Discours amoureux et polyphonie dans Belle du Seigneur
Anne-Marie PAILLET
"L'amour est enfant de poème", dit la femme de chambre d'Ariane. Cette version burlesque de Carmen reflète bien l'ambiguïté de l'écriture cohénienne de l'amour, qui oscille entre convention et subversion, lyrisme et dérision. On a coutume de penser cette ambivalence sur le mode de la contradiction, qui oppose effusion lyrique et distance ironique et conduit à leur exclusion mutuelle. Mais elle peut s'analyser plutôt sous la forme du paradoxe[1] qui, loin d'établir une hiérarchie entre deux sens, les superpose dans une permanente réversibilité de la signification. Cette lecture paradoxale convient tout particulièrement à une œuvre comme Belle du Seigneur. Dénonçant la "farce de poésie", mais s'écrivant comme un long poème, le roman offre à l'égard des clichés de la passion romanesque une double lecture, d'adhésion lyrique et de distanciation cynique, et il concentre en lui toutes les formes d'ambiguïté, du simple jeu de contrepoint à l'orchestration plus subtile d'une polyphonie énonciative.
Le code romanesque de la passion : clichés et idiolecte
Le discours amoureux et l'écriture romanesque ont ceci de commun qu'ils inscrivent tous deux l'histoire d'une découverte unique dans la banalité d'une éternelle redite. Quête d'une singularité irréductible, inaugurée par le romantisme, mais conscience que tout est déjà dit : telle est la dichotomie dont Cohen hérite, et qu'il dépasse. C'est au cœur même de la banalité, dans l'orchestration des vieux clichés romanesques, qu'il trouve sa profonde originalité. La référence au code de la passion romanesque est parfois explicite, lorsque sont convoqués les héros de Stendhal ou de Tolstoï, ou que sont dénoncés les "ignobles romanciers" et leur "sacrée" passion. Mais elle est surtout implicite, à travers l'allégeance plus ou moins ironique à un code de la passion sublime et poétique. Rapidité du coup de foudre en un soir de destin, enlèvement nocturne, départ au bord de la mer, voyage en Italie, et mort des amants : on ne peut avoir schéma plus "romanesque", même si le suicide d'Ariane et de Solal est lié justement à une excessive soumission aux conventions romanesques. N'est-ce pas décréter la mort du romanesque, tout en en réactivant l'éternelle fascination ?
Ce protocole de l'amour romanesque, dans Belle du Seigneur, est à la fois linguistique et extra-linguistique. Un cliché chez Cohen, c'est aussi bien une expression comme ivre d'amour, qu'un rossignol, ou qu'un système normatif — éthique ou esthétique — qui veut qu'on trouve charmants les papillons. Qu'il s'agisse de syntagmes figés ou de scènes traditionnelles, Cohen dénonce donc dans les clichés de la passion romanesque à la fois le conformisme d'un discours et l'artifice d'une mise en scène — deux cibles qui correspondent à ce que le XIXe siècle nomme la phrase et la pose. Ce que Flaubert appelle le pohétique, Cohen le dénonce plus violemment encore dans la pouahsie, terme qui se réfère aux représentations stéréotypées de la passion comme à un discours poétique obligé : c'est la corvée de l'"exégèse lyrique", des "mammifères amoureux à langage articulé"[2], qui rappelle la "corvée" stendhalienne. Le etc., que Cohen écrit en toute lettre, est alors l'indice d'un discours stéréotypé dont on fait d'autant plus grâce au lecteur qu'il est plus reconnaissable : "des compliments elle voulait, [...] et l'entendre dire que ce fut si et cætera, et que jamais et cætera"[3]. Les métaphores de la consommation soulignent alors chez Cohen l'épuisement des commentaires poétiques, et la métaphore culinaire discrédite un langage de mots surfins qui a perdu sa saveur. "Lui dire qu'il l'aimait, sans autre garniture ?"[4].
Ce code poétique, Cohen le dénonce comme un moyen, réservé à la classe possédante, de masquer les turpitudes de la chair. En cela, il est également l'héritier du XVIIIe siècle, qui dévoile dans tout discours amoureux le masque décent du désir, l'instrument de la séduction mensongère ou de la mauvaise foi féminine. Ce que Cohen nomme "consommation d'âme" vient justifier les trivialités du corps : il n'hésite pas à réunir en un zeugme les "épanchements poétiques et coïts superfins"[5]. Les mots qui "recouvrent" ne sont que "fausse monnaie" et, comme chez Crébillon, le langage amoureux masque et légitime, souvent a posteriori, le désir qui est premier[6].
Mais noblesse du langage et farce de poésie correspondent aussi à un conformisme plus naïf à l'égard de l'idéal romanesque et romantique de la passion, où se loge ce que Cohen appelle la "bonne mauvaise foi"[7]; dans la mise en scène d'une comédie de noblesse, d'une "pitoyable" et "courageuse farce de la passion immuable"[8], Ariane est l'avatar moderne d'Emma Bovary. On rejoint ici l'analyse sartrienne, selon laquelle la mauvaise foi oscille entre cynisme et bonne foi, car c'est une forme de croyance qui accepte de se laisser persuader elle-même par un langage trompeur : "Le visage mondain, elle le vouvoyait tenacement. Elle tenait à ce langage qui exaltait en elle le sentiment de leur sacerdoce, la persuadait qu'ils étaient des amants sublimes"[9].
Plus qu'hypocrite, le langage amoureux est mortifère, car son maintien artificiel est la cause de la dégradation finale. L'une des originalités de Belle du Seigneur, c'est de reconstituer le processus d'usure du discours amoureux, comme la dégradation progressive d'un rituel sacré. Dans les débuts merveilleux de l'amour, les amants cherchent à créer un idiolecte, un code propre à leur passion, qui la préservent de la vulgarité : c'est le recours à la langue étrangère, par exemple le "Tvaïa gêna !" russe d'Ariane (qui signifie "ta femme"). Le langage biblique ou religieux, parfois proche du blasphème, appartient également à cet idiolecte du couple élu, version profane du peuple élu. L'emploi d'un langage mystique sacralise la passion dès les premiers instants, reprenant le et voici biblique, qui annonce souvent la manifestation divine : "Et voici, elle s'inclina et ses lèvres se posèrent sur la main de son seigneur, et elle leva les yeux, le contempla, vierge devenue..."[10].
Or l'idiolecte de la passion finit par rejoindre l'usure des stéréotypes, la répétition de la "sainte litanie", du "languissant rituel de prodigieux amour" engendre "l'odieuse monotonie". À la magie des gestes premiers s'oppose la prolifération de rites compensatoires, comme l'air de Mozart, parodie de "l'hymne national" d'Un amour de Swann. La sacralisation amoureuse s'inverse en la dénonciation de cette manie euphémisante d'Ariane qui consiste à appeler l'union sexuelle "un sacre"; et le langage lyrique des sublimes débuts, celui des "hautes heures", chantées par le narrateur, devient l'expression de la préciosité du personnage : "Alors commençaient leurs heures hautes, comme elle disait"[11]. Signe stylistique de cette inversion, la passion "sacrée" devient "sacrée passion".
L'itération reflète alors chez Cohen deux pôles extrêmes : la célébration lyrique de l'universelle passion, ou la dérision d'une éternelle monotonie. Entre la fascination éternelle des lieux communs et la reproduction asphyxiante des mêmes gestes, des mêmes discours, l'écriture de Cohen montre que la frontière est ténue. Dans les chapitres consacrés aux débuts amoureux d'Ariane et de Solal, les lieux communs de la passion, convoqués sous formes d'apostrophes lyriques, en tête de chaque paragraphe, sont assumés, revendiqués dans une écriture répétitive, célébrant la litanie amoureuse — c'est renouer avec le sens positif, à l'origine, du lieu commun, en y voyant le lieu de l'universel : "Ô débuts de leur amour, [...] délices des attentes", "Ô fervents retours...", "Attentes, ô délices...", "Nuits des débuts...", "Ô lettres..."[12]. Par la suite, les pluriels généralisants, le retour des énumérations deviennent les signes d'une répétition conventionnelle où les rites du jeune amour tournent au procédé. Symptôme de cette dégradation de l'idiolecte dans le cliché, le Elle de l'amante est transformé systématiquement en un pluriel, le elles qu'on trouvait dans la diatribe inaugurale de Solal : "Tu lui dira naturellement qu'elle est la seule et l'unique, elles y tiennent aussi"[13]. Ce pluriel envahit l'écriture de l'histoire d'Ariane et de Solal, accentuant l'effet de série : "il leur fallait les délices, [...] des passages de la douleur à la joie, des angoisses, des bonheurs soudains, des attentes, des espoirs et des désespoirs"[14].
Le discours amoureux devient la déclinaison lassante d'un paradigme qui n'est plus qu'un outil morphologique vidé de son contenu :
"La regardant dormir, il conjugua silencieusement le verbe faire l'amour, au passé, au présent, et hélas, au futur. Il venait d'attaquer le subjonctif lorsque, brusquement réveillée, elle lui baisa la main, puis le regarda, bouleversante de foi et attendant de lui.
"«Que fait-on, aimé ?»
"Mais toujours la même chose, hurla-t-il en lui-même, on s'aime !"[15].
Ressassement lyrique, "saint rabâchage", le discours amoureux de Belle du Seigneur contient en germe la monotonie stérile. Les adjectifs d'éternel ou de sempiternel ont une ambivalence symptomatique. "Sempiternel duo, immortel duo par la grâce duquel la terre est fécondée"[16] : ce cantique à l'immortalité amoureuse sombre dans la dérision des "sempiternelles exégèses" succédant obligatoirement aux ébats amoureux. Dans l'oxymore de la "merveilleuse monotonie" s'annonce la future débâcle. L'itération ("Elle lui disait et redisait qu'elle l'aimait, et elle lui demandait, connaissant la miraculeuse réponse, lui demandait s'il l'aimait. Il lui disait et redisait qu'il l'aimait") n'est d'abord que source d'émerveillement[17]. Le je t'aime est une "prodigieuse nouvelle", mais la force de l'annonce s'annule dans la mention d'une information trop connue et banale : "Lui dire qu'il l'aimait ne lui apprendrait rien de nouveau.[...] Elle était au courant"[18]. La magie des mots, leur force perlocutoire, contrairement à la croyance d'Ariane, ne tiennent pas aux mots eux-mêmes, mais à leur énonciation, à la réalité qui préside au geste de communication. En cela, je t'aime n'est pas un performatif, puisqu'il est impuissant à recréer une réalité par le seul fait de son énonciation — comme le ferait la Parole divine. La magie des débuts réinvestissait le langage d'une saveur nouvelle, jusque dans ses formes les plus conventionnelles que sont les formules de politesse : "Je suis enchantée d'avoir fait votre connaissance. Enchantée, répéta-t-elle, ravie de la saveur soudaine de ce mot"[19]. Inversement, les mots d'amour sont "devenus protocole et politesses rituelles"[20]. Ainsi le principe de stéréotypie et la dynamique de désacralisation dérivent-ils de la structure même de l'œuvre.
Face à l'échec d'un idiolecte de l'amour, le romancier, par le biais du personnage de Solal, développe un discours cynique qui est profondément original. C'est ce qu'on pourrait appeler chez Cohen l'idiolecte de la dérision, qui consiste à remplacer les lieux communs du discours habituel de l'amour par des équivalents inédits, des traductions démystifiantes. De la métaphore animale sont dérivés des néologismes comme gorillerie et babouinerie. Soulignons également la dérivation de vianderies à partir du mot viande, ou bien ventouseries à propos des baisers[21], ainsi que le néologisme charnellerie[22]. D'autres néologismes adjectivaux sont créés à l'aide des suffixe - eux ou - ière, notamment pour désigner les amantes, ces "madones" devenant "furieusement langueuses et languières". Cohen utilise également les suffixes -eur et -al, désignant l'amant par les mots intestineur ou intestinal, formule synthétisant le fameux "prince charmant porteur de dix mètres d'intestins".
L'autre procédé typiquement cohénien est celui de la périphrase, de la substitution démystifiante : l'amant est un "noble coliqueur clandestin", l'amante est pour lui "une spécialiste en coups de reins à lui provisoirement réservés", et pour désigner l'acte sexuel, Cohen emploie aussi l'expression de "télescopage de deux pauvres viandes en sueur"[23]; les baisers donnent lieu à toute une série de périphrases, comme "vrombissement lingual", "tourbillons linguaux"[24].
Les phrases nominales, dans la syntaxe sauvage de Solal, constituent un autre aspect de cet idiolecte de dérision : l'un des exemples les plus frappants est sans doute la phrase qui clôt le paragraphe sur Anna Karénine : "Mais si une maladie glandulaire avait rendu Wronsky obèse, [...] serait-elle tombée en amour à leur première rencontre? Donc viande, et qu'on se taise !"[25].
Par un jeu de renvois allusifs à la grande diatribe inaugurale de Solal, se développe, tout au long du roman, un code solalien de la dérision qui s'oppose aux clichés du code romanesque traditionnel. Or cette invention d'un nouveau langage n'est-elle pas une compensation que se ménage le cynisme? Le héros — et Cohen par son intermédiaire — y éprouve en effet une jouissance certaine : "«Babouineries», répéta-t-il, envoûté par le mot"[26]. La joie de la dérision éclate en un lyrisme non moins marquant que le lyrisme amoureux "au premier degré" :
"Et alors, devant la mer soyeuse et bruissante, le malheureux doit faire des bonds de cinq, six et même sept centimètres, ce qui fait qu'elle l'adore ! Il s'arrêta, lui fit un bon sourire car il savourait ses araignées"[27].
À travers son héros, la dérision chez Cohen s'annonce d'emblée comme paradoxale : cette "vengeresse gaieté de douleur"[28] avec laquelle Solal séduit ne serait-elle pas un antilyrisme de mauvaise foi ? C'est bien explicite dans sa confession-séduction auprès d'Ariane, où la dérision est prête à s'inverser en chant d'amour : "Besoin de son regard lorsque j'arrive et qu'elle m'attend, émouvante sur le seuil et sous les roses. Ô nuit, ô bonheur, ô merveille de son baiser sur ma main !"[29].
Dans les chapitres cyniques de la fin, demeure une autre forme de lyrisme qui est celui de la tendresse, une "tendresse de pitié" face à la pauvreté de leur amour et de la femme maltraitée :
"Il se pencha sur l'innocente qui dormait, débarrassée de son malheur, sa femme qu'il faisait souffrir, celle qui lui avait donné sa foi, la danseuse émerveillée du Ritz, l'enthousiaste de partir et de vivre à jamais avec lui, sa naïve, sûre d'un bonheur éternel, son amaigrie. À genoux, les joues illuminées de larmes, il veillait sur son innocente qui dormait, enfantine, sa femme qu'il faisait souffrir"[30].
Dans Belle du Seigneur, le lyrisme est présent dans l'ironie. Cynisme et lyrisme, ironie et sérieux ne sont pas deux catégories opposables. L'idiolecte de la dérision possède bien en effet une contrepartie lyrique : ce sont les refrains qui reviennent dans ce roman, telle une longue incantation amoureuse. Ainsi, le discours de Solal déguisé en vieil édenté est repris à la fin de sa longue diatribe dans le chapitre de la séduction. Le rappel de ce texte fondateur crée paradoxalement une complicité entre les futurs amants, "l'idiolecte de nous deux seuls" dirait Aragon :
" — Le pauvre discours du vieillard, vous rappelez-vous ? Ô chants dans l'auto qui vers elle me mènera, vers elle qui m'attendra, vers les longs cils étoilés, ô son regard lorsque j'arriverai, elle sur le seuil m'attendant, élancée et de blanc vêtue"[31] .
Repris plus loin par le narrateur, le discours du vieux instaure un lyrisme original et intense, qui résiste même à la décadence finale, lorsque le thème des attentes revient en un rappel nostalgique[32]. Le retour d'expressions inédites au sein d'une thématique usée renouvelle l'écriture de la passion en un lyrisme incantatoire propre à Cohen. Ces "fragments d'un cantique amoureux" créent un vaste élan lyrique qui déborde d'une œuvre à l'autre : au sein du cynisme surgissent les bribes d'un long poème d'amour, d'un hymne à la vie qui persiste, une fois le livre refermé.
De la contradiction au paradoxe : clichés et double lecture
Le roman cohénien, oscillant entre ces pôles extrêmes, entre l'idiolecte et le cliché, entre la dérision cinglante des stéréotypes et l'incantation lyrique, se situe au carrefour du langage de la passion et de son métalangage. L'écriture de l'amour, entre adhésion et distance, est en effet à la jonction des deux fonctions du langage, sa fonction référentielle et sa fonction réflexive. C'est ici que se loge la possibilité d'une double lecture où se fondent à la fois dérision et célébration. D'une lecture de la contradiction, la plus apparente, Cohen nous invitera, plus ou moins explicitement, à passer à une lecture du paradoxe.
Dans Belle du Seigneur, le phénomène de mention métalinguistique est constant, et très souvent sous une forme explicite. Beaucoup d'expressions sont marquées clairement comme clichés de la séduction masculine, ou de la mauvaise foi féminine : ainsi, "ce qu'elles [les femmes] appellent vivre intensément" est "un paradis de charnelleries perpétuelles"[33]. Cohen ne se contente pas d'épingler les clichés : au principe de non-substitutivité du signe qui se désigne lui-même, il oppose celui d'une substitution démystifiante. Les c'est-à-dire, les au lieu de sont alors les indicateurs métalinguistiques de ce démontage, par exemple dans l'analyse des annonces matrimoniales par Solal : "Et qu'au lieu de 180 cm on dise beau ou ayant de la prestance"; "Ma beauté, c'est-à-dire une certaine longueur de viande"[34]. En mentionnant ces clichés, Cohen insiste sur leur connotation par le verbe faire : "Elles adorent dire «important dans ma vie» qui fait plus noble que «coucher avec»"[35]. Cette analyse impitoyable de la connotation, il la mène à propos du mot pressant par lequel Ariane désigne l'attitude de Dietsch, son ancien amant. Solal s'esclaffe :
"Pressant! Il l'admira. Elle en trouvait des mots, celle-là [...] Pressant, c'était innocent, cela faisait menuet, compliments, cour de bon ton, Mozart. Même dans la vianderie elle mettait des bonnes manières !"[36].
Cohen débusque les présupposés idéologiques qui se logent dans la caractérisation obligée : "Et pourquoi «noble» ou «chevaleresque» sont-ils termes de louange ?"[37], et il substitue à un code de valeurs positives des définitions violemment dévalorisantes : "Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie !".
Mais la distance métalinguistique n'empêche pas forcément l'activation de la force signifiante. Ainsi, certains énoncés peuvent faire usage du terme tout en le mentionnant, comme pour le mot ange dans le discours de Solal : "si je ne peux lui offrir que cent cinquante centimètres de viande, [...] jamais elle ne sera pour moi un ange". L'effet de mention est alors implicite — d'autant plus que Cohen, contrairement aux écrivains du XIXe siècle, utilise fort peu les guillemets ou l'italique.
Dès lors, quand l'effet de mention est implicite, comment le repérer; comment reconnaître le cliché ? C'est ici qu'intervient la notion d'ironie : en effet, l'ironie s'analyse comme un phénomène de mention. La linguistique moderne[38] remet en question la définition traditionnelle de l'ironie comme figure antiphrastique faisant entendre derrière un sens littéral son contraire. En fait, l'ironie est l'écho d'un discours dont on veut marquer l'absurdité, l'inadéquation au contexte. Elle peut se décrire alors comme un phénomène de polyphonie, où se superposent deux énonciations : celle d'un locuteur ironique L, qui se démarque d'une énonciation sérieuse assumée par un énonciateur E. Mais l'ironie, comme le montre Alain Berrendonner, n'est pas une forme de discours rapporté : dans l'ironie, tout se passe comme si l'énoncé sérieux dont on se distancie était réellement tenu, donné à entendre, dans l'énonciation elle-même[39]. L'énonciation ironique n'oblitère jamais totalement l'énonciation sérieuse.
On retrouve dans l'ironie la double fonction référentielle et réflexive d'un énoncé, où l'énonciation se présente de manière sui-référentielle comme un commentaire de l'énoncé, comme sa mise en scène[40]. L'ironie repose en effet sur la mise en scène implicite d'un discours, que l'énonciation commente sur le mode ironique. Ce phénomène de double énonciation est fréquent dans le discours intérieur de Solal : "Allons, paye, sois l'amant merveilleux pour qui elle a tout quitté !"[41]. L'expression stéréotypée d'amant merveilleux pour qui elle a tout quitté, qui pourrait figurer en italiques, superpose l'énonciation ironique à l'énonciation sérieuse — que Solal assume au départ et à laquelle il est maintenant obligé de se conformer. On a le même effet de mention dans le cliché de la "merveilleuse passion" : "Certes, elle l'adorait toujours, mais combien son inconscient s'embêtait en leur merveilleuse passion !"[42]. L'adjectif merveilleuse n'est pas antiphrastique; il mentionne un discours lyrique, crédible au départ, celui de la passion en ses débuts, mais que désamorce le constat cynique de son prolongement illusoire. Ce mot se charge de l'épaisseur du texte romanesque; la passion a réellement existé comme "merveilleuse", mais elle n'est plus qu'une manière de dire.
Le lecteur se trouve alors devant deux formes essentielles d'ironie : celle où la dérision l'emporte, où la contradiction entre deux discours, entre un discours et son contexte, favorisera une réinterprétation ironique, qui oblitère alors l'énonciation au premier degré, et dissipe l'ambiguïté; et celle, plus subtile, où coexistent énoncé sérieux et énonciation ironique sous une forme plus paradoxale, qui empêche la levée de l'ambiguïté interprétative.
À première vue, le texte cohénien, par l'intermédiaire de son héros Solal, nous invite très largement à une réinterprétation ironique[43] des clichés. On pourrait s'appesantir sur les indices d'ironie et de mention implicite du stéréotype, qu'ils soient d'ordre sémantique (par exemple la sélection d'un sème concret dans le cliché de "l'amour pur" qui devient sous la plume de Cohen : "trois mois d'amour chimiquement pur"), ou d'ordre syntaxique, comme l'antéposition de l'adjectif noble :
"Après le café, retentissait souvent l'air de Mozart cependant que de nobles tendresses étaient échangées, interrompues parfois par les ricanements du jazz qui faisait danser les vulgaires d'en bas"[44].
On pourrait également relever bon nombre de passages où la seule insistance sur un contexte démystificateur produit l'effet de mention ironique : Ariane est persuadée que les domestiques révèrent en eux des "princes de passion", sans se douter de la "vertu des grands pourboires". La mention ironique est le lieu d'une contradiction entre le discours et le contexte, ou entre le discours et l'intention : "À cette première rencontre, de leur regard angélique et bleu elles t'ont déshabillé"[45].
Mais cette dynamique de contradiction ironique, on la trouve condensée tout particulièrement chez Cohen dans les figures où l'on fait "faire connaissance", pour paraphraser Crébillon, à "des mots qui ne se sont jamais vus"[46] : la métaphore, le zeugme et l'oxymore seront le support privilégié de l'ironie dans la dénonciation implicite des clichés. Dans l'oxymore ironique, Berrendonner discerne non pas une contradiction d'ordre logique ou sémantique, du type "obscure clarté", mais une contradiction argumentative[47], du type "boucherie héroïque"[48]. Dans la mesure où l'ironie se présente comme une contradiction argumentative dans laquelle l'énonciation inverse la valeur argumentative de l'énoncé, on comprend le rôle privilégié de l'oxymore ou du zeugme fondé sur l'inversion de deux isotopies argumentatives.
Cette définition des figures support de l'ironie comme inversion argumentative est féconde dans le cadre d'une dénonciation des clichés, car il faut comprendre dans la notion extensible d'argumentation la référence à un ensemble de critères normatifs qui peuvent être d'ordre affectif, axiologique, ou émotionnel[49]; l'orientation argumentative d'un énoncé correspond à la connotation affective, positive ou négative, dont le code culturel l'investit[50]. Figure de prédilection chez Cohen, l'oxymore ironique apparaît par exemple dans la prophétie de Solal amoureux d'Ariane : "tu tomberas en grand imbécile amour"[51]. L'orientation positive que le code romanesque attache à l'expression grand amour est contredite par le terme négatif d'imbécile; l'oxymore est d'autant plus frappant ici qu'il provoque la dislocation du syntagme solidaire grand amour. Par l'oxymore, l'auteur tire parti de l'utilisation paradoxale des prédicats axiologiques : l'amant cohénien est obligé sans cesse de "créer un lamentable climat passionnel"[52]. Le qualificatif péjoratif lamentable contrarie de manière très polémique l'orientation traditionnellement positive de l'adjectif passionnel. En revanche, dans l'expression noble coliqueur clandestin, c'est l'adjectif noble qui entre en conflit avec l'orientation négative de coliqueur.
On peut étendre cette analyse de l'oxymore aux alliances de mots ou aux figures de caractérisation paradoxale, telle l'expression "condamnés à la passion perpétuelle"[53] désignant les amants. La notion de "caractérisation non pertinente" utilisée par certains stylisticiens[54] pour définir ce type de figures est significative : l'ironie dénonçant le cliché remet en cause le concept d'impertinence, en brouillant les critères normatifs traditionnels et en accusant l'automatisme de nos représentations conventionnelles.
Il en va de même pour le zeugme et la métaphore, et pour toute figure qui repose sur le mécanisme de l'alliance paradoxale. Ainsi le zeugme, au service de l'ironie, met sur le même plan syntaxique deux éléments qui sont d'orientation argumentative inverse. Or leur équivalence syntaxique suggère en outre une équivalence dans la signification : par exemple, Solal se voit obligé constamment de "louer la beauté de l'aimée et les diverses parties de sa viande"[55]. Le zeugme, expression privilégiée de la contradiction entre un cliché et son contexte, dénonce aussi le mysticisme amoureux comme masque des pulsions sexuelles : "Donc, remuant son âme et son derrière, elle file en Égypte avec le quatrième"[56]. Ainsi se trouve également dénoncée la comédie de noblesse des amants "poétiques et nettoyés"; Ariane, qui se mouche en cachette, reparaît "poétique et débloquée"[57].
La métaphore est un cas particulier qui repose sur l'analogie de deux notions; comme le montre Robert Martin[58], le rapprochement d'un comparant et d'un comparé se fait à la faveur de l'implication conjointe d'une propriété commune : lorsqu'on dit "l'homme est un loup pour l'homme", la propriété sélectionnée dans les prédications sur le loup, celle de férocité, est étendue à l'homme. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'invention n'est pas du côté du comparant, mais du comparé, car elle réside dans l'extension qu'on fait de cette propriété au comparé. C'est d'autant plus frappant dans la métaphore ironique, où l'extension est paradoxale, car on étend au comparé une propriété qui va à l'encontre d'une certaine norme argumentative : par exemple, l'expression "enchaînés dans le cachot d'un grand amour"[59] dévalorise le cliché du grand amour . La métaphore du bagne, employée par Balzac dans Béatrix, est reprise quand Solal se voit condamné aux "travaux d'amour à perpétuité" : l'interférence lexicale entre le syntagme travaux forcés et le mot amour est produite par l'extension provocatrice de la notion d'obligation. Les métaphores médicales renouvellent ainsi les clichés de la passion, comme celle du "solennel scorbut de passion sublime et sans trêve"[60].
Ces figures manifestent donc l'inversion implicite d'une logique passionnelle véhiculée par la convention romanesque. Cette inversion argumentative se manifeste parfois dans la seule syntaxe : "Il ne lui restait donc qu'à être un héros passionnel". Ici, le mouvement de restriction s'oppose à la valeur positive assignée par la convention romanesque au héros passionnel. Et il suffit d'une simple négation pour inverser le sens du cliché "vivre d'amour" en l'expression d'une exclusion insupportable : "Dans le hall les gens causaient paisiblement, faisaient des patiences, ne vivaient pas d'amour"[61].
Le phénomène d'inversion polémique, condensé dans ces figures de la dérision, est reproduit dans la dynamique romanesque, qui obéit à un principe de dégradation progressive des clichés romanesques, comme celui de l'amour noble, sublime ou merveilleux. Le thème associé au prédicat s'inverse lorsque les exclamations de Solal : "quelle merveille de ne plus avoir à la mettre en fête d'amour !", "ô merveille plus de farouches baisers à languerie..." répondent ironiquement aux exclamations du départ : "ô merveille de la revoir..."; "ô merveille d'aimer..."[62].
En fait, l'intérêt de Belle du Seigneur réside surtout dans un jeu d'écho constant entre les diverses occurrences du cliché. La réinterprétation ironique, dans ce roman, est largement facilitée par la dénonciation liminaire de Solal qui en pose les principes. C'est ce qui sépare Cohen de Flaubert : si l'un garde le marquage métalinguistique explicite du cliché en marge de son texte (dans ses brouillons, dans sa correspondance, ou dans le Dictionnaire des idées reçues, où figure notamment le mot ange), l'autre l'inscrit au cœur même du roman. On l'a vu pour les mots de noble ou chevaleresque, traces de comportements sociaux fondés sur l'adoration animale de la force. Ce marquage initial des clichés induit une relecture systématique des occurrences du mot noble, où est réactivée la signification ironique qu'y lit Solal. Cette réinterprétation obéit à la dynamique de dégradation de la passion. L'exaltation de la "noble parmi les ignobles apparue" s'inverse en l'amertume d'un exil involontaire : les amants "nobles et silencieux" sont des "laissés-pour-compte"[63] face aux "vulgaires" qui connaissent les joies du social. L'adjectif noble finit par s'investir d'un sens négatif, et dans l'oxymore "nobles et beaux à vomir"[64], il acquiert une forte valeur de mention ironique. L'ironie cohénienne est donc d'autant plus forte qu'elle se greffe sur une énonciation qui est d'abord lyrique, dans l'espace magique des premiers instants de la passion. La dérision ne s'installe que sur les ruines d'un enthousiasme premier, dont elle se fait l'écho nostalgique.
Or justement, le jeu d'inversion paradoxale peut se faire dans le sens contraire, celui d'une réactivation lyrique du cliché : il en est ainsi du thème de l'amour sublime. Dénoncé dans la diatribe inaugurale de Solal, il est réactivé dans le "délire sublime des débuts" : "ils contemplaient le ciel sublime et les palpitantes étoiles, bénissantes là-haut"[65]. Le mot même de noble, "ce sale mot double", est double justement, et prend sa revanche au chapitre central, assumé par le lyrisme d'un narrateur nostalgique de sa jeunesse : "toi qui fus aussi belle et noble qu'Ariane". L'expression la plus caractéristique est celle du "départ ivre vers la mer". Indexée comme lieu commun de la passion, elle perd toute nuance ironique lorsqu'elle est reprise dans l'incantation lyrique du chapitre LII :
"amour, amour, tant de taxis vers elle, amour, amour, télégrammes, départs ivres vers la mer, amour, amour, ses génialités, ses inouïes tendresses, ton cœur, mon cœur, notre cœur, importantes sottises. Amour, ancienne aimée, est-ce toi ou ma jeunesse que je pleure ? demande celui qui fut jeune"[66].
Ce jeu d'écho marque la réversibilité de l'écriture cohénienne en réactivant l'efficacité lyrique et poétique d'une expression qui appartenait d'abord à la dérision des lieux communs.
Le maniement du cliché implique toujours un paradoxe : on ne dénonce un cliché que dans la mesure où il est possible de s'y reconnaître. Le retournement du chapitre XXXV est bien la consécration expérimentale de l'efficacité des clichés du discours amoureux. Marquant le paradoxe d'un lyrisme agissant au moment même où il est désamorcé par la diatribe de Solal, ce chapitre de la séduction dérisoire est l'emblème d'une écriture où la dénonciation du cliché est aussi le lieu de sa réénonciation.
La rhétorique de Belle du Seigneur se fonde donc sur cette dynamique paradoxale, où coexistent la dégradation ironique des lieux communs et leur actualisation lyrique. Ainsi s'esquisse une lecture ambivalente. Cette double lecture ne se réduit pas, en effet, à une oscillation entre les deux pôles contradictoires que l'auteur inscrit, en abyme, dans son texte : la lecture de fusion sentimentale, celle d'Ariane lisant les lettres de son amant, où se conjuguent la sacralisation des signes et l'érotisation du langage[67], et la lecture cynique de Solal, la lecture au second degré, celle de la réinterprétation ironique, de l'intellijuiverie. La lecture véritable de l'œuvre est au-delà de ce deuxième degré de lecture : pas plus qu'à la mièvrerie sentimentale, le lecteur ne peut adhérer au cynisme systématique de la fin. L'hypertrophie du discours accusateur, l'invasion de la vulgarité assumés par Solal (dans un discours direct ou indirect libre), ne sont jamais validés directement par le narrateur — alors qu'il cautionne le lyrisme des débuts. Au-delà de la logique binaire du personnage de Solal, tiraillé entre le cantique du bonheur et la dérision, Cohen esquisse un autre mode de lecture, où l'alternance conflictuelle cède à l'alliance paradoxale. L'emblème de cette écriture paradoxale est le chapitre LII où les deux grands mouvements, lyrisme violent et cynisme macabre, sont convoqués au point culminant du roman qui en est l'exact milieu. Le vieillard nostalgique de la passion, relais du narrateur, prend pour narrataires ces "jeunes gens aux crinières échevelées" qui peuvent encore aimer. Mais ce narrataire est-il celui qu'on peut appeler le lecteur implicite? — entendons par là le lecteur auquel s'adresse, idéalement, l'auteur, et qui n'est pas forcément celui qui est inscrit dans le texte. Ce n'est ni un lecteur naïf, ni un complice de Solal que recherche Cohen; il en appelle à une double lecture qui superpose l'enthousiasme lyrique de la merveilleuse passion et le cynisme de l'amertume. Cohen invite le lecteur à passer d'une logique de la contradiction à celle d'une polyphonie paradoxale, maintenant la coexistence ambiguë des sens contraires, sans oblitération réciproque, ni dépassement dialectique qui puissent venir au secours d'une éventuelle désambiguïsation.
Paradoxe et polyphonie
L'écriture paradoxale de l'œuvre prend donc d'abord la forme d'une double dynamique d'inversion que commande la structure de l'œuvre : dans les chapitres qui suivent la grande scène de séduction, et qui exaltent les débuts de la passion amoureuse, l'inversion va dans le sens d'une réactivation lyrique des thèmes tournés en dérision. Ensuite, à partir de la cinquième partie, on retourne aux principes de la dérision première. Les grands chapitres lyriques du début de la passion sont en quelque sorte un axe central autour duquel s'orchestre symétriquement, en amont et en aval, le traitement ironique des grands thèmes de l'œuvre. Mais chacun de ces deux mouvements inscrit en lui son contraire : les pages lyriques des débuts amoureux rappellent, en contrepoint, les thèmes de la dérision et contiennent en germe les ferments de la future dégradation, puisque la passion d'Ariane est née conformément aux principes cyniques du réquisitoire proféré par Solal. De même, la dernière partie, celle de l'avilissement du mythe de la passion, inclut un retour nostalgique aux grands thèmes lyriques du début, comme celui de la première valse.
Dans cette structure d'ensemble, où coexistent sans s'annuler deux mouvements contraires, il n'est pas un thème, pas un mot qui ne puisse participer d'une logique paradoxale, qu'il s'agisse des lieux communs de la passion ou de thèmes plus spécifiquement cohéniens : c'est l'originalité d'un roman qui ne cesse de réfléchir sa propre écriture. Il en est ainsi du thème mystique de la "moniale", de la "prêtresse", de la "religieuse d'amour", d'abord tourné en dérision : "Cette longueur, ce poids et ces osselets, si je les ai, elle sera un ange, une moniale d'amour, une sainte", s'exclame Solal, défiant Ariane. Or ce thème connaît une réactivation lyrique au chapitre LXVII : "Ô ce soir, ô le sacre et le poids béni sur elle [...]. Sa femme, elle était sa femme et elle le vénérait, [...] moniale de son seigneur"[68]. En revanche, ce langage mystique devient ridicule lorsqu'il s'inverse en un rituel figé dont Ariane est l' "infatigable prêtresse".
Il arrive que certains chapitres se répondent de façon exactement symétrique; le chapitre LXVII célèbre la marche victorieuse d'Ariane, allégorie de l'amour triomphant, victoire de Samothrace : "En cette heure de grand soleil, elle allait, une victoire". Or ce passage a son équivalent ironique en amont et en aval du texte romanesque, d'abord au chapitre XXXV :
"Quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges foulées son noble coliqueur clandestin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intestineur"[69].
Puis, à la fin du roman, la "marche triomphale de l'amour" trouve sa version sinistrement grotesque et devient "sale marche de l'amour" précédant le suicide :
"Brusquement, elle se leva, alla lourdement à travers la chambre suffocante, le flacon d'éther à la main, lourdement tapant du pied, pataude exprès, vieille exprès, parfois grotesquement faisant un saut ou tirant la langue, soudain marmonnant que c'était la marche de l'amour, la marche de son amour, la sale marche de l'amour" [70].
Autour de la version lyrique, centrale, du thème s'articulent les deux occurrences cyniques, diamétralement opposées.
Inversement, le thème des dents atteste la réversibilité d'un élément dysphorique au service de l'ironie. Il est introduit "en situation" dès la première apparition de Solal, déguisé en vieil édenté, dont la déclaration d'amour terrifie Ariane : "atroces, ces mots d'amour hors de cette bouche vide". Le grand chapitre de la dénonciation, le chapitre XXXV, reprend et amplifie ce thème et les chapitres suivants le rappellent, inscrivant dans l'exaltation amoureuse le cynisme premier :
"Je t'aime autrefois, maintenant et toujours, et toujours ce sera maintenant, disait-elle. Mais si deux dents de devant m'avaient manqué la nuit du Ritz, deux misérables osselets, serait-elle là, sous moi, religieuse ?"[71].
Or, dès le chapitre XXXVI, le cynisme cède à la célébration amoureuse[72] et le thème des dents se convertit progressivement en cantique d'amour et de jeunesse : "Ô dents étincelantes, ô bonheur de vivre, ô la jeune aimante et son ennuyeuse musique en offrande", tout comme dans le court chapitre XLV : "Agenouillés, ils se souriaient, dents éclatantes, dents de jeunesse"[73]. Ce sublime trouve cependant son équivalent grotesque et grinçant dans le chapitre LII, évoquant la danse macabre des amants, "maxillaire contre maxillaire, trou contre trou, dents contre dents"[74].
À cette réversibilité thématique peut correspondre le détail stylistique de l'écriture. Certaines constantes du style cohénien se retrouvent soumises à cette permutation constante, comme l'antéposition de l'adverbe[75]. Le cas de l'apostrophe lyrique est le plus évident : célébrant en une litanie amoureuse les merveilles de la passion ("Ô débuts, baisers des débuts, précipices de leurs destinées, ô les premiers baisers..."), l'apostrophe était, au chapitre XXXV, le support inverse d'une dénonciation amère : "ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de dix mètres d'intestins..." Lorsque l'apostrophe lyrique revient enfin dans les derniers chapitres, nostalgiques du passé ("Oh, son éblouissement de bonheur au Ritz, le premier soir..."[76]), on note cependant le changement de graphie du "ô" vocatif et lyrique, atténué peut-être volontairement en interjection.
À la charnière du thématique et du rhétorique, on peut noter enfin la réversibilité de figures comme la métaphore : par exemple, l'image du travail prend tour à tour une orientation positive ou négative. Si les amants sont condamnés "aux travaux d'amour à perpétuité", sont exaltés en revanche les premiers baisers, les "langues en combat, mêlées en tendre haine, saint travail de l'homme et de la femme"[77]. À cette métaphore paradoxale s'ajoutent les oxymores bien caractéristiques du "saint travail" et de la "tendre haine". Ici, la caractérisation contradictoire n'est plus, ou pas encore, au service de la dérision, mais de l'invention poétique[78]. À ce type d'oxymore se rattachent les expressions alliant les isotopies sémantiques du bonheur et de la terreur : Ariane est "tremblante d'amoureuse frayeur, un mal de bonheur aux lèvres", "épouvantée" ou "terrifiée de bonheur"; Solal chante de "joie démoniaque" un "chant impatient, effrayé de bonheur"[79].
Le roman de Cohen exploite donc thématiquement et rhétoriquement ce double mouvement paradoxal qui rend le lyrisme dérisoire, où la dérision devient lyrique. Mais à ce jeu de miroir et d'inversion s'ajoute la célébration d'une coexistence paradoxale des contraires, que Cohen semble vouloir revendiquer constamment. Le zeugme et l'oxymore sont alors les figures privilégiées de cette écriture paradoxale. Le zeugme, oscillant entre "l'alliance heureuse" et "l'antagonisme tendu", peut être considéré "comme une résolution de l'antithèse ontologique", dit H. Morier dans sa définition de l'attelage[80]. Tantôt lyriques, tantôt ironiques, ces figures ne sont plus les instruments de la contradiction polémique, représentée par Solal, mais celles de la fusion paradoxale, qui dépasse l'opposition du ridicule et du sublime, du lyrisme et du cynisme. Ce paradoxe est célébré dans l'écriture oxymorique du chapitre LII, où sont chantées les "importantes sottises", les "jeunes idioties" de l'amour. Sur le même modèle, on peut citer le "mauvais goût admirable" de l'héroïne qui divinise son bien-aimé, ou ses "yeux idiots d'extase"[81]; mais surtout cette apostrophe si caractéristique de Belle du Seigneur, qui sanctifie la stupidité amoureuse : "Sainte stupide litanie, chant merveilleux, joie des pauvres humains promis à la mort, sempiternel duo, immortel duo par la grâce duquel la terre est fécondée"[82].
De même, l'emploi paradoxal du zeugme est très fréquent dans la partie médiane de l'œuvre : dans les premiers rendez-vous, Cohen exalte la maladresse des amoureux "ridicules, fiers et beaux"[83]. Le chapitre de la marche triomphale, mêlant les registres poétique et physiologique, chante l'orgueil insolent et égoïste de la jeunesse et de l'amour triomphants, dans sa double face ridicule et géniale :
"Face grave et cheveux auréolés, ivre de santé et de beau temps, ensoleillée et pourvue de toutes hormones de jeunesse, sa main dans la main de son seigneur, elle allait à longue allure [...] Marche triomphale de l'amour. Elle allait, orgueilleuse et ridicule, géniale"[84].
Plus qu'à une simple juxtaposition, le paradoxe conduit donc à ce "synthétisme" que Flaubert désignait comme "la grande loi de l'ontologie"[85]. C'est dans cette fusion subtile du grotesque et du sublime que réside le charme du roman, et sa vérité se fonde peut-être moins sur le cynisme de Solal que sur l'idiotie amoureuse d'Ariane, où la futilité ne se sépare pas de la "génialité". Ariane est consciente de son appartenance à "la grande bande crétine des aimantes"[86]. Ainsi, c'est l'originalité de Cohen, bouffonnerie et burlesque s'intègrent parfaitement dans la sacralisation du bonheur amoureux, lorsque Ariane se retrouve seule : on retrouve dans sa bouche l'idiolecte de dérision, lorsqu'elle décrit les baisers comme "deux bouches en révolution, et affamées avec pénétrations remuantes"[87]. Les monologues d'Ariane, où elle donne libre cours à une saine démystification de la passion, sont alors le lieu privilégié d'une alliance du sublime et de la trivialité.
À cette fusion du ridicule et du sublime on peut trouver un envers plus désespéré, dans ce que Cohen appelle "la tendresse de pitié" face à ses "damnés du paradis" amoureux. Si "les deux sublimes" sont grotesques, Cohen peut écrire aussi : "et pourtant en ces deux grotesques, une grandeur"[88]. Grotesque et sublime se fondent dans l'expression d'une tendresse au delà du cynisme, comme dans ces rares élans d'amour vrai, de secrète tendresse maritale qu'éprouve Solal :
"...et pourtant je la chéris comme jamais je n'ai chéri, cet élan d'amour vers elle lorsque sur son visage j'aperçois une trace de moindre jeunesse, annonce de sa vieillesse de plus tard"[89].
Il ne faudrait pas toutefois assimiler trop vite cette fusion à un dépassement des contraires, qui tendrait à effacer leur concomitance en faveur d'un triomphe de l'univocité. La polyphonie, en effet, maintient la coexistence des sens contraires, sans oblitération réciproque. À la rassurante résolution dialectique des antagonismes, Cohen oppose l'éternel doute sur la signification ultime du texte. C'est pourquoi le paradoxe s'affirme encore non seulement dans cette alliance des contraires, mais dans une écriture de la superposition polyphonique, dans la parodie et l'ironie. Pour reprendre la définition de Berrendonner, "faire de l'ironie, ce n'est pas s'inscrire en faux de manière mimétique contre un acte de parole extérieur, d'un autre. C'est s'inscrire en faux contre sa propre énonciation, tout en l'accomplissant"[90]. Donc, l'énonciation ironique, comme la parodie, laisse toujours entendre la possibilité d'une énonciation sérieuse du discours qu'elle exhibe. Sérieux et ironie ne s'annulent pas l'un l'autre, mais se confondent. On a là le principe d'une polyphonie qui remet en cause le dogme de l'unicité du sujet parlant, selon lequel le discours du locuteur, et même l'intention du sujet parlant, devraient toujours être univoques.
Dans Belle du Seigneur, la polyphonie est d'autant plus évidente que le discours repris parodiquement est assumé ailleurs comme sérieux. Le locuteur ironique se distancie d'un discours que pourtant, à un moment ou à un autre, il fait sien. À plus forte raison quand le locuteur se distancie d'un énonciateur qui n'est autre que lui-même : autoparodie et ironie se rejoignent chez Cohen.
Le principe de la parodie est contenu dans le jeu permanent d'autoréférence qu'offre le texte cohénien. Cette autoparodie est le fait de Solal comme d'Ariane. La belle du seigneur des débuts lyriques n'hésite pas à s'autoparodier, lorsqu'elle se retrouve seule :
"—Vous êtes mon seigneur, je le proclame.
Pour le plaisir du sacrilège et parce qu'elle était heureuse, elle répéta sa déclaration de vassalité avec des accents successivement anglais, italien et bourguignon, puis avec une voix de vieille gâteuse"[91].
La gaieté bouffonne, sacrilège, est l'exutoire nécessaire au sublime de la passion. C'est dans cette contrepartie prosaïque et auto-ironique, régulant la mise en scène du grand amour, que réside le salut de la passion.
Dans le chapitre de la valse, on a un effet typique d'autocitation qui transcende l'opposition dérision/lyrisme dans la fusion polyphonique de la double énonciation; il s'agit de l'expression départ ivre vers la mer, stigmatisée par Solal comme cliché de la séduction dans le chapitre précédent :
"Ce matin, dit-il, un avion rien que pour nous, et cet après-midi à Céphalonie, vous et moi. Paupières battantes, elle le regardait, regardait le miracle. Cet après-midi, elle et lui devant la mer, se tenant la main. Elle aspira, sentit la mer et son odeur de vie. Un départ ivre vers la mer, sourit-elle, tournoyante, la tête sur le refuge aimé"[92].
Dans la jouissance d'une reprise complice du discours de l'autre, qui en réactive la puissance lyrique, la dénonciation d'un lieu commun devient paradoxalement la création d'un idiolecte des amants.
Cette autoparodie n'est pas le seul fait des personnages, mais aussi celui du narrateur : ainsi se multiplient les effets d'autocitation. Ils fonctionnent dans la dérision — le chapitre de la première valse par exemple reprend parodiquement les thèmes de la diatribe de Solal : l'asservissement de la femme à la force virile, "béate d'être tenue", "noblement asservie"; le thème des dents ("Nous deux, dit-elle, perdue dans les incisives et les canines"). Mais l'autoparodie joue aussi dans l'idiolecte lyrique de Cohen. Il en est ainsi des thèmes repris du discours du vieux : celui de la noble aimée en un battement de paupières; des attentes, qui revient d'un bout à l'autre du roman; d'Ariane "la tournoyante, l'ensoleillée". Il y a un jeu d'autoréférence constant dans les refrains lyriques qu'orchestre la dynamique de l'œuvre. Le somptueux poème de la passion est repris par bribes, prononcé par l'amant déguisé en vieux, puis par le héros armé de ses dents étincelantes de jeunesse, enfin par le Solal nostalgique de la passion en ses débuts :
"Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières, [...] et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né..."[93].
Dans ce lyrisme exotique se superposent les diverses femmes aimées de Solal, celles du roman du même nom, où le premier amour s'inscrit dans le cadre de Céphalonie, celui de la mer et du soleil — car une œuvre peut en citer une autre : "Souffle de jasmin et chant de la mer. Immortelle odeur de l'immobile immensité mouvante. Et cætera". Comment ne pas rapprocher ce texte de Solal du passage : "ton souffle de jasmin, ô ma jeunesse, est plus violent qu'au temps de ma jeunesse"?[94]. Il en est de même pour "le chant des chairs en lutte", ou pour l'hymne à "la vie qui s'élance et fait éternelle la vie", présent dans ces deux romans[95].
Parodie et lyrisme ne s'annulent ni ne s'opposent, mais se confondent. Dans le lyrisme exotique, l'exubérance poétique se rapproche en effet de l'emphase grotesque des parents pauvres de Solal :
"et au premier battement de tes paupières, je t'ai connue, c'était toi, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement des longs cils recourbés, toi, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats, ô jardin sur l'autre rive"[96].
Même dans la dénonciation de Solal, la parodie porte les stigmates d'une tentation lyrique : "Pour faire bon poids, dis-lui aussi qu'elle est odeur de lilas et douceur de la nuit et chant de la pluie dans le jardin"[97]. La scène de la valse au Ritz inclut également lyrisme et parodie dans la séduction du mirage exotique de Céphalonie, qui fonctionne auprès de la fille de riches, "dégustatrice des beautés de nature". Rappelant également dans ce passage les thèses de Solal sur l'amour de la nature, le chapitre se clôt sur l'évocation de ce paradis amoureux vers lequel le charlatanisme de Solal entraîne Ariane :
"Émouvante de grâce, neigeuse et tournoyante, elle se regarda une fois de plus, dansante dans les hautes glaces où elle vivait superbement, belle du seigneur, si élégante en robe de paysanne à broderies rouges et noires,... dans une île si belle, toute de myrtes, de lentisques et de circassiers"[98].
On retrouve cette polyphonie dans l'hymne cosmique de la fin du chapitre, où s'insère au plus fort du lyrisme la parodie discrète du thème mystique de l'amour "céleste", et du fameux texte flaubertien décrivant l'exaltation d'Emma Bovary ("... et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient") :
"Marche triomphale de l'amour. Auguste, elle allait, mue par l'amour comme autrefois ses sœurs des temps anciens, innombrables dormant du sommeil de la terre, allait, immortelle en sa marche, commandée comme les étoiles, légions qu'amour conduit en d'éternelles trajectoires, Ariane solennelle, à peine souriante, accompagnée par quelle céleste musique, l'amour, l'amour en ses débuts"[99].
Entre la célébration de l'éternelle passion et la dérision du stéréotype, la frontière est ténue. Dans les apostrophes lyriques du chapitre LII sont convoqués tous les clichés dénoncés par Solal :"ô amour, nuits et rossignols, aurores et sempiternelles alouettes..."; les nuits étoilées deviennent les éléments d'une célébration cosmique, où la parodie est englobée en un large geste de bénédiction :
"Seul sur ma banquise, dit celui qui fut jeune, ma banquise qui me conduit on ne sait où dans la nuit, tout perclus et déjà agonisant, je bénis d'un geste affaibli, je bénis les jeunes qui ce soir s'enivrent d'aveux sous les étoiles aux infinies musiques susurrées"[100] .
C'est un tel mouvement d'immense commisération qui sublime la naïveté d'Ariane, à travers l'ultime élan de Solal "berçant et contemplant" sa bien-aimée morte, "berçant et contemplant, souveraine et blanche, la naïve des rendez-vous à l'étoile polaire"[101].
Enfin, le lieu privilégié de cette superposition entre lyrisme et dérision, c'est le discours mystique où se mêlent bouffonnerie et sacralisation : on pense à "la folle d'amour en sa baignoire proclamant la venue d'un divin roi"; ou à la parodie du lyrisme du Cantique des Cantiques[102] : "Soutenez-moi avec des pommes, car je suis malade d'amour", citation de Solal qui provoque la perplexité de Deume, "affolé par les raisins et les pommes". Mièvrerie sentimentale et lyrisme blasphématoire se mêlent audacieusement dans le thème du sacrifice amoureux, cliché du XVIIIe siècle, qui montre "Ariane servile, autel et victime", ou dans la métaphore de la religion d'amour : "ô les yeux d'Ariane, ses yeux levés de sainte, ses yeux clos de croyante", "yeux de sainte extasiée"[103]. En cette alliance du profane et du sacré se fondent la disproportion ironique et l'enthousiasme blasphématoire. Le blasphème permet de redonner une très grande intensité aux clichés du mysticisme amoureux : pour Ariane, Solal est seigneur et messie[104]. C'est encore de manière à la fois lyrique et parodique que Cohen exploite le double mouvement de profanation spirituelle et de sacralisation du charnel qui sous-tend tout le roman. Le cantique du désir que disent les yeux de l'homme à la bien-aimée est de facture nettement parodique, mais on trouve une version lyrique de ce cantique charnel lorsque est associé le saint nom de l'Éternel aux délires du désir amoureux : "voici la bien-aimée, l'unique et pleine de grâce, et gloire à l'Éternel, à l'Éternel en moi"[105]. L'écriture de l'amour est ainsi indissociable de la quête d'un salut qui hésite toujours entre la célébration d'une transcendance et la dénonciation de son absence.
Ce roman qui dénonce si violemment le romanesque est donc aussi celui où le mythe de la passion se renouvelle avec une force extrême. Les deux pôles du lyrisme et de la dérision s'y côtoient ou s'y mêlent. Sans doute pourrait-on trouver plus de finesse à la polyphonie flaubertienne, où l'alliance du lyrisme et de la "blague" reste plus implicite, alors que l'écriture cohénienne ne cesse de se commenter. Si Flaubert veut "marcher droit entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire"[106], Cohen préfère en dévaler les pentes : c'est que le blasphème, le cynisme et la farce sont habités d'une mauvaise foi qui n'en finit pas de désirer l'existence de ce qu'elle nie. Dans la profanation amoureuse se lit une quête de la transcendance, l'envers d'un appel aussi intense que désespéré. Chez Flaubert, l'ironie révèle les stigmates d'un lyrisme révolu, et signe le renoncement aux exaltations de la jeunesse. Mais Cohen, ce jeune vieillard de Belle du Seigneur, n'a jamais renoncé : demain sera toujours le lieu d'une "merveilleuse défaite".
Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 5, 1995.
[1] voir l'analyse de l'ironie par Alain BERRENDONNER, in Éléments de pragmatique linguistique, chapitre 5, Minuit, 1981.
[2]Belle du Seigneur, édition de la Pléiade, établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen, 1986, p. 984.
[3] Ibid., p. 721; cf. aussi Solal : "Elle était la seule, elle était ce qu'il avait connu de plus doux, de plus vivant et de plus noble. Et cætera, la vieille ferblanterie inusable.", in Œuvres, édition de la Pléiade, établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen, p. 158.
[4] Ibid., p. 838; cf. également p. 345, et p. 776 : "Pas facile de renouveler le stock."
[5] Ibid., p. 938.
[6] Ibid., p. 349. Cf. p. 340 : "Je t'aime, ajoutait-elle aussitôt pour se réhabiliter, pour mettre de l'âme, et de nouveau elle râlait, les yeux fermés, privée de pensée, animale, ...".
[7] Ibid., p. 962.
[8] Ibid., p. 827.
[9] Ibid., p. 712. Cf. Jean-Paul SARTRE, L'Etre et le néant, Gallimard, NRF, 1943, chapitre II, pp. 85-111.
[10] Ibid., p. 388. Voir par exemple, dans l'Ancien Testament, la révélation de Dieu à I Samuel II, v. 11 : "Et voici, je vais accomplir une chose en Israël...". L'envoi en mission de Jésus à ses apôtres reprend cette expression : "Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde" (Évangile selon Saint-Matthieu, XXVIII, v. 20). Le et voici est récurrent dans le texte de Cohen : "...et voici, il la voyait au loin, sur le seuil et sous les roses, ô gloire et apparition..." (p. 426)
[11] Ibid., pp. 412 et 818.
[12] voir chapitres XXXVIII et XXXIX.
[13] Ibid., p. 387.
[14] Ibid., p. 727.
[15] Ibid., pp. 757-758.
[16] Ibid., p. 404.
[17] Ibid., p. 404.
[18] Ibid., p. 724.
[19] Ibid., p. 429.
[20] Ibid., p. 724. Cohen reprend le langage d'un Laclos pour marquer l'extrême désacralisation d'un discours amoureux de convention. Cf. Les Liaisons dangereuses, lettre 121, de la Marquise de Merteuil à Danceny : la Marquise dénonce un discours d'usage, qui "est encore au-dessous du jargon des compliments, et ne devient plus qu'un simple protocole, auquel on ne croit pas davantage, qu'au très humble serviteur." (Pléiade, 1979, p. 278). Pour le mot de protocole, cf. aussi lettre 129, de Valmont à la Marquise de Merteuil, p. 301.
[21] Cf. les "ventouseries buccales", Ibid., p. 821.
[22] Ibid., p. 387.
[23] Ibid., p. 359 et p. 789; p. 915.
[25] Ibid., p. 347; pp. 360-361.
[26] Ibid., p. 365.
[27] Ibid., p. 365 et 367.
[28] Ibid., p. 345.
[29] Ibid., pp. 381-382.
[30] Ibid., p. 793.
[31] Ibid., p. 387.
[32]Ibid., pp. 992-993.
[33] Ibid., p. 387.
[34] Ibid., p. 363.
[35] Ibid., p. 368.
[36] Ibid., p. 922.
[37] Ibid., p. 356.
[38] voir les analyses de Dan SPERBER et D. WILSON, "Les ironies comme mentions", in Poétique n° 36, novembre 1978, pp. 399-412, d'Oswald DUCROT, in Le dire et le dit, chapitre VIII, Minuit, 1984, et d'Alain BERRENDONNER, in Éléments de pragmatique linguistique, chapitre 5, Minuit, 1981.
[39] Op. cit., p. 216.
[40] Les analyses pragmatiques distinguent la phrase (indépendante d'un contexte) de l'énoncé, qui est l'actualisation d'une phrase dans une situation de discours donnée; l'énonciation d'une phrase est l'événement qui produit un énoncé.
[41] BS, p. 725.
[42] Ibid., p. 727.
[43] Pour interpréter le sens d'un énoncé, on peut avoir recours à des éléments linguistiques et sémantiques, mais aussi tenir compte de la composante pragmatique, que reflète l'énonciation, la situation de discours, c'est-à-dire des éléments de situation, des intentions implicites du locuteur, de certaines normes discursives, sociolinguistiques ou comportementales : c'est ce qu'on appelle alors réinterprétation perlocutoire.
[44] BS, p. 717.
[45] Ibid., p. 348. C'est nous qui soulignons.
[46] CRÉBILLON, L'Écumoire, Nizet, Paris, 1976, p. 200. Laurent VERSINI (dans Laclos et la tradition, chapitre sur le "jargon", p. 366) souligne le goût des libertins pour la figure de l'oxymore.
[47] Dans l'énonciation, toute proposition peut prendre une valeur argumentative, c'est-à-dire se transformer en argument en faveur d'une certaine conclusion r ou non-r, compte tenu de la situation de discours. Voir J. C. ANSCOMBE et O. DUCROT, L'argumentation dans la langue, Margada, Bruxelles, 1983, p. 184.
[48] Op. cit., pp.186-187.
[49] Oswald DUCROT, Analyses pragmatiques, in Communications n° 32, p. 16.
[50] C'est pourquoi l'on peut envisager un lien entre la notion sémantique de connotation et la notion pragmatique d'argumentation. Mais la connotation est inscrite dans la langue, alors que la valeur argumentative de l'énoncé lui est attachée dans une situation de discours précis.
[51] BS, p. 42.
[52] Ibid., p. 783.
[53] Ibid., p. 763.
[54] Voir. J. MAZALEYRAT et G. MOLINIE, Vocabulaire de la stylistique, P.U.F., Paris, 1989; voir la définition de la caractérisation non pertinente, dont le zeugme et l'oxymore (cf. pp. 246 et 381) sont une variété particulière : "Figure microstructurale [de construction], par laquelle un mot est affecté d'un caractérisant sémantiquement incongru" (p. 81).
[55] BS, p. 984.
[56] Ibid., p. 369.
[57] Ibid., pp. 710 et 834.
[58] Pour une logique du sens, P.U.F., édition revue et augmentée, 1992, pp. 206-211.
[59] BS, p. 838.
[60] Ibid., p. 827.
[61] Ibid., p. 791.
[62] Ibid., pp. 821, 915, et pp. 411, 580.
[63] Ibid., pp. 765 et 837.
[64] Ibid., p. 827.
[65] Ibid., p. 414.
[66] Ibid., p. 483. C'est nous qui soulignons.
[67] Ibid., pp. 479-480.
[68] Ibid., p. 582.
[69] Ibid., p. 580 et pp. 359-360.
[70] Ibid., p. 990.
[71] Ibid., p. 433.
[72] "Personne au monde n'a jamais parlé ainsi, dit-elle. Les mêmes mots que le vieux, pensa-t-il, et il lui sourit, et elle adora son sourire. Les mêmes mots, mais le vieux n'avait pas de dents, et tu ne l'entendais pas, pensa-t-il. Ô dérision, ô misère, mais elle m'aime et je l'aime, et gloire à mes trente-deux osselets, pensa-t-il." (Ibid., p. 393).
[73] Ibid., p. 402 et p. 451.
[74] Ibid., p. 485.
[75] Ibid., p. 406 : "Ô débuts, deux inconnus soudain merveilleusement se connaissant, lèvres en labeur, langues téméraires, langues jamais rassasiées,..." et p. 721 : "elle avait poussé des cris perçants de fille effrayée, courant et idiotement sautant, et agitant les bras comme des ailes disloquées, maladroitement les agitant,..."
[76] Ibid., p. 404; p. 783.
[77] Ibid., p. 406.
[78] L'oxymore, qui dénonce "le ridicule ou le disparate", peut aussi tendre à la fusion poétique. Voir Henri MORIER, Dictionnaire de Poétique et de rhétorique, p. 836 : "Dans une ambiance poétique, l'oxymore tendait à la fusion des contraires; ici, sous l'éclairage cru et accusateur de la comédie, il dénonce, narquois, le ridicule ou le disparate".
[79] BS, pp. 388, 584, 626, et 426.
[80] Ibid., p. 126.
[81] Ibid., p. 523.
[82] Ibid., p. 404.
[83] Ibid., p. 541.
[84] Ibid., p. 585. C'est nous qui soulignons.
[85] Lettre à Louis Bouilhet du 1er août 1855, Correspondance, édition de la Pléiade, 1980, tome II, p. 586.
[86] BS, p. 606.
[87] Ibid., p. 615.
[88] Ibid., p. 993.
[89] Ibid., p. 721.
[90] Op. cit., p. 216.
[91] BS, p. 586.
[92] Ibid., p. 397. C'est nous qui soulignons.
[93] Ibid., p. 38.
[94] Solal, éd. cit., p. 130 et Belle du Seigneur, p. 483.
[95] Solal, éd. cit., p. 130, et Belle du Seigneur, p. 941.
[96] Ibid., pp. 392-393.
[97] Ibid., p. 387.
[98] Ibid., pp. 399-400.
[99] Ibid., p. 585.
[100] Ibid., p. 484.
[101] Ibid., pp. 998-999.
[102] Ibid., pp. 530 et 337.
[103] Ibid., p. 431.
[104] Ibid., p. 432, et passim.
[105] Cf. également Solal, éd. cit., p. 130 : "Reins que lève l'Éternel, reins que baisse l'Éternel, coups profonds de l'Éternel."
[106] Lettre à Louise Colet du 20 mars 1852, Correspondance, éd. cit., tome II, p. 57.
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