs - critiques, écrivains ou anonymes - peu sensibles au charme du personnage : «Solal n’est pas un prince charmant, seulement un pervers narcissique (1).» Glenio Bonder, dans l’adaptation cinématographique du roman qu’il commet en 2012, contribue malgré lui à cette curée, en ne nous montrant en Solal «qu’un mâle machiste, obsessionnel, violent, jaloux, soit le portrait du pervers narcissique dans un article de Psychologies Magazine», selon une critique assassine.

Catégorie à la mode passée dans le langage courant, mais absente des classifications psychiatriques et objet de controverses, la perversion narcissique est pour la première fois formalisée par le psychanalyste Paul-Claude Racamier à la fin des années 80. La séduction, la (dis)simulation, la manipulation et l’influence psychologiquement destructrice sur l’entourage sont les principaux traits communs aux différents tableaux cliniques proposés depuis lors. Pourquoi le héros de papier d’Albert Cohen en est-il venu à incarner aux yeux de certains cette figure négativement connotée, plus culturelle que scientifique ? Et en quoi, surtout, cette assimilation relève-t-elle au mieux d’une méconnaissance, au pire d’une profonde incompréhension du personnage et de l’œuvre ?

Le cas Solal

Solal est-il narcissique ? Assurément. Ariane, «s a sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt s on aimée par ce baiser à elle-même donné (2)», n’est toutefois pas en reste, et la passion amoureuse dans Belle du Seigneur se noue et se joue sous les auspices de Narcisse. Ce narcissisme est-il perverti, au sens où il se nourrit aux dépens de celui d’autrui ? La réponse est plus complexe. Dès la scène initiale, Ariane ne s’étant pas montrée à la hauteur de ses irréalistes attentes, Solal la déclare coupable à punir et se transforme en tourmenteur, associant insultes dégradantes et humiliation physique. La sentence de Natalia Vodianova - Ariane dans le film - est alors sans appel : le verre rageur lancé au visage est accompagné d’un «pervers !» outragé.

La scène précipitant la lente descente aux enfers des amants après la parenthèse enchantée des amours triomphantes lui donne en apparence raison. La jalousie pathologique de Solal face à l’aveu par Ariane d’un précédent adultérin le transforme en «terroriseur inexorable (2)» d’une héroïne martyrisée, soumise à une torture verbale et morale raffinée. A mesure que l’egodu héros s’enfle d’une toute-puissance quasi psychotique, la jeune femme est réduite à l’animalité, puis à néant par une logorrhée qui la condamne au silence ou à n’être qu’une marionnette ventriloque.

Le comportement imprévisible et changeant de Solal se double d’un système plus retors, où le séducteur, multipliant les injonctions contradictoires, piège Ariane dans les rets d’une impossible rédemption. Amant intrusif qui pénètre l’intimité de l’aimée jusqu’à son inconscient, Solal se fait juge implacable et tyran psychologique. Le «mépris d’avance (2)» pour la gent féminine ne cède jamais vraiment le pas devant l’idéalisation amoureuse, et le dévouement d’Ariane est sans cesse dénigré par le héros soupçonnant d’hypocrisie l’inconscient de sa belle.

Ce mécanisme du double blind ou «double contrainte» a été théorisé par le psychanalyste américain Harold Searles dans son ouvrage l’Effort pour rendre l’autre fou (3). Si le pervers narcissique rend l’autre fou, c’est pour ne pas devenir fou lui-même. Le sadisme de Solal répond à cette logique puisqu’il apparaît comme l’extériorisation d’un masochisme interne. Le «juif pas juif» qui vomit les adorateurs de la force mais crève de ne pas en être reproduit les injonctions contradictoires intériorisées qui le minent, en projetant sur la femme aimée sa propre part animale afin de s’en dédouaner. Selon Racamier, la perversion narcissique «se définit essentiellement comme une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui».

Solal, victime de Solal

Néanmoins, l’inscription de ce clivage dans une perspective éthique éloigne Solal du cliché. A travers les manèges de la séduction qu’il dénonce tout en les mettant en œuvre lors de la soirée au Ritz qui scelle la passion du couple, le héros d’Albert Cohen semble lui-même dresser le portrait du pervers narcissique tel qu’il apparaît dans la presse féminine. Sa perversité ne serait finalement que le reflet d’une société pervertie par le règne de la force. Pervers narcissique malgré lui, il jouerait au pervers comme il joue au personnage important, afin d’en être. Par un autre tour de folie, c’est finalement la dénonciation obsessionnelle d’une babouine humanité qui mène Solal à enfermer Ariane avec lui dans un système soumis au régime absolu de la Loi. Chez le personnage «clair et obscur (4)» d’Albert Cohen, on perçoit l’écart entre ses idéaux érigés en dogmes et ses paroles ou son comportement. Malgré l’artifice de la voix off, c’est précisément cette dimension éthique qui est évacuée de l’adaptation cinématographique. Détachés de l’organisation psychique et éthique qui les produit, les diatribes et les coups d’éclats de Solal ne peuvent alors apparaître que comme les lubies d’un sadique misogyne.

Ce que gomme également le passage à l’écran, et le jeu monolithique de Jonathan Rhys-Meyers, c’est la ligne de faille qui éloigne définitivement Solal du continent de la perversion narcissique et de l’image du prédateur dépourvu d’affects qui lui est associée. La soif inextinguible d’universel amour de celui qui se meurt d’être «dépourvu de semblables» nous mène à conclure avec Ariane : «Lui, c’est un méchant qui est bon, les autres, c’est des bons qui sont méchants (2).»Exposant la souffrance psychique d’un Solal dont la puissance autodestructrice finit toujours par se retourner contre lui-même, Albert Cohen fait triompher l’émotion chez un lecteur qui est invité à voir dans ce héros excessif, déchiré, et versatile non un personnage inhumain - au sens éthique ou archétypique du terme -, mais au contraire un frère proprement, profondément humain.

(1) https://bdaessec.com/breves-mensuelles/fevrier/belle-du-seigneur-albert-cohen-le-vertige-amoureux/

(2) Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968, Paris, Gallimard.

(3) Gallimard, 1977. Le mécanisme de la double contrainte consiste à entraver autrui et à le placer dans un état de dépendance absolue par la formulation d’injonctions (explicite et implicite) contradictoires, qui favorisent chez lui le conflit affectif.

(4) Hubert Nyssen, Lecture d’Albert Cohen, 1981, Actes Sud, 1987, p. 33.

Anaëlle Touboul est l’auteure d’une thèse intitulée "Histoires de fous : approche de la folie dans le roman français du XXe siècle."


SOURCE : Libération 

Mise à jour le Lundi, 17 Septembre 2018 17:33