David Foenkinos : « Je suis passé de lecteur à apprenti écrivain »
Tout l’été, un auteur évoque le livre qui l’a marqué, dont l’univers offre des résonances avec son œuvre. David Foenkinos a choisi « Belle du Seigneur », d’Albert Cohen
« Avant l’âge de 16 ans, je n’ai quasiment pas lu. Puis, une opération m’a contraint au repos et je dois dire que cela a beaucoup changé ma vie. Avec la découverte de la lecture, cette époque a marqué le début de ma passion littéraire. Tous les livres que j’ai lus pendant ces années-là tiennent dans ma vie une place importante. « Belle du Seigneur », d’Albert Cohen, est sans doute celui qui m’a le plus marqué, parce qu’il a réveillé en moi quelque chose d’assez fort et m’a propulsé vers le terrain créatif. Ce roman, et plus largement l’univers de Cohen, m’a fait passer de lecteur à apprenti écrivain.
J’avais 18 ans et je commençais ma première année de lettres à la Sorbonne. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Claire, mon premier amour, et nous nous sommes aperçus que nous étions tous deux en train de lire « Belle du Seigneur ». Chacun a terminé sa lecture sur le livre de l’autre.
UNE VISION TERRIFIANTE DE L’AMOUR
Je n’ai pas été fasciné par l’histoire d’amour entre Ariane et Solal. Au contraire, je trouve que la vision que le roman donne de l’amour est terrifiante. Les deux amants veulent à tout prix préserver leur passion, ce qui est totalement illusoire ! Ils refusent de passer à une autre étape de l’amour, comme la tendresse par exemple, qui pourtant peut être belle aussi. Je ne pense pas que l’on puisse sauver l’amour en ayant deux salles de bains séparées…
D’ailleurs, leur histoire est un échec, puisqu’ils se suicident. En revanche, j’aime les femmes décrites par Cohen. Ariane, cette fille de bonne famille emportée par la passion, est sublime. Solal est aussi un personnage magnifique et extrêmement séduisant qui a sans doute marqué l’adolescent timoré que j’étais.
L’HUMOUR COMPATIBLE AVEC LA LITTÉRATURE
Pour moi, l’importance de « Belle du Seigneur » tient surtout de son écriture. Ce livre a radicalement changé mon rapport à la littérature. Je n’ai jamais autant ri qu’à sa lecture. C’était une vraie découverte. Échaudé par les lectures pesantes imposées au collège et lycée, je pensais que l’humour était incompatible avec la littérature. Grâce à Albert Cohen, son écriture flamboyante et pleine de fantaisie, je me suis rendu compte que le roman pouvait être quelque chose de joyeux et de ludique.
L’un des aspects les plus intéressants de « Belle du Seigneur », c’est sa description de la comédie humaine. Le héros, Solal, et le mari d’Ariane travaillent tous deux à la Société des Nations à Genève. Cohen s’amuse beaucoup de ce petit monde, où il évoluait lui-même dans la réalité. Il raconte avec malice le quotidien des employés de la Société des Nations et leur petit manège pour atteindre leur plus grande ambition : passer de la catégorie B à A…. Il y a aussi cette savoureuse galerie de personnages, les Valeureux, que l’on retrouve dans plusieurs romans de Cohen. Ils sont ridicules mais touchants de ridicule.
Paradoxalement, Cohen défend aussi dans ses pages un goût du romanesque, incarné par Solal qui apparaît à cheval, toujours flamboyant dans son entreprise de séduction. Solal, cependant, est aussi d’une lucidité assez sombre. L’idée de la mort est très présente dans « Belle du Seigneur » et, sous couvert de sarcasmes, Cohen fait dire à Solal des choses particulièrement dramatiques. Il observe les mesquineries des uns et des autres, leur comédie, en se répétant que cette comédie est vaine et que tous finiront égaux, allongés dans la tombe.
Beaucoup de thèmes sont abordés dans « Belle du Seigneur » qui, au-delà de l’histoire d’amour, est pour moi un roman complet et profond sur la vie.
UN TERRAIN FAMILIER
Depuis ma première lecture à 18 ans, je l’ai relu deux fois. Entre-temps, j’ai vécu, aimé et vieilli, mais il y a des pages entières que je pourrais lire et relire encore… À 36 ans, je ne me lasse pas de cette écriture qui me fascine par son rythme, son inventivité, sa beauté, sa poésie. J’ai une passion pour l’univers de Cohen et j’y reviens sans cesse, parce qu’il est incroyablement vivant. Son style a largement contribué à mon désir d’écrire et à ma formation d’apprenti écrivain.
Alors que mes premiers textes étaient plutôt sombres, j’ai eu envie, après la lecture de Cohen, de m’amuser avec les personnages et avec les mots. Cette lecture a vraiment été une source d’inspiration vivante, dont la fantaisie ne m’a plus quitté. Peut-être aussi que ce livre a parlé à des choses plus profondément enfouies en moi. Comme Albert Cohen, j’ai des origines grecques et, même si j’ai un rapport très lointain au judaïsme, inconsciemment, il crée en moi de multiples échos. Dans ses livres, pas seulement « Belle du Seigneur », je me sens en terrain familier.
Depuis ma première lecture, je vais régulièrement en Suisse sur les traces de Cohen et à Genève où j’ai découvert que le Ritz, où se déroule une grande partie de « Belle du Seigneur », n’existait pas ! Je n’en ai certainement pas terminé avec ce livre. Il n’est pas parfait et d’autres livres m’ont beaucoup nourri, mais celui-ci occupe une place vraiment à part dans ma vie de lecteur et d’écrivain… Il est d’ailleurs très présent dans mes romans. Comme moi, mes personnages le lisent et l’aiment. »
RECUEILLI PAR MARIE-VALENTINE CHAUDON
Source : La Croix
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