ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen et Genève

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Albert Cohen et Genève | 5 décembre, 18h30

Vernissage du livre publié aux éditions La Baconnière, en présence des autrices et auteurs Pierre-Louis Chantre, Marie-Luce Desgrandchamps, Idit Ezrati Lintz, Thierry Maurice,
Bruno Racalbuto, Noémie Sakkal Miville et Yan Schubert.

Jeudi 5 décembre | 18h30, Les Délices

Sur inscription, dans la limite des places disponibles

Albert Cohen (Corfou, 1895 - Genève, 1981) a vécu près de cinquante ans à Genève, où il a écrit la majeure partie de son oeuvre. Ce guide littéraire interroge les rapports contrastés de l’écrivain à la Cité de Calvin. Prodigieux satiriste, incurable inquiet, autofabulateur, Cohen fut dans sa ville d’adoption étudiant en droit, militant sioniste, fonctionnaire international, et écrivain consacré.

 

Mangeclous, une épopée truculente au Théâtre de la Renaissanc

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Culture : Mangeclous, une épopée truculente au Théâtre de la Renaissance

  • 14 JANVIER 2022 A 16:18
  • PAR MATHIEU THAI
  • Olivier Borle propose une adaptation du roman haut en couleur d’Albert Cohen, Mangeclous, au Théâtre de la Renaissance.

    On connaît la puissance des textes d’Albert Cohen, dont les romans ont marqué la littérature du XXe siècle. Même si récemment on a pu voir le comédien Patrick Timsit - à contre-emploi - s’emparer en solo de son émouvant récit autobiographique Le Livre de ma mère, on peut regretter que le théâtre ne donne pas une part plus belle à cet écrivain dont les œuvres, de grandes fresques minutieuses, explorent l’âme humaine, en parvenant à tisser des liens intimes entre les personnages et les lecteurs.

    © Julie Cherki

    Né sur l’île de Corfou en Grèce, Albert Cohen a émigré en France lors des premiers soubresauts de la première guerre mondiale, puis s’est installé en Suisse pour embrasser une carrière de diplomate.

    C’est justement un retour à ses origines juives et grecques qui est le point de départ de Mangeclous.

    Deuxième volet d’une tétralogie - dont on connaît mieux Solal et Belle du Seigneur avec leur dimension passionnelle et tragique -, cette œuvre comique, raconte avec truculence les tribulations de cinq cousins juifs qui quittent leur petite île grecque de Céphalonie pour rejoindre Marseille et Genève à la recherche d’un trésor.

    Le récit de ce voyage, qu’Albert Cohen connaît bien pour l’avoir effectué lui-même, conte l’odyssée improbable, sur fond de montée du nazisme, de ce clan de bienheureux mené par Mangeclous, à la quête d’une hypothétique fortune,

    Pour mettre en scène ce texte drôle et féroce, qui confronte la culture méditerranéenne et occidentale de l’Europe, Olivier Borle et les comédiens de la compagnie Théâtre Oblique dressent avec humanité une galerie de personnages hauts en couleur. Entre désir de grandeur, petits mensonges, tendresse et avidité, ces hommes vont finalement parvenir à obtenir un bien plus précieux que celui tant espéré.


    https://youtu.be/u-SZiXCOUVc

    Mangeclous, au Théâtre de la Renaissance à Oullins, jusqu'au 15 janvier - www.theatrelarenaissance.com


    Mise à jour le Dimanche, 16 Janvier 2022 11:16
     

    le paradoxe Albert Cohen, humaniste et zoophobe, misanthrope et zoophile (Philippe Zard, Olivier Borle)

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    Philippe Zard, Olivier Borle: le paradoxe Albert Cohen, humaniste et zoophobe, misanthrope et zoophile

    L’actualité d’Albert Cohen au théâtre est léonine : avant d’adapter Mangeclous, Olivier Borle (Le Théâtre Oblique) porte à la scène deux épisodes extraits de Mangeclous (1938) et Les Valeureux (1969) dans une « fable burlesque » tout public : « Mangeclous et la lioncesse ». Littérature au Centre nous donne l’occasion de revenir avec Philippe Zard puis avec Olivier Borle sur la richesse du motif de l’animal, hyperbolique chez le romancier : la faune se déploie dans des listes surréalistes, se niche dans de petits contes allégoriques, habite l’imaginaire des personnages et envahit les forêts. Le bestiaire est à la fois le support d’une poétique, variée, et d’une rhétorique, profuse. Elle porte une vision du monde complexe et contradictoire.

    Philippe Zard, vous êtes l’auteur de l’édition critique des quatre romans d’Albert Cohen (Solal, 1930, Mangeclous, 1938, Belle du Seigneur, 1968, Les Valeureux, 1969) parue en 2018 en « Quarto » Gallimard sous le titre générique Solal et les Solal. Vous avez également coordonné un Cahier Albert Cohen consacré à L’animal et l’animalité (Le Manuscrit, 2008).
    De quelles richesses animales, et de quel(s) paradoxe(s), y parle-t-on ?

    La question de l’animal chez Cohen est en effet portée par des tensions, des contradictions flagrantes qui tiennent aux sources extrêmement hétérogènes de son imaginaire animal. On pourrait les présenter schématiquement selon trois axes – il y a l’animal comme idée, l’animal fabuleux (celui des contes), l’animal réel (celui qui tient un rôle dans l’histoire des personnages du roman). Dans le premier cas, il s’agit moins d’animaux réels que de motifs qui servent de repoussoir et d’antithèse à la pensée de l’humain. Dans le second cas, l’animal relève d’une strate plus archaïque de l’imaginaire, liée aux contes de l’enfance, notamment les contes maternels que Cohen évoque en particulier dans son récit de 1954, Le Livre de ma mère : ces animaux sont très anthropomorphiques, et la « lioncesse » mise en spectacle par Olivier Borle relève en partie de cet imaginaire. Une dernière veine nous entraînerait à considérer la manière dont Cohen prend en compte de vrais animaux qui échappent complètement à l’une et à l’autre des deux grilles précédentes (cheval de Solal ou chien d’Isolde, chatte Timie ou chien Spot). Or, ce sont les heurts entre ces différentes représentations de l’animal qui tissent le « paradoxe Cohen » et qui font de lui à la fois un zoophobe et un zoophile (au sens large, ça va de soi)…

    Commençons par la dimension idéologique de l’animal idéel : comment la relation avec l’animal permet-elle de déterminer chez Cohen, une pensée, voire un « combat de l’homme », selon le titre du texte paru à Londres en 1942 ?

    L’usage idéologique de l’animal est effectivement la plus manifeste. À y regarder de plus près, il s’agit ici moins de la question de l’animal à proprement parler que de celle de l’animalité, voire de la bestialité. Les fondements de l’humanisme chez Cohen reposent sur une antithèse, un antagonisme profond entre l’homme et l’animal : le cycle romanesque s’élabore, à partir de 1930, avec le roman Solal, à une époque où Cohen a fixé, presque figé sa vision du judaïsme comme religion d’antinature. Et en l’attribuant, en toute ambivalence, à l’austère et rigoriste père du héros, le rabbin Gamaliel : « Nous sommes le monstre d’humanité ; car nous avons déclaré combat à la nature. » (Solal, Quarto Gallimard, p. 104). On peut identifier rapidement les deux sources de cet antagonisme entre l’homme et la nature : l’une, très classique, de source spirituelle, exprime l’idée de l’exceptionnalité humaine, qui constitue une évidence pour les religions monothéistes ; l’autre s’inscrit dans la tradition humaniste, et engage l’homme à surmonter ses pulsions naturelles en se conformant à une loi morale par laquelle il se fait humain. Il faudrait y ajouter l’héritage plus récent du darwinisme, dont Cohen propose une réinterprétation spiritualisante. L’homme n’a pas été créé par une décision divine, il est lui-même un animal, il est un singe dénaturé., certes ; mais Cohen réinterprète l’évolution à la lumière de sa tradition éthique et spirituelle : le passé simiesque de l’homme devient la « tare », le « péché originel » dont il s’agit de s’affranchir. L’homme a bien été un singe, et Cohen réécrit la révolution mosaïque à la lumière du darwinisme : le Décalogue déclare le « schisme » entre l’homme et la bête. Le jouet de l’oncle Saltiel symbolise cette interprétation : au début de Solal, le pieux personnage invente un chimpanzé qui se transforme en être humain sous l’effet des Tables de la Loi. Le jouet symbolique annonce l’élaboration de la Loi d’antinature que détaille en 1942 Combat de l’homme : à l’injonction nazie qui est la « voix de la nature », « Soyez animaux », s’oppose la « haine messianique » que le peuple juif « a vouée à la nature et à l’animal en l’homme » (Combat de l’homme, Quarto, Gallimard, p. 1622-1624). L’animal est bien ici idéel, idéologique : il s’inscrit dans une construction intellectuelle qui permet de définir une vocation humaine.

    Les pages que Cohen consacre à quantité de comportements bestiaux dans Belle du Seigneur sont à la fois inventives et très minutieuses… Comment les situer dans notre réflexion actuelle sur l’animal ?

    Oui, même à ce stade purement idéologique qui fait de l’animal un simple repoussoir conceptuel, Cohen fait tout autre chose qu’un sermon de moraliste : on assiste à de grands moments de littérature, dans lesquels un marionnettiste génial fait vivre sous nos yeux cet animal que nous étions et que nous sommes encore. Ce sont les grandes tirades jubilatoires de Solal sur les singes, les babouins et les « babouineries », les gorilles et les « gorilleries » ; et accessoirement on apprendra tout ce que nous avons toujours voulu savoir sans oser le demander sur la vie sexuelle des araignées et autres empis (Belle du Seigneur, Quarto, Gallimard, p. 1147-1159). Tout vise à dénoncer en l’homme la persistance d’une « animale adoration » (p. 1149) de la force.

    Tout d’abord, le recours à cet animal idéologique, « paléolithique », s’appuie sur une authentique zoologie : Cohen s’inspire des éthologues et décrit avec minutie les mœurs animales… On pourrait à ce stade opposer la démarche de l’anthropologue, qui perçoit la culture sous la nature, à celle de l’éthologue, qui repère ce qu’il reste de l’animal en nous. Les rites les plus élaborés de la culture féodale sont ainsi rapportés à des comportements simiesques d’allégeance et de soumission, des « postures » : le discours de Solal, et de Cohen, débusque de manière masochiste tout ce qui, en nous, sous le vernis de civilisation, révèle encore la bête poilue. Tout ce fonctionnement pourrait faire l’objet d’une approche freudienne, qui serait une autre grille d’analyse…

    On est loin, il est vrai, des anthropologies animales actuelles, et de la manière dont on étudie aujourd’hui les « cultures animales ». À l’ère de l’antispécisme, Cohen risque de passer pour le partisan d’une morale passablement anthropocentrique ; j’aurais quant à moi tendance à l’en créditer… Cette pensée garde sa pertinence, par cet effort de dissociation vis-à-vis de toute philosophie qui chercherait à indexer la loi morale sur la seule nature. Elle soutient que la morale est d’abord une idée, un projet de dépassement, qui fait de nous ce que nous sommes par un effort constant de perfectionnement… C’est là ce que l’humanisme de Cohen a de meilleur, qui rejoint d’ailleurs l’affirmation d’Albert Camus dans L’homme révolté : « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. »… La formule est presque cohénienne ! On touche ici à la dignité du projet humaniste : son refus de l’élimination des plus faibles, son devoir d’assistance, de solidarité… Concédons cependant aux détracteurs de cette vision du monde que Cohen noircit le tableau. Si les babouins pouvaient ester en justice, ils pourraient l’attaquer en diffamation : adoration femelle de la force et du « pouvoir de tuer », dit l’écrivain. Mais au fond, la perspective ne changerait-elle pas si, au lieu de dire « adoration de la force », on disait « besoin vital d’un protecteur » ? N’y a-t-il pas chez Cohen quelque chose comme une diabolisation de la nature ?

    C’est une chose d’affirmer que la morale humaine s’élève au-delà des lois de la nature, c’en est une autre que de dire qu’elle est d’« antinature ». De fait, le rapport au corps, à la naturalité humaine, au désir, à l’instinct sexuel est problématique chez Cohen. On tend parfois à une forme de vision gnostique de la nature et du corps. L’aspiration à une humanité qui serait entièrement affranchie de ses déterminations physiques, instinctives, produit par exemple une culpabilisation de la sexualité, et trahit souvent une forme de puritanisme, un rêve douteux de pureté. Dans la scène inaugurale de Belle du Seigneur où Solal ne demande à Ariane rien de moins que de surmonter toute répulsion physique à l’égard du vieillard édenté en lequel il s’est déguisé : de se prononcer, donc, pour un amour éthique qui serait sans corps et sans désir, un amour sans Éros en somme… Cohen nous donne dans cette scène les moyens de regarder en face les limites de son propre système : définir la morale comme antinaturelle, cela ne tient pas : il y a toujours une négociation entre éthique et nature et « qui veut faire l’ange »…

    Certes, la pensée de Cohen s’est radicalisée en miroir de la radicalisation perçue dans l’idéologie nazie, son rejet de la loi mosaïque, son racisme biologique, son paganisme… La lecture que fit Cohen de Hitler m’a dit, d’Hermann Rauschning, a confirmé qu’il y avait dans l’idéologie nazie l’aspiration païenne à un « retour à la nature », à la forêt « d’antique effroi ». Mais l’opposition entre nature et antinature est schématique – et du reste la complexité des romans de Cohen va bien au-delà de ces antithèses sommaires.

    D’autres strates du traitement de l’animal, très contradictoires, entrent en collision avec ces animaux qui n’existent pas…

    Les animaux précédents aident à construire des paradigmes pour penser la morale humaine et donnent lieu à des professions de foi tonitruantes, mais qu’il faut toujours considérer avec prudence. Solal affirme : « je hais (grimace violente et juvénile) les animaux » – (Solal, p. 266) : ce n’est pas vrai, évidemment (et l’outrance de l’expression le donne à penser) ! En réalité, on ne voit jamais à l’œuvre de « haine » des animaux… Il y a certes des manifestations de phobies, des peurs dont on se moque la plupart du temps : ainsi la mère de Cohen ne comprend pas que son fils puisse aimer les chats (dans Le livre de ma mère), car ceux qui aiment les bêtes, ce sont normalement les païens !

    Mais la faune de Cohen est si diverse : songeons aux histoires d’animaux qui aident à Solal à  conquérir Ariane, en l’attendrissant : lorsqu’il l’émeut en lui racontant son affection pour la chatte Timie, mais aussi en lui récitant des poèmes enfantins, ou qu’il invente le récit de son enterrement avec son cortège d’animaux adorables… Olivier Borle met en évidence dans son spectacle l’imaginaire de l’enfance qui sous-tend ces visions anthropomorphiques. L’animal du conte n’est plus du tout le vrai animal ; il est un motif poétique.

    On peut citer à ce propos l’épisode de la lioncesse que raconte Cohen, au cœur de l’adaptation pour jeune public de la compagnie Le Théâtre Oblique, Mangeclous et la lioncesse. Dans Mangeclous, en 1938, Cohen raconte cet apologue dans lequel une petite lioncesse s’est échappée du zoo de Céphalonie. Sa présence supposée dans les rues terrifie la population juive, qui prend des mesures fantaisistes : les hommes se promènent en cage, pendant que la bête est en liberté.

    Notons au passage que le mot « lioncesse », un néologisme, provient de l’hybridation entre un animal de conte et l’animal réel, il fait écho à « princesse » et se situe donc entre récit et conte….

    L’épisode de la lioncesse se conclut sur un moment très drôle où Michaël (l’un des Valeureux, les cousins de Solal) revient avec le petit animal inoffensif : cette témérité digne d’un Gentil suscite chez ces cousins un frisson d’effroi et d’admiration. Il est intéressant d’établir les correspondances de cette séquence avec différents épisodes du même roman. Ainsi, lors de l’épisode du mont Salève, l’oncle Saltiel apprivoise un chaton ; or, « un chat, c’était un petit tigre » (p. 585 !). On peut donc s’interroger sur ce statut du petit félin chez Cohen : il traduit une manière d’apprivoiser sa propre peur du fauve, par la miniaturisation d’une angoisse. Une autre manifestation de l’affection pour les animaux est l’extase épiphanique des Valeureux devant le petit oiseau chanteur à la fin de la randonnée des Valeureux. On est bien loin ici de la forêt primitive : il y a là quelque chose comme une rêverie autour d’une sorte d’innocence originelle, à la limite d’une ode religieuse à la Création.

    Dans le contexte immédiat de Mangeclous, qui paraît en juillet 1938, l’épisode de la lioncesse a pu être mal compris : comment, à l’heure des lois de Nuremberg, avoir le cœur à rire de ces Juifs du ghetto qui pour une bagatelle, crient au complot antisémite et veulent ameuter l’opinion publique mondiale ? Mangeclous l’opportuniste dont les affaires prospèrent grâce à sa « Compagnie des Transports Antiléonins », songe même à lâcher des fauves dans d’autres communautés juives ! Cet épisode, ajouté à tous les ridicules et laideurs attribués aux Juifs céphaloniens, explique sans doute des réactions hostiles comme celle d’André Spire, qui écrivit alors une lettre assassine à Cohen, dont il était resté longtemps très proche, lui reprochant d’alimenter la propagande antisémite : « Quant à vos Juifs ils me donnent tout le temps envie de crier Heil Hitler ! » Cohen en fut mortellement blessé… Il faut replacer cette réception dans son contexte et se souvenir de tous ceux qui, pacifistes et futurs Munichois, accusaient les Juifs d’exagérer leurs malheurs pour précipiter le monde dans la guerre. On peut imaginer que cet épisode drolatique ait été vu par les défenseurs de la cause des juifs persécutés comme un coup de poignard… Évidemment cette lecture est un contresens insoutenable quand on connaît l’engagement de Cohen. Et qui, aujourd’hui, pourrait devenir antisémite en lisant Mangeclous ?

    Les enjeux politiques graves de cet épisode burlesque ne se révèlent que lorsqu’on le met en relation en amont et en aval avec d’autres épisodes qui montrent que la « paranoïa » juive n’est pas dénuée d’ancrage dans le réel : les paranoïaques aussi ont des ennemis. Le lecteur de Solal et de Mangeclous sait qu’il y a chez les Juifs de Céphalonie la mémoire d’un pogrome encore très récent… Surtout, il y a ce que Cohen dit, dans la suite de la tétralogie romanesque, sur l’inversion tragique des valeurs. Le monde des nazis est ainsi résumé par la naine Rachel dans la cave de Berlin : « les humains en cage et les bêtes en liberté ! » (Belle du Seigneur, 1255) : c’est exactement ce que, sur un mode burlesque et inoffensif, l’épisode de la lioncesse mettait en scène… Aléas de l’édition : il aura fallu attendre 30 ans pour que l’une des clefs de lecture de l’apologue de Mangeclous soit livrée au lecteur…

    Pour revenir à l’apologue de la lioncesse, qui est au cœur du spectacle offert par Le Théâtre Oblique, on comprend que la référence au nazisme ait été éludée, surtout dans le cadre d’un spectacle pour enfants. Comment parler de cet arrière-plan à des enfants sans inhiber, brider, grever le rire qu’on cherche à susciter ? On ne peut pas plomber le comique par des références historiques que les enfants ne pourraient pas déchiffrer. Or, il faut que cela reste un récit joyeux, désopilant, même s’il est cerné de ténèbres.

    Cet épisode permet en tous les cas de rappeler que, dans l’imaginaire de Cohen, le fauve représente la férocité nazie… Le nazisme est même incarné par deux animaux : le fauve nietzschéen et la bête à cornes : le taureau, Zeus, les casques à cornes de bête…  Au début de Solal, en 1930, le héros dompte un tigre en entrant dans sa cage : « L’homme et le tigre avaient la même jeune élégance » (p. 173). Il y a dans Solal, le roman le plus nietzschéen de Cohen, une valorisation de la « puissance » qui n’est plus pensable par la suite. Dans Belle du Seigneur, on rencontre les bêtes nietzschéennes, à Berlin, dans les tirades de Rachel au chapitre 54, et dans les monologues de Solal. Ces animaux ne sont pas réels : ils sont des blasons, les emblèmes d’une idéologie. Dans ce contexte menaçant, la lioncesse, le chaton, la chatte Timie et autres bestioles inoffensives sont autant de manières d’apprivoiser la peur mythologique que suscite le monde animal.

    Parmi les animaux entre le réel et l’idéel (ou le symbolique), on peut également s’attarder sur le cheval, intéressant en ce qu’il porte toute l’ambivalence de la vision de Cohen : celui des chevauchées amoureuses de Solal correspond à un imaginaire romanesque, aristocratique et nietzschéen. Le premier roman s’achève sur un finale grandiose, une image quasi messianique ; mais ce Messie profane n’est pas monté modestement sur « un âne », comme dans la prophétie de Zacharie et dans les Évangiles, mais sur un cheval majestueux. Il est accompagné par un aigle royal qui « éployait son vol » : symbole d’une royauté plus païenne que judaïque. Or, dans Belle du Seigneur, au cheval de la Belle de Mai qui ouvre le roman succèdent, au chapitre 54, deux chevaux étiques et éthiques tirant le carrosse de la Loi dans la cave de Berlin…. Des chevaux messianisés, judaïsés, devenus des Ashkénazes neurasthéniques !

    Les romans de Cohen sont enfin peuplés de vrais animaux…

    C’est là qu’on voit toute la tension dans les représentations du romancier, qui exprime aussi, plus souvent qu’à son tour, un amour authentique de vrais animaux : un respect, une compassion, une affection qui sont même des critères éthiques de l’humanité. Même chez les Valeureux, qui ont pourtant peur des animaux, le petit Salomon et Saltiel, inspirateurs méconnus d’Aymeric Caron, refusent de tuer un moustique (« – Laisse-le vivre, dit Saltiel qui pensait que cette créature était le neveu d’un autre moustique. Les moustiques aussi ont une âme mais elle est très petite », Solal, p. 99)… Une manière naïve, mais touchante, de respecter le judaïsme, lequel fait de l’interdiction de la cruauté envers les animaux un commandement. Refus de la cruauté, pitié pour les bêtes : le pieux Jérémie, en fâcheuse posture dans Mangeclous, trouve le temps de se réjouir d’une belle journée pour les « pitits oisea ux » (p. 517)… N’oublions pas que c’est en partie pour sa bonté envers les animaux qu’Ariane a été élue. Comment pourrait-elle ne pas m’aimer, se demande Solal, elle qui « peut d’amour aimer un crapaud » (P. 914à, mais aussi un vieux cheval, le chien Spot, et qui sauve de la mort une pauvre langouste ? Ariane cotise aussi à la Société protectrice des animaux… En dépit des sarcasmes qu’elle peut susciter, la bonté d’Ariane reste l’indice suprême de sa bienveillance, de la « tendresse de pitié » avant même qu’elle ne soit formulée comme telle par Cohen. Amour des animaux moches, des faibles abandonnés, autant d’indices de son humanité.

    Là est la tension du motif animal : l’animal est un repoussoir idéologique, on se méfie de ces Gentils si familiers avec les animaux, mais celui qui est bon avec les animaux témoigne d’un cœur sensible… On connaît l’objection cardinale : Hitler aime les animaux, rappelle Cohen dans Combat de l’homme. Mais cette objection est à son tour réversible. On peut aimer les animaux par détestation des hommes, haïr les hommes comme on hait les animaux, ou avoir un cœur assez grand pour aimer les hommes et les bêtes. L’amour des animaux n’est pas une boussole infaillible, ni dans un sens ni dans l’autre. Et le roman ne cherche pas à résoudre dialectiquement les contradictions, il les expose.

    Y a-t-il alors chez Cohen, un point de vue animal, qu’on pourrait rapprocher de tentatives plus contemporaines (Anima, de Wajdi Mouawad) ?

    L’animal représente une matière privilégiée du récit. Anne Simon, spécialiste de ces questions, a montré que la thématique de l’amour des animaux demeure encore humaniste, ou anthropocentrée. Le point de référence reste la morale humaine plus que la considération du monde animal dans son autonomie. Est-il d’ailleurs honnêtement pensable que nous puissions sortir de notre point de vue d’homme ?

    On peut cependant évoquer un dernier type de relation entre l’animal et l’homme. Songeons au motif du chien chez Cohen. Dans la tirade du Ritz, dans Belle du Seigneur, Solal oppose l’amour des femmes à l’amour des chiens. « Un chien, pour le séduire, je n’ai pas à me raser de près ni à être beau, ni à faire le fort, je n’ai qu’à être bon » (p. 1161). Au-delà de sa dimension comique et provocante, le discours de Solal dit quelque chose de la perception morale de l’animal : ce que représente le chien aux yeux du romancier, du personnage, c’est la possibilité d’un amour inconditionnel. À l’égal de l’amour maternel, le chien aimera son maître même s’il est laid, stupide, impuissant ! Cette dimension résonne avec un texte très célèbre de Levinas sur le chien Bobby : une anecdote sur sa captivité en Allemagne, qui fait d’un chien, Bobby, la seule créature qui ait témoigné de l’affection aux prisonniers de guerre israélites, « le dernier kantien de l’Allemagne nazie » (« Nom d’un chien ou le droit naturel », Difficile liberté, p. 216). Ce don d’amour ne demande rien en termes de qualités, n’appelle aucune réciprocité ni aucune symétrie, il est pur don gratuit d’affection… C’est une idée très cohénienne ! Le romancier en donne une traduction littéraire dans le chapitre du suicide d’Isolde, l’amante délaissée, dans Belle du Seigneur : des pages très belles et très drôles où Cohen adopte la conscience d’un basset, le chien d’Isolde, seul à lui accorder une affection sans réserve. Or ce chien fait l’objet d’un jeu de signifiants intéressant : « Basset » revient à propos d’un juif honteux qui reniant son vrai nom (Cohen !), « préférait, le petit puant, se planquer en Basset » p. 1100) !… Et si, auprès d’Isolde, c’était Cohen l’écrivain qui se planquait en Basset ? Dans sa compassion pour l’amante abandonnée, il se met dans la peau du chien qui aime sa maîtresse, ce que Solal ne peut plus faire. Dans cette circulation du signifiant, Basset est un pseudonyme de Cohen, et révèle une sorte de devenir chien de l’écrivain…

    Mangeclous et la lioncesse © Le Théâtre Oblique

    Olivier Borle, dans Mangeclous, en 1938, Cohen raconte l’apologue de la lioncesse. Cet épisode constitue l’armature du spectacle Mangeclous et la lioncesse que vous mettez en scène, avec celui de la fabrication de la moussaka racontée dans Les Valeureux. Quels choix narratifs ont guidé la construction de cette « fable burlesque » ? Comment ces matières narratives se composent-elles à la scène ?

    Le spectacle se concentre effectivement sur des épisodes issus des romans Mangeclous et Les Valeureux. C’est une forme légère et tout public mélangeant registre épique et théâtre d’objet. Je me suis attaché à mettre en valeur le récit fantastique et pittoresque de la vie quotidienne de Mangeclous, et le spectacle narre les aventures du célèbre et fantasque faux avocat de Céphalonie, et de ses enfants.

    Dans le spectacle, le récit autour de la lioncesse échappée du zoo de Céphalonie est indissociable de l’ensemble de l’œuvre : ce qui saute aux yeux quand on approche l’écriture de Cohen, c’est la démesure narrative, jouissive, cette capacité à produire de la langue sur des événements très petits, très courts, étendus dans le texte comme une matière extraordinaire. Quand j’ai lancé la compagnie dans l’adaptation de l’œuvre de Cohen (ce premier spectacle préfigurant l’adaptation de Mangeclous, désormais réalisée, et celle de Belle du Seigneur, en projet), m’est assez vite venu à l’esprit le projet théâtral de faire dans la démesure. L’adaptation de Cohen engage du côté du grand, de l’excès. Au sein d’un projet forcément ambitieux, l’épisode autour de l’animal a tout d’abord une valeur structurelle : il présente un début, un milieu, une fin, il constitue la trame narrative du spectacle.

    Mais il est aussi révélateur de l’esprit d’enfance de Cohen : la présence animale prend ce sens, parmi de multiples autres indices, dans l’univers romanesque.  Dans Mangeclous ou Belle du Seigneur, Cohen écrit du point de vue de l’enfance, il est un enfant. Les récits de sa fille Myriam sur l’art merveilleux de conteur de son père, les jeux, les mises en scène de l’écrivain en témoignent largement, et on retrouve dans l’œuvre, transposés en une multitude personnages, les grands types d’enfant qui l’habitent. Cette omniprésence de l’enfance est très éclairante pour comprendre les personnages : Ariane, Solal, Mangeclous évidemment, les Valeureux, tout comme, dans Carnets 78, Cohen vieillissant se rappelle l’enfant solitaire attendant sa mère dans l’appartement de Marseille.

    Dans ce contexte de la création, l’épisode de la lioncesse est une histoire d’enfance à raconter aux enfants, pleine d’ingrédients, avec une profusion d’accessoires sur scène. On ne laisse pas l’acteur avec le texte, la générosité engage le langage mais aussi un univers théâtral d’objets hétéroclites… et la nourriture ! Il faut que ça brasse…

    La présence animale est donc un indice de votre choix de vous adresser, dans cette fable, au jeune public ?

    C’est l’objectif de cette création : s’adresser au jeune public et aux familles, impliquer les générations qui se saisissent différemment du spectacle.  Créer, donc, un petit objet pour un public très large. Dans le travail du Théâtre Oblique en direction du jeune public, je suis attentif à une exigence : offrir une matière théâtrale avec une langue élevée, une œuvre, ne jamais partir sur les simplifications lexicales de ce qu’on propose parfois aux enfants. Offrir la langue de Cohen, raconter aux enfants, dans cette langue, la lioncesse de Mangeclous et la moussaka des Valeureux est la proposition qu’Audrey Laforce et moi-même avons portée dans notre adaptation. Cohen parle d’une relation entre Mangeclous et ses enfants, qui n’est pas mièvre, mais au contraire exigeante, rhétorique, engageant une forme de contrat : on parle aux enfants dans une langue élevée, ils ont accès au vocabulaire, aux rythmes, au souffle, à la poésie… D’un auteur aussi exigeant dans l’écriture de son texte, je ne peux parler de lui qu’en poète. La prosodie, le rythme, l’emphase, relèvent de cette extrême attention à la langue. Les comédiens sont eux-mêmes sensibles à cette matière extraordinaire : Estelle Clément-Bealem qui tient le rôle de Mangeclous, exprime ce bonheur à se mettre en bouche un grand texte gourmand… cet appétit de la langue, cette jubilation poétique qu’il faut partager. Ce n’est pas si fréquent !

    Et cela marche : ça tient, les enfants entrent dans l’histoire, par d’autres portes, rient à des moments différents, perçoivent bien, au-delà d’un message qu’il s’agirait de leur inculquer – ce qui n’est pas mon projet – la valeur de l’univers qui s’ouvre à eux, fait de joies, de rires, et de questions qui les engagent ailleurs. Quand la saisie du texte présente des trous alors il faut aller apprendre, accepter de ne pas tout comprendre (même les adultes sont dans cette position de questionnement…), passer par les images, les accessoires, les objets, les costumes, les gestuelles des deux acteurs. Ces modes d’appropriation sont constitutifs du théâtre, et naturels pour les enfants.

    Il y a quelque chose de l’ordre du folklore, dans le spectacle, au sens du théâtre populaire, presque du théâtre de rue…

    Dans un acte théâtral qui engage les spectateurs, les fait participer, il y a effectivement une parenté avec le spectacle de rue. Je le présente comme une fable burlesque, mélangeant registre épique et théâtre d’objet. Nous l’avons d’ailleurs créé en plein air [à la Mostra Teatrale di Pieve, en Corse, 27-28 juillet 2019, nde]. Comme dans les grandes traditions populaires, c’est tout l’artifice du théâtre qui emmène le public pour ce voyage dans une œuvre d’art plus riche. Les comédiens ont besoin de l’interaction avec le public : quand j’ai réalisé la création lumière, Estelle Clément-Bealem et Mathieu Besnier ont insisté sur leur besoin de voir les spectateurs pour être en lien avec eux… Pour comprendre les réactions, leur parler, être dans cet échange.  C’est à eux directement, et parmi eux, que s’adressent les actions, les situations complexes, et ce texte oral, manifestement écrit à voix haute.

    La peur enfantine de la lioncesse relève également des hantises de l’enfance, irrationnelles, mais aussi visionnaires ?

    Les peurs de l’enfance, rationnelles et irrationnelles, sont présentes. Et comme Mangeclous, Cohen tient en très haute estime leur intelligence, et introduit même dans la relation une forme de dureté. Tout un jeu existe, entre maturité et immaturité : c’est d’ailleurs l’adulte, Mangeclous qui apparaît comme immature. Avec Cohen, sont oubliées les catégories ordinaires dans la littérature enfantine : méchant, gentil… Les enfants ne tombent pas dans les ruses de leur père. Cette relation permet de parler aux enfants en particulier comme s’ils comprenaient la plus grande peur…

    Comment montrez-vous, derrière la situation burlesque (ou tragique, disait Philippe Zard), le « monde à l’envers » dont procède l’apologue : les bêtes dans la rue, les hommes en cage ? Comment faire comprendre la dimension historique du roman publié en 1938 dans le contexte du nazisme ?

    L’humour de Mangeclous est un humour de catastrophe, et cela se perçoit dans le texte, sans besoin de forcer le trait, car Cohen ne le fait pas… En même temps, la situation est une opportunité pour Mangeclous de créer une holding ! Cohen joue donc sur cette maîtrise, imaginaire et fantaisiste, d’une situation tragique.

    En outre, transformer la bête en bébé lion somme toute assez inoffensif désamorce la portée tragique de la référence historique…

    C’est tout l’art de Cohen : la menace nazie est sous le texte, elle n’est pas occultée, elle est là. Mais la hantise de l’antisémitisme reste sourde, et ne fait pas l’objet d’un message qui serait prodigué comme au tribunal de la vérité. On reste dans une fable, il n’y a d’appel ni au misérabilisme, ni à la commisération…

    Le chantier de réflexion reste cependant ouvert pour la compagnie : faut-il expliquer au jeune public, resituer le contexte historique de l’apologue de la lioncesse ? Quand la compagnie a adapté Aimé Césaire, la question de la négritude se posait en des termes explicites dans le texte, le contexte était convoqué, et le travail théâtral se situait forcément au même endroit. Les choses sont très différentes dans le texte de Cohen : la lioncesse est elle-même une enfant, elle ne figure pas dans l’imaginaire du lecteur comme un objet de peur…

    Il y a également une chronologie de l’œuvre : nous sommes encore avant la Seconde Guerre mondiale. Les références aux bêtes seront tout autres après la Shoah…

    Dès 1938 on trouve déjà des passages plus pathétiques, lourds de menaces. Dans la grande forme [l’adaptation de Mangeclous], le personnage de Jérémie, martyr ashkénaze, évoque Hitler, les « messiés allemands » qu’il redoute, les juifs d’Allemagne… L’humour est grave, voire tragique. Et puis quel étrange bonhomme, que ce Mangeclous, avec parfois ses envies de mourir ! Représenter l’animal, comme les personnages, c’est ne pas s’inféoder à des propos dramaturgiques qui tiendraient de la morale. C’est avoir l’honnêteté, qui est celle de Cohen, de tout montrer, sans concession. Au théâtre, avec l’énergie qui circule, c’est aussi entendre, rester généreux, en dialogue…


    Les dates à venir :

    Mangeclous et la Lioncesse, 19 juin 2021, Les Rencontres de Theizé, 26 juin 2021, Les Rencontres de Brangues, du 11 au 24 octobre 2021, Théâtre des Clochards Célestes, 11 février 2022, Théâtre Jean Vilar (Bourgoin Jallieu), 7 et 8 février 2022, Toboggan (Décines).

    Mangeclous, 13, 14 et 15 janvier 2022, Théâtre de la Renaissance (Oullins), 3 et 4 février 2022, Théâtre du Parc (Andrézieux-Bouthéon), 12 février 2022, Théâtre Jean Vilar (Bourgoin Jallieu), 19 mars 2022, Toboggan (Décines).

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    https://diacritik.com/2021/03/25/philippe-zard-olivier-borle-le-paradoxe-albert-cohen-humaniste-et-zoophobe-misanthrope-et-zoophile/

    Mise à jour le Dimanche, 28 Mars 2021 10:53
     

    Ce que je dois à Albert Cohen (Bernard-Henri Lévy)

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    Bernard-Henri Lévy : « Ce que je dois à Albert Cohen »

    21 mars 2021

    De l’entretien philosophique raté avec Albert Cohen, à un projet inachevé de film, en passant par l’influence du « judaïsme glorieux » et du « pari d’anti-nature », Bernard-Henri Lévy raconte sa rencontre avec l’auteur de « Belle du seigneur » et le rôle capital que ce dernier a eu dans sa vie – et notamment dans son rapport au judaïsme.
    Propos recueillis par Alexis Lacroix pour l’Actualité Juive.

    Portraits, côte à côte, de. Bernard-Henri Lévy et Albert Cohen.Bernard-Henri Lévy et Albert Cohen.

    Albert Cohen a tenu un grand rôle, peu connu, dans votre vie, et notamment dans votre « Retour » vers le judaïsme. Pouvez-vous, pour commencer, nous remémorer dans quelles circonstances vous l’avez rencontré ?

    Bernard-Henri LÉVY– Très simplement. J’avais lu Belle du Seigneur dès sa parution. J’avais éprouvé une véritable illumination.

    Nous étions à l’automne 1968. Et je lui ai écrit. Puis, j’ai commencé à le voir. Assez souvent, à Genève, dans son appartement de l’avenue Krieg. J’étais bien loin, alors, d’imaginer qu’un jour, le judaïsme allait tenir une place si essentielle dans ma vie.

    Laquelle, en l’occurrence ?

    B.-H L. – Je suis venu au monde et j’ai grandi dans une famille de juifs assimilés, qui avaient une volonté d’intégration chevillée au cœur. Je crois que mes parents, mon père en particulier, ne voulaient plus trop penser au judaïsme car il était, pour eux, l’homonyme du malheur et de la désolation. Subitement, tout jeune adulte, je découvre, grâce à Cohen, un judaïsme glorieux dont je ne soupçonnais même pas jusqu’à l’existence. Je suis intrigué. Bouleversé. Foudroyé.

    Pourquoi ?

    B.-H. L. – Comment vous dire ? Je vois paraître un prototype d’homme, Solal, qui ne ressemble en rien au portrait de ces êtres qui ont intériorisé l’humiliation, et qui étaient, jusqu’ici, mon idée approchante de l’être-juif.

    C’est là que s’origine, en fait, l’amorce de votre « Retour » ?

    B.-H.L. – En tout cas, il y a eu, oui, ce saisissement. Et tout ce qu’il a déclenché, immédiatement ou, au contraire, sur la durée. Puis les années ont passé…

    Jusqu’au succès de votre premier livre fondateur, cet essai de combat antitotalitaire, La Barbarie à visage humain…

    B.-H L. – C’est là, à l’été 1977, fort de la confiance que me donne ce livre, que je prends la liberté, après avoir fébrilement recherché ses coordonnées, d’entrer en contact avec Albert Cohen.

    Que se passe-t-il alors ?

    B.-H. L. – C’est Pierre Bénichou, alors rédacteur en chef à L’Observateur, qui me révèle son adresse. Moyennant un « échange de bons procédés », je m’engage à ramener un grand entretien avec Albert Cohen pour le grand hebdo de la gauche. A cette date, j’ai lu tous ses livres. Je les connais presque par cœur. S’ouvrent quatre années durant lesquelles je le fréquente assidûment. Il vit reclus, cloîtré, retiré tout autant de la vie littéraire que des mondanités genevoises.

    Quel souvenir avez-vous gardé de vos conversations ?

    B.-H. L. – Sans doute avait-il, bien sûr, un peu moins d’aura que son personnage… Il recevait tous ses visiteurs vêtu de robes de chambre magnifiques, rouges, ou bariolées, à larges revers. Il ne se départissait jamais du chapelet qu’il gardait entre ses mains. Ce qui était décevant au premier abord, mais qui devenait très vite charmant et, pour tout dire, à son honneur, c’était son émerveillement pour son personnage : Solal enchantait Albert Cohen comme il aurait enchanté n’importe quel lecteur. Et il en faisait l’éloge à la manière d’un bon père juif de son enfant brillant !

    Ah oui, carrément ?! Vous étiez touché ?

    B.-H. L. – Évidemment ! Le rapport d’intimité parfois batailleuse qu’il entretenait avec Solal devenait contagieux. Ce qui m’a frappé, aussi, dès le premier jour, chez lui, à Genève, c’est son incroyable modestie ; il considérait le monde de la gentilité sans aucune insolence, avec respect, avec déférence.

    Cohen a-t-il été, peut-être même sans le savoir, un professeur en « teshuva » pour votre génération ?

    B.-H.L. – Oui, à deux titres. Cohen, certes, n’était pas savant, mais un grand artiste. A ce titre, il était doué d’intuitions fulgurantes. Et puis il était généreux. Je lui suis redevable de deux cadeaux.

    Lesquels ?

    B.-H.L. – Le premier, c’est ce fameux « pari d’anti-nature ». La direction de mes découvertes ultérieures – le primat de la loi sur l’événement, pour le dire avec les mots de Levinas, la désignation d’un totalitarisme ontologique, la détestation du sacré, ou encore la chasse à tous les résidus de paganisme à l’intérieur du monde juif et chrétien –, tout ce sur quoi, au fond, j’ai enté mon engagement ultérieur, était comme encapsulé dans l’intuition métaphysique de Cohen.

    Et le deuxième cadeau ?

    B.-H.L.  Eh bien, le deuxième cadeau, cela a été ce que j’ai appelé, dans l’exorde de L’Esprit du judaïsme« la gloire des juifs ». Albert Cohen avait, je crois, au plus profond de lui-même, la vision d’un judaïsme appelé à répondre à la violence par l’exigence spirituelle : par sa vocation glorieuse à faire reculer le paganisme et débusquer les bosquets sacrés. Il en tenait pour cette idée essentielle que la fierté, la force de caractère étaient la bonne réponse à la violence antisémite et païenne.

    Vous avez bien résumé votre dette envers la métaphysique de Cohen. N’était-il pas, néanmoins, un pessimiste ? Bien plus pessimiste, au fond, qu’un Abraham Heschel ou qu’un Elie Wiesel ?

    B.-H.L. – Pessimiste, oui, en ce sens que tout se ramenait pour lui à cette équation simple : comment gagner du temps ? Cohen pensait qu’il s’agit-là d’un combat essentiel, d’un combat de chaque instant… Vous appelez cela du pessimisme ? Peut-être… Mais un pessimisme tempéré par une sorte d’optimisme de la volonté. Attention, quand même : Cohen n’était, tout compte fait, pas si éloigné de l’hypothèse messianique.

    Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ? Quelles formes, alors, prenait cette hypothèse messianique ?

    B.-H.L. – Il savait, bien sûr, ce dont il retournait avec le messianisme. Mais il pensait aussi, comme le veut une tradition bien établie, que le Messie viendra le lendemain de sa venue…

    Carrément ?

    B.-H.L. – Oui… Le Cohen que j’ai eu la chance de croiser pressentait que le « différé » est la matière même du messianisme, l’étoffe de son espérance. Alors qu’est-ce cela veut dire, justement ? Qu’il faut, bien sûr, être prêt. Car le Messie peut entrebâiller la porte à n’importe quel instant. Il importe d’être disposé à L’accueillir. Mais, dans le même temps, il faut toujours se méfier de l’« impatience messianique ». C’était aussi, comme vous savez, la recommandation de Levinas : il faut résister à la tentation de brûler les étapes et se souvenir que c’est plutôt notre fils, notre fille, nos descendants qui l’accueilleront… Cohen, vous l’aurez remarqué aussi, se distinguait d’un autre pan de la sensibilité juive contemporaine : il ne croyait pas, lui, au « silence de Dieu ». Cette position le plaçait aux antipodes d’un autre de mes amis chers, Elie Wiesel. C’est un fait : contrairement à l’auteur de La Nuit, il ne pensait pas que Dieu s’était éclipsé dans l’abomination de la Shoah.

    Avez-vous publié des entretiens avec Cohen sur ces sujets ?

    B.-H.L. – C’est intéressant comme histoire… J’ai, pour être exact, failli publier un entretien avec lui.

    Failli. C’est-à-dire ?

    B.-H.L. – C’est Pierre Bénichou, comme je vous l’ai dit, qui m’a donné ses coordonnées. Je me sentais donc redevable tant envers lui qu’envers L’Observateur de cet entretien promis. Alors, dans nos rencontres, je le faisais réagir sur Levinas, sur Elie Benamozegh, sur toutes mes lectures… Je lui confiais mes hypothèses sur Proust, sur son judaïsme profond. J’envahissais littéralement son bureau d’une avalanche de références… Et à mesure que nous avancions vers la réalisation de notre projet, je percevais une inquiétude. Voire, maquillé par la pudeur, un affolement. A un moment il m’a interrompu : « Écoutez, je perds un peu le fil… Faisons simple : envoyez-moi vos questions ! »

    Vous l’avez fait ?

    B-H.L. – Je lui ai écrit une longue lettre saturée d’une liste interminable de questions. Et là, silence radio : Genève reste obstinément injoignable. Pendant des semaines… Intrigué, je lui téléphone. Sa femme, Bella, m’explique qu’il n’est pas disponible, « trop occupé », etc. Déstabilisé, je ne me décourage pas. Je prends l’avion. Je me pointe. C’est toujours Bella qui décroche. Et, quand elle comprend que je suis là, elle me propose de venir. Je suis alors reçu par un Cohen déconfit, navré, assez enfantin et très charmant, qui m’avoue n’avoir juste rien compris à mes questions. Je rougis de ma cuistrerie. Je me confonds en excuses pataudes. Me morfonds. Je me trouve nul.

    Et l’entretien, oublié ?

    B-H.L. – Nous l’avons abandonné, et le cours de nos échanges a repris comme avant. Avec une autre idée, une nouvelle idée, qui lui tenait, lui, bien plus à cœur, qu’un entretien philosophique. C’était que « Belle du Seigneur » soit adapté au cinéma. Il avait une idée fixe : que je joue Solal. J’avais beau lui dire que je n’étais pas acteur, il s’est procuré un film fleuve qui venait d’être produit par TF1 et où je jouais le rôle de René Crevel. Vous voyez bien, il me disait, triomphant ! Alors, je lui ai amené, en pèlerinage, Daniel Toscan du Plantier, Martine Offroy, des actrices. Une fois aussi, François Mitterrand. Mais il est mort. Il m’a écrit des lettres, juste avant, où il me confondait, un peu, avec le personnage. Il me faisait faire des photos où je devais me grimer en lui. Et puis c’est fini. Le film a été oublié. C’est triste. Il le voulait beaucoup.

    Il y a un autre trait de pessimisme chez Cohen : c’est sa vision d’une extinction nécessaire de l’amour…

    B.-H.L. – …S’il est privé de sa « chlorophylle » sociale… Oui, je sais. Eh bien, sur ce point, je l’avoue, je me sépare de lui. Depuis longtemps. Sans doute parce que j’ai rencontré une femme miraculeuse. Et puis parce que je ne crois pas autant que lui à l’emprise du « nous ». Je n’aime ni le mot, ni l’idée, ni la chose. C’est un des mots de la langue française que je déteste. Après tout, François Mitterrand a donné avec Anne Pingeot l’exemple d’un amour à la fois indéfectible et durable en dépit d’une absence complète d’oxygénation sociale. En fait, la société tient pour l’amour le rôle du frottement pour la bille de l’expérimentation cartésienne : elle l’altère et, à terme, l’asphyxie…

    Vous reconnaissez-vous dans l’amour de la France d’un Cohen, cet amour entrelacé de fidélité à ses origines séfarades qui éclate dans la déclaration très lyrique de Ôvous frères humains ?

    B.-H.L. – Oui, mais je crois que le plus déterminant, chez moi, ce n’est pas la composante séfarade et algérienne de mon héritage. Mon patriotisme français est, fondamentalement, celui du fils d’un « Free French » : très tôt, j’ai appris de mon père, André Lévy, à détester Vichy et à chérir la face de lumière de la France résistante. Après, il existe aussi dans mon « être-français » une idiosyncrasie : j’ai grandi sans image mnésique de mon lieu de naissance – Béni Saf. La famille dans laquelle je suis venu au monde était, en fait, archi-déracinée. Vous comprenez donc avec quel enthousiasme je me suis retrouvé dans le « pari d’anti-nature ».

    Cohen nourrissait une véritable « amitié stellaire » avec un de ses compatriotes de Marseille, Marcel Pagnol. Vous y étiez sensible ?

    B.-H.L. – Pas du tout ! Je trouvais leur affrèrement ridicule. Et c’est moi qui étais, au fond, ridicule…

    Pourquoi ?

    B.-H.L. – Parce qu’elle était belle, en fait, cette amitié. Parce qu’elle était infiniment plus vraie que je ne l’ai cru. Cohen et Pagnol vibraient, l’un et l’autre, de cette grande idée de la France qui a pour nom Marseille.

    Que reste-t-il de Cohen, quatre décennies après sa mort ?

    B.-H.L. – De son vivant, Cohen finalement n’a pas été si sacré et consacré que cela. Sans la petite société secrète d’admirateurs qui l’entourait, il n’aurait pas été visible. Depuis sa mort, le cercle n’a cessé de s’élargir. Tant mieux.


    https://laregledujeu.org/2021/03/21/36883/bernard-henri-levy-ce-que-je-dois-a-albert-cohen/

     

    Immergez-vous dans l'univers d'Albert Cohen

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    Immergez-vous dans l’univers d’Albert Cohen




    Une exposition conçue par Pierre LATRILLE

    Les œuvres d’Albert Cohen se déroulent dans les années 1930 et les personnages principaux, Solal et Adrien Deume, travaillent à la Société Des Nations (SDN).

    Ici vous pouvez:

    • en savoir plus sur les articles sur le bureau de Cohen / Deume
    • découvrir ce que les autres pensent de Cohen
    • regarder des extraits de l’adaptation cinématographique
    • scanner ce code pour tout faire avec vos propres natels >>



    Image partagée par @alex_belopopsky

    Mise à jour le Dimanche, 01 Novembre 2020 10:37
     

    Marcel Pagnol et Albert Cohen: mousquetaires de la garrigue

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    Marcel Pagnol et Albert Cohen: mousquetaires de la garrigue

    Un livre de Dane Cuypers explore les arcanes d'une relation unique

    par
    Patrick Mandon
    2 octobre 2020
    Marcel Pagnol, 1948. Photo: Archivio Arici / Leemage.

    Entre le juif de Corfou Albert Cohen et le protestant provençal Marcel Pagnol, l’amitié, nouée dès l’école à Marseille, fut intense et durable. Un livre de Dane Cuypers explore les arcanes de cette relation unique entre deux créateurs que le succès n’a pas séparés.


    Ils furent comme des frères, si différents et si merveilleusement assortis. Le premier se prénommait Marcel, le second, Albert ; celui-ci, Cohen (1895-1981), était juif, originaire de Corfou, celui-là, Pagnol (1895-1974), protestant et provençal, précisément natif d’Aubagne. L’un et l’autre devinrent fameux.

    Pagnol, ce « sénateur romain qui aurait lu Dickens »(1), possédait la veine dite « populaire », qualificatif ambigu, possiblement méprisant, par lequel on désigne des auteurs qui eurent le bonheur de rencontrer un grand succès.

    Et Albert alors ? Son succès, plus tardif, l’installa durablement dans la gloire. Son inspiration, vagabonde, se débauche chez Rabelais, passe par la Bible, bifurque un peu vers Pascal, se colore de John Steinbeck, puis se déploie dans un style de miel et de fiel, tantôt caressant, tantôt cinglant, hilarant aussi : des abîmes noirs ou des enchantements. On est emporté par le flot énorme qui coule à l’intérieur de Belle du Seigneur(2) dans un tumulte du vocabulaire. On côtoie des créatures pitoyables et comiques, des silhouettes à la Charlot – nos amis les hommes et les femmes tragiquement unis pour le rire et pour le pire.

    La cérémonie des reconduites

    Entre Marcel Pagnol et Albert Cohen, l’amitié naît et prospère entre 1906 et 1913 au Grand Lycée (aujourd’hui lycée Thiers) de Marseille. Ils s’y rencontrent, ils se plaisent. Quand on a tant de choses à dire, des choses jamais dites à personne auparavant, quand on aime sa mère à la manière de ces deux enfants, quand on a, comme eux, le goût et le sens du récit, on ne se laisse pas sur le trottoir : « On sortait du lycée ensemble, on se tenait par la main, et il me raccompagnait jusque chez moi, et je le raccompagnais jusque chez lui, et on parlait interminablement, et on riait et on s’aimait, et un jour je l’ai béni à la manière juive, grave enfant juif bénissant son frère chrétien. » (Albert Cohen).

    Marcel, le patron !

    C’est Pagnol qui « épate » Albert, par son charme physique, son allure, son assurance. Il était déjà, dans la rue, dans la cour de récréation, le patron : « La teneur de la relation n’est pas celle qu’on pourrait croire. Cohen a dû, pensais-je avant d’entrer dans leurs vies, impressionner Pagnol. Que nenni ! C’est Pagnol qui est le protecteur, le parrain de Cohen. L’admiration est réciproque et la tendresse pareillement, mais elle était, disons, joyeuse, détendue chez Pagnol, pas loin de la dévotion chez Cohen. C’est Cohen qui réclame de façon enfantine une photo de son ami en académicien […]. » Avec Pagnol à ses côtés – un vrai Provençal ! –, Albert se sent à la fois protégé, accepté, « intégré ».

    L’antisémitisme fait le trottoir

    Lorsque Marcel paraît, le jeune juif vient d’être victime d’une agression verbale extrêmement violente. Le 15 août 1905, à 15 h 05, Cohen, qui vient de fêter ses dix ans, se trouve dans la rue, seul. Il est soudainement attiré par un camelot, dont le bagout l’enchante. Mais l’ambulant, les yeux fixés sur le gamin, transforme son boniment en une diatribe antisémite : « […] Messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la confrérie du sécateur, raccourci où il faut, je les reconnais du premier coup, j’ai l’œil américain, moi, eh ben nous, on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race (3) […] »

    Cruelle ironie de cette salle affaire, le petit juif de Corfou est passionné de la France et de sa langue : « J’aimais la France, je détestais les Prussiens, j’étais revanchard et cocardier, et j’adorais Jeanne d’Arc. La France était à moi, était mon affaire. On m’a bien montré que je me trompais et que je manquais de tact.(4) »

    Fort heureusement, arrive la rentrée scolaire de 1905 « et la rencontre de Marcel, qui aidera beaucoup Albert à retrouver la confiance dans ce pays qu’il chérit tant, même si la blessure ne se refermera jamais complètement ». Dans le fameux « Apostrophes » de 1977, Albert Cohen dira à Bernard Pivot : « Je me suis senti son égal. »

    Albert Cohen. Photo: Ulf Andersen / Aurimages.Albert Cohen. Photo: Ulf Andersen / Aurimages.

    Ce qu’on ne pardonne pas à Pagnol

    À Paris, il fut roi, venant de Marseille, où il était prince. Auteur dramatique, écrivain, scénariste, dialoguiste, cinéaste, puis éditeur : il voulut tout maîtriser, il y parvint, car, tout en demeurant un créateur, il mobilisa en lui les ressources du chef d’entreprise. Alors, il régna sur son imagination, il accoucha celle des autres, il gouverna les créatures qu’elles faisaient naître et les moyens techniques qui fabriquaient ses féeries. On a parlé, à son sujet, de théâtre filmé : des acteurs de génie disant des choses immortelles dans un décor adéquat. Qu’est-ce donc qu’un décor adéquat pour Pagnol ? Un sentier pierreux dans une colline, un coin de table, un plan plus large sur une place de village ou dans une salle de bistrot, c’est-à-dire presque rien ou encore juste ce qu’il faut.

    Est-ce audacieux de prétendre que Pagnol n’est pas si éloigné de John Ford ?

    Cet homme entreprenant a inventé sa technique de tournage en s’inspirant des films qu’il avait vus et des hommes qu’il avait rencontrés. Son œuvre littéraire a réjoui la planète. Eh bien, l’administration culturelle de ce pays ne semble pas s’en émouvoir ! Dane Cuypers nous révèle qu’il fut « absent de la programmation de Marseille capitale européenne de la culture en 2013… ».

    Mais que sont les fonctionnaires devant Roberto Rossellini, qui lui déclara un jour : « Le père du néoréalisme au cinéma, ce n’est pas moi, c’est toi. Si je n’avais pas vu La Fille du puisatier, je n’aurais jamais tourné Rome ville ouverte. »

    Quant à Albert Cohen, il ne trouverait pas plus grâce aux yeux des féministes vengeresses d’aujourd’hui. Songeons qu’en février 1978, il déclare à Jacques Chancel dans « Radioscopie » que la femme doit être « inféodée » à l’homme, qu’il ne saurait y avoir une femme grand écrivain, que Marguerite Yourcenar est « trop laide » pour qu’il la lise et qu’il faut attribuer les découvertes de Marie Curie à son mari ! » Dane Cuypers refuse pourtant de le renier : « Oh, que dire ?, me répond-elle. Cela le dessert terriblement : il se laissait aller, parfois, à des excès de langage, mais, dans le privé, on ne lui connaît aucun comportement déplaisant à l’endroit d’une femme. Ces mots ne disent rien de l’œuvre de ce grand auteur, ils ne m’empêchent pas d’aimer ses livres : qu’il soit ici et ailleurs insupportable ne me le rend pas moins irrésistible. »

    Il n’y eut entre Marcel et Albert nul serment de mousquetaires de la garrigue, mais une manière de coup de foudre, une séduction en miroir. Ce livre impeccable n’épuise pas le mystère des liens miraculeux de l’amitié profonde, mais il en donne une splendide représentation.

    Source : https://www.causeur.fr/marcel-pagnol-albert-cohen-dane-cuypers-182411




     

    Albert Cohen, Marcel Pagnol. Une amitié solaire, de Dane Cuypers

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    Voix et chapitresPagnol et Cohen: radiographie d’une amitié solaire

    Dane Cuypers a étudié avec amour et curiosité les destins parallèles des deux copains marseillais.

    Benjamin Chaix
    Publié: 29.08.2020, 17h10
    Marcel et Albert se rencontrent le 3 octobre 1905, jour de rentrée scolaire au grand Lycée de Marseille. Ils ont 10 ans. Ils vont devenir amis. Et entretenir une correspondance jusqu’à la mort de Pagnol en 1974.
    Marcel et Albert se rencontrent le 3 octobre 1905, jour de rentrée scolaire au grand Lycée de Marseille. Ils ont 10 ans. Ils vont devenir amis. Et entretenir une correspondance jusqu’à la mort de Pagnol en 1974.
    Roger Viollet

    Il fallait les hasards de l’existence pour que deux enfants d’origines si différentes se lient d’amitié. Il fallait une ville comme Marseille, où se mélangeaient à la fin du XIXe siècle tant de gens de provenances variées. Son port en était un dans le sens qu’on donnait à ce mot autrefois. Un lieu de brassage incessant, comme le sont aujourd’hui les grands «hubs» aéroportuaires. Deux futurs monuments de la littérature française s’y côtoient dans le même lycée. Ils deviennent amis et ne cesseront de correspondre jusqu’à la mort de Pagnol en 1974.

    Une journaliste et écrivain française, Dane Cuypers, s’est passionnée pour ce duo. Son livre «Albert Cohen-Marcel Pagnol. Une amitié solaire» est le résultat de l’enquête serrée qu’elle a menée autour de ces deux destins parallèles, réunis l’espace de quelques années sous le soleil provençal. Un soleil dont Pagnol fera sa marque de fabrique et que Cohen fuira en Savoie puis à Genève, où il passera le plus clair de son temps. Mais n’a-t-il pas écrit «Solal»? Et Dane Cuypers de citer avec ravissement le lapsus d’une lectrice transformant le titre du chef-d’œuvre de Cohen en «Belle du Soleil».

    Le jour de la rentrée 1905

    On revit minute par minute cette journée de rentrée scolaire du 3 octobre 1905 au Grand Lycée de Marseille, devenu plus tard le lycée Thiers. Ils sont nés tous les deux dix ans plus tôt, Albert à Corfou et Marcel à Aubagne. Comme l’indique l’auteure, l’année qui les a vus naître est celle de la dégradation et de la déportation d’Alfred Dreyfus et celle de la première projection des films des Frères Lumière. L’antisémitisme est en action; le petit Albert le découvre le 15 août 1905 à travers les propos insultants d’un camelot de la rue Mazagran. Quant au cinéma, il se rode avant que Marcel s’en empare quarante ans plus tard. L’amitié qui naît entre ces deux garçons est la rencontre de deux intelligences, ce qui signifie chez Pagnol une absence totale de préjugé à l’encontre de son camarade juif débarqué d’une île grecque. Fils d’un instituteur anticlérical convaincu des avantages de la laïcité, Marcel ne voit en Albert qu’une sorte de protestant – il y en a aussi à Marseille – dont l’origine religieuse l’indiffère.

    «Sa démarche avait une grâce aérienne merveilleuse et, parfois, il shootait dans une balle imaginaire comme un danseur étoile inspiré par le football»

    Albert Cohen, décrivant Marcel Pagnol à l’époque du lycée

    Pour Dane Cuypers, parler de cette ville et de son port à l’orée du XXe siècle est un plaisir communicatif. Marqué à vie par sa rencontre avec le marchand antisémite, Albert n’en reste pas moins un enfant à l’affût de l’animation et des sensations que procure un tel cadre. Et baguenauder à deux dans Marseille de la Belle Époque est délicieux. L’auteure relève que ni l’un ni l’autre n’est attiré par la mer omniprésente. Un point commun de plus. L’écriture est le plus important. Chacun lit l’autre avec bonheur. Malheureusement, si les lettres d’Albert à Marcel existent, celles de Pagnol à Cohen ont disparu, détruites à la demande de ce dernier, avec d’autres archives après sa mort.

    Le succès, c’est Pagnol qui l’a connu en premier. De loin mais avec chaleur, Cohen l’en félicite. «Solal» est très bien accueilli en 1930, mais «Belle du Seigneur» ne paraît qu’en 1968. Ce livre reçoit le grand prix du roman de l’Académie française, aréopage dont Marcel Pagnol est membre depuis 1947. Ses pièces de théâtre, depuis «Topaze» en 1928, puis «Marius», «Fanny» et «César», et les films qu’il a tournés l’ont rendu extrêmement populaire. Aucune jalousie, aucun jugement, ni chez l’un ni chez l’autre, remarque Dane Cuypers.

    «Albert Cohen-Marcel Pagnol. Une amitié solaire», par Dane Cuypers, Éditions de Fallois, 220 pages.

    Source : La Tribune de Genève, 29 août 2020

    https://www.tdg.ch/pagnol-et-cohen-radiographie-dune-amitie-solaire-591658455754


    Mise à jour le Jeudi, 03 Septembre 2020 12:32
     

    Lire et relire Albert Cohen en 2019

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    Lire et relire Albert Cohen en 2019

    Dim. 10 mars 2019 | Albert BENSOUSSAN
    Lire et relire Albert Cohen en 2019

    L’œuvre d’Albert Cohen (Corfou, 1895 – Genève, 1981) est à nouveau en pleine lumière — mais a-t-elle jamais cessé de rayonner ? — car les éditions Gallimard viennent de réunir, dans la collection Quarto, sous le titre Solal et les Solal, ses quatre romans, en les faisant précéder d’une introduction lumineuse, assortie de pas moins de 1200 notes, de Philippe Zard (2018, 1664 pages, 32€), universitaire qui a pour axe de recherche « l'imaginaire politique et religieux dans la fiction romanesque et dramatique » et qui, outre La Fiction de l'Occident : Thomas Mann, Franz Kafka, Albert Cohen (PUF, 1999), a publié de nombreux articles notamment dans Les Cahiers Albert Cohen.

    Juif séfarade de la fantasmatique Céphalonie, Juif sioniste de la diaspora, Juif offensé et humilié, « youpin » de Ô vous, frères humains, Juif vengeur, terrassant tous ses ennemis par l’arme du rire et de la langue française, tel est Albert Cohen, l’un des tout premiers romanciers du XXe siècle. S’il faut prendre ce monument littéraire par un bout, choisissons alors cette image primordiale du créateur d’histoires : Charlot, personnage emblématique inventé par Charlie Chaplin. Et c’est qu’en 1923, le jeune Albert Cohen, un débutant de 28 ans, entre en littérature en publiant dans la Nouvelle Revue française (chez Gallimard, qui sera son premier et unique éditeur) un texte intitulé  « Mort de Charlot », récit imaginaire des heurs et malheurs du personnage de gentleman vagabond et riche gueux. Riche, au sens où l’entendra plus tard Albert Cohen, en qualifiant ses Juifs crasseux de Céphalonie de représentants de la « race milliardaire » !

    L’on pourra, à partir de Charlot comme paradigme, parcourir les romans de Cohen, Solal (1930), Mangeclous (1938), Belle du Seigneur (1968) et Les Valeureux (1969) – ici rétablis dans leur ordre chronologique véritable. Avec pour protagonistes, d’une part Solal le héros solaire, riche et beau, transfuge de son judaïsme originel, d’autre part les Valeureux, ses cinq oncles miséreux. Et le jeu de va-et-vient entre ces deux mondes que tout oppose et que tout rapproche ― le premier « tout », c’est le matériel, la fortune, la chance ; le second « tout » étant le cœur, l’âme juive, le sens de la famille. Mais pourquoi Charlot ? Parce que dans cette vie qui n’est qu’une farce Charlot est toujours en représentation, qu’il est notre miroir, notre double. Parce que ce monde est cruel et que le gueux y est condamné : à la fin du récit Charlot sera guillotiné, mais avec grâce et en souriant, comme il a coutume de faire dans son malheur et ses déboires, multipliant les œillades « avec ses yeux maquillés de Tunisienne », et esquissant des « entrechats espagnols, des révérences d’écuyère comblée » ― anticipant les gracieuses cabrioles du futur Mangeclous. Et enfin, parce que ce « doux dandy dandinant, dont les songes sont peuplés d’anges policemen et de boxeurs ailés », est une image récurrente, un modèle pour Cohen qui échafaude déjà son univers romanesque, que l’on devra déguster et savourer, où l’on pourra rire et pleurer, s’évanouir de plaisir, s’évader, s’éventer, s’ébaubir, s’esbroufer, s’escagasser, s’estomaquer, s’époustoufler, s’émerveiller — effet accumulatif qui nous rappelle que, si le maître de l’image fut Chaplin, le professeur d’écriture est, fut et reste Rabelais. Et rabelaisienne est la veine de Cohen, pas seulement par le choix et le rythme des mots, mais par ce goût marqué pour le carnaval et la scatologie — qui donna, en son temps, des rototos au comité de rédaction collet monté de Gallimard. Il ne reste plus qu’à camper le décor. Qui est double, comme le visage biblique de tout un chacun ― Cohen savait-il qu’en hébreu le visage se dit toujours au pluriel : panim פנים ? ― : un décor crasseux, l’île grecque ou le ghetto de Céphalonie, et un décor luxueux, l’hôtel Ritz de Genève où, grand seigneur, Solal, sous-secrétaire à la Société des Nations, recevra sa loqueteuse famille. Race doublement milliardaire, comme on voit.

    Au commencement, nous sommes dans l’île et l’exil, et c’est l’éveil du jour et des valeureux personnages :

    Le premier matin d’avril lançait ses souffles fleuris sur l’île grecque de Céphalonie. Des images jaunes, blancs, verts, rouges, dansaient sur les ficelles tendues d’une maison à l’autre dans l’étroite ruelle d’Or, parfumée de chèvrefeuille et de brise marine.

    Toute la Méditerranée est convoquée, avec ses couleurs, ses parfums et son désordre. Mais la Céphalonie, c’est quoi ? On le sait, Albert (Abraham) Cohen est né en 1895 à Corfou, la plus au nord des sept îles ioniennes, à un doigt de l’Albanie et à deux de l’Italie. L’écrivain, par ce léger glissement du nord au sud, entend ainsi préserver l’intimité des siens ; de sorte que ses fictions évoqueront la Corfou de son enfance, avec ses Juifs et son ghetto (on en trouvera la photo dans ce livre), sauf qu’il en changera le nom, par respect, par pudeur — ou désir ludique de mystification. Et c’est pour s’inventer une famille archétypique, séfarade, méditerranéenne, follement juive et « un peu nègre » — comme il aimait à dire. Voilà cinq cousins qu’il nomme, ironiquement, « les Valeureux », sans doute parce qu’ils ont de la valeur pour lui, bien plus que du courage ― car tenaillés par « la fameuse peur juive » ― ce qui n’interdit pas, sporadiquement, chez l’un ou l’autre, des actes de bravoure. Ou de défi,  parfois suicidaire. Les Valeureux, ces « grands discoureurs », sont « juifs du soleil et du beau langage », déterminés par ces deux pôles : le rayonnant rivage grec et la belle et archaïque langue française. Qui joue un rôle original et stupéfiant dans toute cette écriture, justement parce qu’elle exprime ce décalage des îles et cette emphase de ceux qui ont appris le français au sein de l’Alliance Israélite Universelle — fondée en 1860, entre autres, par Crémieux, l’homme du fameux décret qui fit français les Juifs d’Algérie en 1870, et dirigée en 1943 par René Cassin, auteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948.

    Le grand roman totalisant Belle du Seigneur, en 1968 (mais en fait conçu dès les débuts romanesques de Cohen en 1930), les campe une dernière fois :

    Les voici, les Valeureux. Voici Saltiel des Solal, l’oncle du Beau Solal, vieillard de parfaite bonté avec sa houppe de cheveux blancs, sa toque de castor posée de côté, sa redingote noisette toujours fleurie, ses courtes culottes assujetties par une boucle sous le genou, ses bas gorge-de-pigeon, ses souliers à boucles de vieil argent, son anneau d’oreille, son col empesé d’écolier, son châle des Indes qui protège ses épaules frileuses, son gilet à fleurs dans les boutons duquel il passe souvent deux doigts, féru qu’il est de Napoléon.

    Nous sommes bien au théâtre, et le premier des Valeureux est particulièrement déguisé, avec sa noblesse du passé, et forcément ruinée, car Saltiel, comme tous les autres, vit dans un dénuement extrême, gagnant sa vie « en gravant, muni d’une loupe et d’une aiguille très fine, des chapitres du Deutéronome sur des marrons ou sur des os de poulet ». Tout est excessif chez ce personnage, l’élégance extravagante et la façon, non moins curieuse, de vivre. Quant aux autres, nous avons le plus jeune des Valeureux, Salomon, quintessence de bonté, un petit bonhomme d’un mètre cinquante-sept, «aussi pauvre qu’honnête, cireur de souliers en toutes saisons, vendeur d’eau d’abricot en été et beignets chauds en hiver » ; et puis le géant Michaël, qui fut tambour-major lors de son service militaire en France, et toujours habillé en janissaire, avec

    sa haute taille, ses cheveux bouclés, ses moustaches recourbées comme un croissant de boulanger, ses poings massifs, les muscles de son cou pareils à de fortes cordes, sa blanche jupe plissée qui ne descendait que jusqu’aux genoux, ses longs bas de laine blanche retenus par une cordelette rouge, ses souliers à pointe recourbée et surmontée d’un pompon rouge, sa large ceinture rouge où sortaient les crosses damasquinées de deux antiques pistolets, son petit gilet doré de soutaches et de boutons .

    Cohen tenait à faire de ses Valeureux, droit issus d’un vestiaire d’opéra bouffe, un ensemble significatif de l’humain juif, le petit et le grand, le vieux et le jeune, le costaud et le minuscule, mais tous immensément pauvres. Et Mangeclous, bien sûr, qui fait tous les métiers, les plus incongrus et les plus exotiques, et

    s’était acquis une brillante réputation de médecin et avait mis en vers les propriétés médicinales de la plupart des légumes et des fruits (‘’L’oignon accroît le sperme, apaise la colique ― Pour la dent ébranlée est un bon spécifique.’’) Il était, de plus, oculiste, savetier, guide, portefaix, pâtissier, gérant d’immeubles, professeur de provençal et de danse, guitariste, interprète, expert, rempailleur, tailleur, vitrier, changeur, témoin—d‘accident, etc…

    Spéculateur, certes, et aussi « lavementier » avec une méthode drastique de suspension du corps exposée dans Les Valeureux. Et, en point d’orgue, voici le Juif absolu, Mattathias, archétype des avares — Cohen entrant allégrement dans le mythe de l’avare pour mieux le démystifier —,

    dit Mâche-Résine, dit aussi Veuf par Économie, homme sec, calme, circonspect et jaune, pourvu d’oreilles pointues, mobiles appendices toujours à l’affût de profitables bruits. Il est manchot :et son bras droit se termine par un gros crochet de cuivre avec lequel il gratte son crâne tondu lorsqu’il suppute la solvabilité d’un emprunteur.

    Cet ensemble de portraits fait penser aux bandes dessinées de l’époque, aux Pieds nickelés. Et, à l’évidence, aux personnages de Mack Sennett dont Charlot nous livre la crapuleuse galerie. Vision naïve en même temps que cynique de ces personnages, avec un art consommé de la caricature.

    Venons-en à la scatologie cohénienne dont les trois pôles sont la crasse, les vents et les diarrhées, avec pour l’illustrer, Mangeclous, son épouse Rébecca et les héros emblématiques du roman de Tolstoï, Anna Karénine et le prince Wronsky : Mangeclous, celui qui, enfant, a dévoré « une douzaine de vis pour calmer sa faim », d’où ce sobriquet bizarre qu’on lui donne, est surnommé aussi, à juste titre, « capitaine des vents… à cause d’une particularité physiologique dont il était vain », et dont il use en diverses occasions, notamment pour ponctuer un aphorisme, une vérité, ou clouer le bec à son interlocuteur. Quant à la crasse qui le revêt, ainsi qu’une seconde peau, elle est envahissante, le personnage allant toujours nu-pieds et ne se lavant périodiquement que tous les six mois ― Albert Cohen se rappelant sûrement la blague juive de ghetto rapportée par Freud dans son ouvrage sur le trait d’esprit (Der Witz) :

    Moi je ne me lave que deux fois par an… que j’en aie besoin ou pas !

    La scène ouvrant le chapitre 5 de Mangeclous constitue un sommet scatologique et linguistique de l’œuvre : l’épouse de 140 kilos est assise sur un pot de chambre en plein milieu de la pièce, et tout en lisant

    avec avidité le cours de diverses Bourses européennes », elle s’épanche délicieusement : « Oh beauté que c’est l’huile de ricin… Et quel effet ! Moi, quand je mange trop le soir, le lendemain vite la purge !… Oh beauté que c’est la médecine, oh que c’est beau, mon œil… Oh libération dans mon ventre, oh beauté dans mes intestins, oh fin de mes eczémas, oh soulagement charmant. Oh beauté que c’est l’huile de ricin… Il n’y a pas mieux que l’huile de ricin parce que ça fait faire épais comme du ciment. Tandis que le sulfate c’est tout de l’eau qui sort seulement.

    On reconnaît là la patte ou la pâte de Rabelais, et l’on se demande s’il faut y voir autre chose que ce que l’on respire en se bouchant le nez. Albert Cohen aime bien mettre dans la bouche de ses crasseux de ghetto de belles phrases de langue française et des pédanteries académiques, l’effet de contraste en ressortant d’autant mieux. Eh bien ! l’expression qui convient après cet étalage scatologique, la formule pédante qui mettra le nez du cuistre dans son caca, issue de la lecture des écrits carnavalesques de Mikhaïl Bakhtine, c’est « dégradation de l’épopée ». Avant le roman, en effet,  fut le roman en vers d’un Chrétien de Troyes, et, dans le sillage, les livres de chevalerie, les aventures épiques où le héros était toujours vainqueur et invincible, et même s’il était taillé en pièces ou coupé en deux, il y avait toujours cet onguent miraculeux qui recollait les morceaux. Bref immortels étaient Amadis de Gaule, Lancelot du Lac et les Douze Pairs de France. Alors vint le roman ― le vrai, le moderne, celui que nous connaissons depuis Don Quichotte et qui s’attache à montrer la vie d’en bas, et non plus d’en haut, du ruisseau ou de l’égout et non plus de l’empyrée, loin de l’univers des demi-dieux et près de la planète des hommes et des femmes ordinaires, avec leurs humeurs et leurs tracas et toute cette physiologie écœurante. Le premier en France à inventer cette représentation du monde et à nous toucher davantage parce que ce monde-là est bien le nôtre, est Rabelais : là, ses héros sont encore gigantesques, énormes, surhumains, mais voilà, ils ont des humeurs et la scatologie des personnages est si envahissante qu’elle noie leur grandeur épique dans un rire démolisseur. Tout comme le géant Gulliver noiera le palais de la reine lilliputienne en faisant un pipi d’abondance. De même en Espagne, Cervantès, considéré comme le véritable inventeur du roman moderne, s’attache à montrer les misères physiologiques de celui qui, croyant réincarner les héros de la chevalerie, collectionne plaies et bosses, en compagnie d’un écuyer des plus paysans qui, dans les moments d’effroi, n’hésite pas à faire dans son froc, et Don Quichotte, nous dit l’auteur, de se pincer le nez. Cohen a, bien entendu, lu et admiré Don Quichotte de la Manche, comme le prouve ce passage éloquent :

    L’illustre Céphalonien, d’émoi, lâcha une série de vents si retentissants que les vitres de la cuisine tremblèrent, que deux chevaux s’emballèrent sur la place du Marché et qu’un chat épouvanté mordit un gros chien. Après avoir médité quelques minutes, Mangeclous s’empara du panier à salade, s’en coiffa comme d’un heaume [on retrouve là l’épisode cervantin du heaume de Mambrin, qui n’est qu’un vulgaire plat à barbe], et se précipita dans l’impasse des Puanteurs.

    Nous voilà bien dans la dégradation de l’épopée. Et Albert Cohen, tout en l’illustrant, n’hésite pas à nous faire la leçon et à jouer, sans avoir l’air d’y toucher, au théoricien du roman moderne.

    C’est là que se situe la grande leçon esthétique de Mangeclous qui ne s’en prend rien de moins qu’au grand Tolstoï et à ses héros sublimes. Le jeu de massacre est évident :

    Que vienne le romancier qui montrera le prince Wronsky et sa maîtresse adultère Anna Karénine échangeant des serments passionnés et parlant haut pour couvrir leurs borborygmes et espérant chacun que l’autre croira être seul à borborygmer. Qu’il vienne le romancier qui montrera l’amante changeant de position ou se comprimant subrepticement l’estomac pour supprimer les borborygmes tout en souriant d’un air égaré et ravi… Qu’il vienne, le romancier qui nous montrera l’amant, prince Wronsky et poète ayant une colique et tâchant de tenir le coup, pâle et moite, tandis que l’Anna lui dit sa passion éternelle. Et lui, il lève le pied pour se retenir. Et comme elle s’étonne, il lui explique qu’il fait un peu de gymnastique norvégienne ! Et puis il n’en peut plus et il prie sa bien-aimée de le laisser seul pour un instant car il doit créer de la poésie à vers ! Et, resté seul dans le cabinet de travail parfumé, il est traqué ! Il n’ose aller dans le réduit accoutumé, car la mignonne Anne est dans l’antichambre ! Alors, le prince Wronsky s’enferme à clef et prend un chapeau melon et s’accroupit à la manière de Rébecca, ma femme qui, elle, ne prétend pas être une créature d’art et de beauté !! Et soudain voici qu’arrive le mari de l’adultère, monsieur Karénine, qui a défoncé la porte de la rue ! Et alors la passionnée Anna lui dit qu’elle ne veut plus de lui, que le prince Wronsky et elle sont dans un ouragan et que lui, Karénine, est un mari dégoûtant et peu poétique. ‘’Le prince Wronsky, s’écrie-t-elle, m’a ouvert les portes du royaume ! O chien de mari, ô jaloux, ô fils de la pantoufle et du cataplasme, sais-tu ce que fait en ce moment mon trésor, mon aigle de passion ? Il crée des vers !’’ Et le prince Wronsky qui a mangé trop de melon et bu trop d’eau glacée est accroupi sur son chapeau melon ou plutôt sur son képi d’aide de camp et il s’y soulage et murmure le nom de sa maman avec infinie faiblesse et délectation !: Accroupi devant le piano, il frappe sur les touches et il joue un noctambule de Chopin [n’oublions pas que c’est Mangeclous qui parle, et forcément, il a son langage exotique] pour couvrir d’autres bruits ! … Et le mari, le pauvre mari Karénine, s’en va. Et Anna frappe et demande : ‘’Cher prince Wronsky, avez-vous fini de créer ?’’ Et le prince répond : ‘’Tout de suite, ma noble colombe, les vers ne sont pas encore finis.’’ Et cinq minutes après, il lui dit d’entrer dans la chambre dont la fenêtre est grande ouverte. Et il n’y a plus de képi par terre, car il l’a enfermé dans la bibliothèque, ce charmant amant ! Et sur le tapis il a répandu des parfums ! Et il lui dit : ‘’Ah, que c’est bon de créer de l’art ! ― Oui, cher prince, répond l’adultère avec respect, ce doit être merveilleux ! ― Oui, s’écrie le prince poète, il y a des moments où il faut que ça sorte !

    Qui pourrait aller plus loin dans le scatologique ? dans la dérision du romantisme ? dans la dégradation de l’épique ? Cohen, à cet égard, est un maître.

    Le thème majeur, qui court tout au long de cette farce, est celui de l’exil, de la diaspora. Ici on ne manque jamais de mentionner la chute de Jérusalem, et le mur de la maison de Mangeclous garde une partie non crépie et non peinte en souvenir de la destruction du Temple. Quant à la carte de visite de Saltiel, éternel passeur de frontière, elle s’inscrit, dérisoire et éloquente, sur le carton de sa valise, riche de toutes ces indications nomades :

    Warszawa. À désinfecter ― Montevideo. Quatrième classe ― Indésirable ― À refouler ― Hôtel-Pension des Navigateurs Brazzaville ― Cairo ― Oslo. À diriger sur le lazaret ― Saigon.

    C’est que l’être juif est en conflit incessant avec le monde où nous sommes, le monde de la diaspora. La situation lamentable des communautés juives fait pleurer nos Valeureux. Hitler se profile déjà dans Mangeclous en 1938, à travers cette étonnante prière de Saltiel :

    Ô Éternel…, si cet Hitler est bon et agit selon Tes principes, fais-le vivre cent six ans dans la joie. Mais si Tu trouves qu’il agit mal, eh bien transforme-le en Juif polonais sans passeport !

    Bien entendu, les pages publiées par la suite, après la 2nde Guerre Mondiale, feront la place la plus douloureuse à la Shoah. Notons qu’en 1938, Albert Cohen avait déjà cette idée que Charlie Chaplin allait exploiter dans le Dictateur, celle du grimage, si l’on veut bien se souvenir du barbier juif du ghetto qui, sosie de Hitler, prendra la place du Führer à la fin du film pour lancer un message de paix universelle et abolir l’abomination nazie. Eh bien, ce stratagème naît déjà dans l’esprit fertile de Mangeclous qui imagine de se grimer « de manière à lui ressembler et je commande tout et j’ordonne qu’il faut nous aimer ». Mais si ça ne marche pas, alors l’enragé Mangeclous échafaude, dans Belle du Seigneur, un plan plus mordant — Albert Cohen a sûrement vu Une vie de chien, de Chaplin :

    Acheter des chiens enragés à l’Institut Pasteur pour les introduire secrètement en Allemagne afin qu’ils mordent quelques Allemands qui, pris de rage à leur tour, mordront d’autres Allemands et ainsi de suite jusqu’à ce que tous ces maudits se mordent les uns les autres.

    Et puisqu’on en est encore et toujours à Charlot, comment ne pas privilégier le thème de L’émigrant, où le Tramp, rejeté par les deux frontières en est réduit, finalement, à marcher un pied dans chacune, dans l’un et l’autre pays et donc dans aucun, éternel émigré, repoussé, rejeté, marginalisé, thème si juif qu’il fera écrire, aux glossateurs malveillants d’extrême droite en France que tout l’art de Charlot est juif et respire le Juif. Bel hommage pour le fils de Hannah, sa mère, qui semble bien avoir fait partie de la « famille ». Les Valeureux sont tous, individuellement et globalement, des émigrants. Accoutrés d’une façon si étrange, montrés du doigt, rejetés, et jamais stables, archétypes des Juifs sans patrie ni frontière…, mais qui sauront, plus tard, participer modestement à l’édification de l’État d’Israël. Mangeclous troquera alors son déguisement britannique ― haut de forme, cannes de golfe et tennis ― pour l’habillement plus pratique du boy-scout. Rappelons que, avec sa conscience aiguë du drame de l’apatride, Albert Cohen, fonctionnaire à la Société des Nations et conseiller juridique auprès du Comité intergouvernemental pour les Réfugiés, à Londres, est aussi l’auteur d’un document qui n’a rien de fictionnel : la délivrance d’un titre de voyage aux réfugiés apatrides, le plus souvent des Juifs, qui est un véritable passeport de trente-deux pages, adopté le 15 octobre 1946, et qu’Albert Cohen qualifiera de « mon plus beau livre ».

    Mais, à l’image de leur auteur, les Valeureux sont d’indécrottables hommes de la diaspora. Albert Cohen, on le sait, se vit offrir en 1950, par Haïm Weizman, 1er président de l’État d’Israël, un poste d’ambassadeur de l’État d’Israël, qui lui aurait été donné au terme d’une formation d’un an en Israël, au cours de laquelle il apprendrait l’hébreu, mais il refusa et préféra l’exil douillet de Genève. L’homme de Corfou finira, donc, ses jours dans la douce froidure de Genève sans jamais cesser de rêver aux senteurs et aux douceurs méditerranéennes : pas une page qui n’en soit imprégnée. L’État d’Israël pouvait-il prétendre, aux yeux de Cohen, au statut de paradis des êtres diasporiques ? Mangeclous y répond dans Les Valeureux :

    Mangeclous m’a dit, en se tenant la barbe d’un air de compétence que, dans cet État Juif, il n’y aurait bientôt plus de Juifs à force d’être heureux et normaux ! Car, d’après lui, le bonheur rend stupide et sans génie de cœur ! À quoi je lui ai répliqué que le destin de notre peuple étant d’avoir des Tribulations, Traverses et Malencontres de génération en génération, nous en aurons sûrement aussi dans notre État Juif et, par conséquent, tout ira bien, sans danger de bonheur ni péril de sécurité, et ne te fais pas de soucis, cher Mangeclous, nous resterons Juifs même en terre d’Israël, et sache que si l’Éternel nous favorise de désagréments et d’ennemis deux ou trois fois par siècle, c’est justement pour nous maintenir en bonne forme israélite !

    Comment qualifier ce ton ? Amertume ou dérision ? Révolte ou tristesse ? Et ces trois mots en milieu de diatribe, « Tribulations, Traverses et Malencontres », emphatisés par une triple majuscule, douloureuse trinité pesant sur la nuque roide de la « race milliardaire », ne s’inscrivent-ils pas dans l’héritage rabelaisien qui, à l’évidence, est à la source de cette écriture ? Avec, comme chez l’illustre représentant de la médecine par le rire, dans la gorge secouée d’éclats, une grande sagesse de désabusement.

    Comment s’étonner, dès lors, que ce désabusement débouche, sur le tard, sur un profond pessimisme ? Des écrits antérieurs à la 2nde Guerre Mondiale,  Solal et Mangeclous, avec toutes les clowneries que l’on sait,   à la gravité des livres qui ont suivi, Les Valeureux et Belle du Seigneur, en passant par les essais émouvants, outrés, révoltés, douloureux de Livre de ma mère et Ô vous frères humains, ou pieux comme l’ultime opus, Carnets, nous mesurons clairement ce passage : le ton est volontiers grinçant, la pique méchante, l’ironie cinglante, et la noirceur d’âme triomphante. Non, Albert Cohen n’est pas seulement cet écrivain comique dont on a célébré la faconde. Bien qu’ils aient partagé une grande amitié et une complicité certaine en leur adolescence, Albert Cohen n’est pas Marcel Pagnol. Il y a chez lui une dimension inexistante chez ce dernier : la tragédie. Qui est la condition tragique de la vie, à partir de ce thème de départ — à base autobiographique — : la tragédie juive dont il fut, en tant que fonctionnaire international, un spectateur privilégié, angoissé, traumatisé. Il n’est pas inutile  de rappeler qu’Albert Cohen, en prenant sa retraite, choisit de vivre reclus au 7ème étage d’un immeuble genevois, derrière une porte munie de plusieurs verrous, terré et craintif, et ne connaissant qu’à la fin de sa vie les feux des projecteurs. Avec une lucidité qui étonne par sa force au crépuscule de sa vie, il a pu, donc, prévoyant que nous entrions dans une longue et incertaine période de troubles, de conflits insolubles, de caïnisme généralisé, de haine antisémite, et de planète en folie, déclarer posément, tranquillement, catégoriquement dans un entretien radiophonique à Jacques Chancel  :  « Il n’y aura pas de 3ème millénaire ». Et nous sommes là à relever sa phrase et ce défi, et puisant, peut-être, dans une des dernières œuvres du XXème siècle au souffle humaniste, quelque raison encore d’espérer, tout comme il a voulu plonger le protagoniste de Solal dans la tragédie, certes, tout en soulevant une brume d’incertitude sur sa mort véritable. Alors, si nous croyons encore que Sol ― le Juif de lumière ― n’a pas plongé dans l’abîme, peut-être, avec Cohen, nous prendrons-nous au jeu de la foi et de l’absolu, et saurons-nous nous attacher, comme un ultime enjeu, à ce

    Seigneur ensanglanté au sourire rebelle qui allait, fou d’amour pour la terre et couronné de beauté, vers demain et sa merveilleuse défaite.

    Il reste de cette lecture un rire, un rire grinçant et jamais rose, comme celui qui secoue les côtes du cinéphile pleurant et riant aux aventures misérables et tendres du Kid ou des Temps Modernes. Le rire est vie, « pour ce que rire est le propre de l’homme », disait Rabelais, et Mangeclous, qui nous fait tant rire, est toujours tenté par le suicide, l’oncle Saltiel aussi, tant leur misère est grande, et leur absence d’espoir. N’était Solal, le neveu miraculeux et riche, celui qu’on appelle Sol, qui en espagnol signifie  « soleil ». Albert Cohen, en 1969 dans Les Valeureux, justifie ainsi toute son œuvre, réunissant en une même pâte Israël et le peuple juif, l’exil et le royaume, le ghetto et le yichouv, et rattachant son encre à celle qu’il a tant aimée, sa génitrice :

    Ma plume s’est arrêtée et j’ai vu soudain mon peuple en terre d’Israël, adolescent d’un auguste passé surgi, antique printemps, virile beauté révélée au monde. Louange et gloire à vous, frères en Israël, vous, adultes et dignes, sérieux et de peu de paroles, combattants courageux, bâtisseurs de patrie et de justice, Israël israélien, mon amour et ma fierté. Mais qu’y puis-je si j’aime aussi mes Valeureux qui ne sont ni adultes, ni dignes, ni sérieux, ni de peu de paroles ? J’écrirai donc encore sur eux, et ce livre sera mon adieu à une espèce qui s’éteint et dont j’ai voulu laisser une trace après moi, mon adieu au ghetto où je suis né, ghetto charmant de ma mère, hommage à ma mère morte.

    Un dernier trait d’union. Charlot dans Le dictateur, son seul film d’inspiration juive, donne à son actrice préférée Paulette Godard le nom de Hannah. Le prénom de sa mère…

    On ne peut tout dire de l’immense matière de cette somme romanesque, véritable lave en fusion des passions humaines, où l’amour est perçu et présent comme le nombre d’or de l’« antinature » — celle qui nous sauve de la bestialité — dans le volcan d’une écriture dont l’ardent jaillissement inonde toutes ces pages d’un gigantesque bonheur de lecture. Servie et comblée aujourd’hui par cette très remarquable édition en Quarto Gallimard.


    Albert Bensoussan

    Source : https://www.acciesafrarennes.fr/albert-bensoussan/lire-et-relire-albert-cohen-en-2019

     
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