Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur,
d’Albert Cohen,
édition de Philippe Zard, Gallimard, « Quarto », 1 654 p., 32 €.
Que manquait-il à Albert Cohen (1895-1981) pour être reconnu comme l’un de nos très grands romanciers ? Peut-être qu’apparaisse l’architecture du vaste cycle auquel il travailla quarante ans durant. La très belle édition de Solal et les Solalde Philippe Zard lui apporte aujourd’hui réparation. Ce titre était au départ le surtitre de l’édition originale de Mangeclous,en 1938 : ce qui fit rétrospectivement de Solal, paru en 1930 (chez Gallimard), le premier volume d’une série. Mangeclous résultait néanmoins d’un compromis : fin 1937, Cohen avait accumulé 2 300 pages manuscrites, première version de Belle du Seigneur, avec laquelle il entendait clore les aventures de Solal. Le projet était ambitieux – trop… Pour satisfaire son éditeur, il lui fallut extraire quelques centaines de pages, les plus truculentes. Mangeclous se voulait en 1938 un prélude aux amours de Solal et d’Ariane. Mais avec la guerre et l’engagement de Cohen au sein d’instances internationales (il fut notamment à l’origine du « passeport du réfugié »), la parution de Belle du Seigneur fut retardée. En 1967, l’écrivain se heurta une nouvelle fois à Gallimard, effrayé par le caractère disproportionné de l’œuvre ; il fallut couper, et son chef-d’œuvre parut, sans surtitre, en mai 1968 – à l’actualité pour le moins chargée… –, suivi un an plus tard de sa part retranchée : Les Valeureux. Voilà qui brouillait l’alliance étroite, chez Cohen, de l’héroïque et du burlesque, du lyrique et du satirique.
Grâce à cette édition « Quarto » (où Belle du Seigneur et Les Valeureux se trouvent judicieusement intervertis), les aventures de Solal et de ses compagnons céphaloniens retrouvent une continuité. Cohen y gagne sa place de grand « écrivain juif, comme Césaire est nègre et Claudel catholique », chacun d’eux portant, souligne Philippe Zard, « le tout de la question humaine ». Lorsque, en 1925, il créa La Revue juive, Cohen en appelait à un « vrai romantisme jaillissant d’œuvres de tempérament juif, épiques et morales ». Ouvrez Solal et les Solal : c’est ce tempérament qui en jaillit – non sans ambiguïté, ainsi qu’en témoignent les critiques adressées par le poète André Spire, pour qui la faconde grotesque de Mangeclous était dégradante. Albert Cohen ne craignait ni l’excès ni le mauvais goût ; ceux-ci ne sont toutefois que l’envers de l’alliance entre messianisme et lucidité démystifiante, face lumineuse de son œuvre.
Lundi 29 octobre : La conscience d'être juif Avec : Maxime Decout, maître de conférences en littérature française des XXème et XXIème siècles à l'Université Lille 3 - Charles de Gaulle, auteur notamment de Albert Cohen : les fictions de la judéité (Classiques Garnier) Et la chronique de Tiphaine Samoyaut, co-directrice de la revue « En attendant Nadeau » Mardi 30 octobre : Un créateur décomplexé Avec : Philippe Zard, maître de conférences de littérature comparée à l'Université de Paris Ouest-Nanterre, responsable de l’édition de Solal et les Solal (Quarto, Gallimard) Et la chronique d’Etienne de Montety, directeur du Figaro Littéraire Mercredi 31 octobre : Belle du Seigneur Avec : Alain Schaffner, professeur de littérature française du XXe siècle à l'Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 Et la chronique d’Alexis Brocas, du Nouveau Magazine littéraire Jeudi 1er novembre : Albert Cohen et l'autobiographie Avec : Anne-Marie Jaton, Professeur de littérature française à la Faculté des Lettres de l'Université de Pise, auteure notamment de Albert Cohen, Le mariage miraculeux des contraires (Presses polytechniques et universitaires romandes) Et la chronique d’Eric Marty, écrivain et essayiste
« Belle du Seigneur » : chef-d’œuvre ou fausse valeur ?
DOSSIER Publié en 1968, le roman culte d’Albert Cohen fête ses 50 ans. Est-il à la hauteur de sa réputation ? Dix écrivains répondent.
C’ÉTAIT un jour d’hiver de 1979. Pascal Bruckner et son ami sépharade Maurice Partouche étaient partis à l’aube pour Genève. Deux copains remplis d’espoir à la perspective de rencontrer Albert Cohen (1). Le retour à Paris le soir même par le dernier train fut plus mitigé. « Je m’attendais à trouver un homme flamboyant, un grand seigneur, j’ai rencontré un vieux monsieur ordinaire, faillible et fatigué, très conventionnel, très vieille France, très antiféministe, décrétant, entre autres choses, les femmes moins intelligentes que les hommes et, les femmes juives, les meilleures épouses parce qu’elles finissent par devenir nos mères… » Certes, en 1980, l’auteur de Belle du Seigneur était sous l’emprise des psychotropes pour une grave dépression et « délirait un peu », explique pudiquement Philippe Zard, directeur du remarquable Solal et les Solal qui paraît en « Quarto » Gallimard (voir ci-contre).
Mais Pascal Bruckner reconnaît que cette rencontre genevoise a signé « la perte de crédit et sapé la confiance » qu’il avait placée en Albert Cohen. Il reconnaît aussi qu’il s’est sans doute fait avoir, si l’on peut dire. Fin 1979, Albert Cohen a 85 ans. C’est un écrivain d’un autre siècle qui vit replié sur son âge et sa solitude dans son appartement, au neuvième étage du 17 rue Krieg, dans la banlieue de Genève, en compagnie de sa dernière épouse, Bella. S’il a été propulsé au rang de « vedette » auprès du grand public, après l’émission spéciale d’« Apostrophes » que lui a consacrée Bernard Pivot le 23 décembre 1977, s’il bénéficie de l’admiration sans réserve de François Mitterrand qui œuvre pour qu’il reçoive le prix Nobel, Albert Cohen est un homme sans illusions. Ni sur l’amour, ni sur la politique, ni sur le jeu social. Bruckner avait trente-deux ans, son Nouveau désordre amoureux sorti en 1977, il travaillait à Lunes de fiel. Un jeune homme « plongé dans son époque » et « la sottise » de son idéalisme. « La jeunesse est l’âge de l’absolu. J’ai jugé Cohen avec les yeux de l’absolu qu’il avait lui-même mis en pièces dans son roman. »
Car oui, Belle du Seigneur, « cathédrale » de Cohen est LE livre des paradoxes. Roman de l’amour total, il est avant tout le procès de la mythologie amoureuse. Empreint d’un discours misogyne et de la figure machiste de Solal, il est contrebalancé par une rare libération de la parole féminine incarnée par le long monologue d’Ariane dans son bain.
Roman « baroque » à une époque où l’écriture « blanche » régnait en maître sur les lettres françaises, « sa phrase est torrentielle, imagée, colorée, musicale, somptueuse, hilarante, incongrue, inouïe, singulière - à vrai dire unique », s’émeut Laurence Cossé. Un style qui « ne ressemble à rien de ce qui se publiait à l’époque. Ni aux romans de facture classique tels ceux de Jean d’Ormesson, ni à l’avant-garde des Butor ou Robbe-Grillet », reconnaît Philippe Zard. Un roman « rusé, sincère, fouetté, empoisonné et succulent, qui pourrait être brésilien ou cubain », s’enthousiasme Charles Dantzig, admiratif du souffle « irraisonnable » de Cohen à mille lieues du « jardinage régulier, sage et souvent étriqué de notre littérature moyenne », un texte bourré d’adjectifs dans un temps où, « par un préjugé répété depuis Clemenceau, ils sont à chasser ».
Mais Belle du Seigneur est aussi un livre dont le décor, les préoccupations et le cadre n’ont rien à voir avec l’époque de sa parution. Comment pourrait-il en être autrement ? L’œuvre, commencée dans « le vent mauvais qui soufflait sur l’Europe des années 30 », dit Philippe Zard, est publiée trente ans plus tard, « au moment où l’esprit de Mai 68 se diffusait dans la société française et la bouleversait en profondeur », se souvient Laurence Cossé. Amusée par ce « chassé-croisé », l’auteur de La Grande Arche se souvient de Belle du Seigneur, « découvert avec tout le monde à la fin des années soixante-dix comme le plus contraire aux dogmes soixante-huitards ». Étrange destinée en effet.
Rédigé en quelques mois durant l’année 1937, amputé de sa première partie pour Mangeclous, publié séparément en 1938, le manuscrit est abandonné à Paris quand l’écrivain se réfugie en Angleterre en juin 1940, mis à l’abri par sa secrétaire à la légation suisse, rue de Grenelle, repris en 1967, refusé par le comité de lecture de Gallimard le 2 juin, repris pour être réduit « à des dimensions humaines » par son auteur en octobre, il est finalement publié « en juin 68 dans l’indifférence générale », rappelle Laurence Cossé.
Huit cent cinquante pages qualifiées de « chef-d’œuvre absolu » par Joseph Kessel et saluées d’un « Quel morceau ! Quel monstre ! » par François Nourissier. Mais il faut attendre « l’année suivante pour que les libraires ouvrent ce gros pavé et que ne commence un bouche-à-oreille enthousiaste qui n’a pas cessé depuis, pulvérisant les records de vente de la collection “Blanche” de Gallimard ».
Entre-temps, Belle du Seigneur, récompensé à l’automne 1968 par le grand prix de l’Académie française, est qualifié de « lanterne magique » par Maurice Genevoix qui en salue le « souffle épique » et le « foisonnement ».
L’Académie française ? Raison de plus pour faire fuir la jeune génération soixante-huitarde avide de nouvelles voix et de nouveaux combats plutôt que d’un texte « d’imprégnation biblique, du Cantique des Cantiques et de l’Écclésiaste écrit sans esprit de système, ni théorie dans la tradition de Cervantès et Dostoïevski par un romancier de l’instinct, admirateur de Proust », analyse Philippe Zard.
C’était un livre dont « on se chuchotait le titre à l’oreille tel une sorte de talisman », renchérit Bruckner. « Je ne savais pas trop quoi en penser tant il était l’exact contraire de tout ce que l’on défendait depuis le début des années soixante-dix. Peu l’avaient lu jusqu’au bout, certains n’avaient fait que le feuilleter, impressionnés par son épaisseur. Les jeunes gens et les jeunes filles romantiques se disaient qu’ils y trouveraient la bible qui les conduirait vers le pays de la félicité, de l’absolu, de l’exigence amoureuse. En réalité, Belle du Seigneur est un univers étouffant. Une condamnation absolue de la passion, tragique désaccordé ne pouvant conduire qu’au malheur des amants. C’est l’anti Amour fou de Breton, l’opposition entre Éros et Agapé. L’idéal qui conduit les amants est tellement élevé que personne ne peut être à la hauteur de cet amour-là. C’est un livre chaste dans une époque de l’érotisation la plus crue. Peut-être faut-il y voir une des raisons de son succès. »
Né en 1895 à Corfou dans une famille juive poussée à l’exil en 1900, Albert Cohen fut le compagnon de classe et l’ami de Marcel Pagnol à Marseille avant de s’installer à Genève pour étudier le droit. Naturalisé suisse, fonctionnaire au Bureau international du travail (BIT) puis diplomate, il est conseiller de l’Agence juive pour la Palestine à Londres durant la guerre, à l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) en 1947. Quand il décide de se consacrer exclusivement à l’écriture, il a cinquante-six ans.
C’est un romancier « à éclipses » qui publie peu et épisodiquement entre de longues périodes de silence. Un romancier qui écrit par amour pour les femmes de sa vie - Yvonne Imer pour Solal (1930), Marianne Goss pour Mangeclous (1937) et Belle du Seigneur -, auxquelles il dicte ses textes dans des états de transe amoureuse, les envolées poétiques des longs monologues directement inspirés de la modernité de Joyce et Valery Larbaud. « Dans le monde désenchanté de la littérature d’avant-guerre, le lyrisme un peu incantatoire de Cohen avait toute sa place », confie Philippe Vilain qui avoue avoir « traîné la jambe » dans les années quatre-vingt-dix pour lire Belle du Seigneur, au programme de ses études de lettres à la Sorbonne, n’en avoir aimé d’emblée « ni la grandiloquence, ni l’emphase », avant de réviser son appréciation. « On a tendance à le juger selon les critères de la littérature contemporaine, qui tend à ne plus faire de l’écriture et du style le véritable enjeu. » Surtout, Vilain, qui, de L’Étreinte à La Fille à la voiture rouge en passant par La Femme infidèle, explore les errements de l’amour, ne pouvait être que « touché par le traitement d’un sujet aussi universel que celui de la passion jusqu’à l’ennui ». Au point de songer à faire de l’une des formules d’Albert Cohen, « le mari ne peut pas être poétique », l’épigraphe d’un de ses prochains romans comme si d’une seule phrase, son aîné avait réussi à nommer mieux que tout autre « la défaite de l’amour ».
Satire de « la galanterie, de l’exhibition et des organes car les amants ne se regardent jamais nus », ironisait Pascal Bruckner, Belle du Seigneur l’est également « de la petite bourgeoisie, de leurs napperons et rêves de grandeur », pointe Colombe Schneck. Prix Pagnol 2018 pour Les Guerres de mon père, elle se souvient d’avoir dévoré Belle du Seigneur d’une traite l’été de ses dix-huit ans et n’avoir vibré que pour la beauté ténébreuse de Solal, dont Albert Cohen rêvait de le voir incarné à l’écran par Bernard-Henri Lévy avec Catherine Deneuve dans le rôle d’Ariane.
Mais Belle du Seigneur est aussi, et peut-être avant tout, un « grand roman européen », conclut Philippe Zard. Le texte fondamental qui montre du doigt le fiasco de la SDN, « cette Europe qui a prétendu mettre la guerre hors la loi et s’est avérée impuissante à éviter le pire ». Il est surtout le dernier volet d’une saga juive. « Dans ma famille, Belle du Seigneur était une évidence, raconte Boris Razon. Albert Cohen était un Juif oriental comme nous. Ma grand-mère vivait près de chez lui à Genève, elle est enterrée dans le même cimetière. Son roman raconte notre histoire, la rencontre vibrante et désespérée des Juifs de l’Europe ottomane avec la Suisse protestante, notre rapport complexe et joyeux au monde. » Car tout n’est pas sinistre dans Belle du Seigneur. Après avoir été ému à vingt ans en 1995 par l’histoire de Solal et d’Ariane, c’est surtout l’aspect comique et grinçant du personnage d’Adrien Deume (2), mari trompé et petit fonctionnaire, que l’auteur d’Écoute retient. « Le récit de sa veulerie, sa façon de classer les dossiers par le vide en les évacuant. Souvent, je suis tenté de faire comme lui. Je me raisonne en me disant, allons Boris ne fais pas ton Adrien Deume ! »
(1) Portrait de l’écrivain paru dans Le Monde, le 6 janvier 1980.(2) Le 21 octobre dernier, à 15 heures, Charles Dantzig a consacré un « Personnages en personne », son émission sur France Culture, à Adrien Deume.
La tétralogie enfin regroupée
EN ÉCRIVANT Solal (1930), Albert Cohen « n’avait vraisemblablement pas encore en tête l’idée d’un cycle, explique Philippe Zard, qui dirige le passionnant appareil critique qui accompagne la publication de Solal et les Solal. Mais, en ressuscitant son héros dans les dernières pages, il ouvrait la possibilité d’une suite. » Idem pour Mangeclous (1938), qui n’est qu’une petite partie du « roman total » envisagé par l’écrivain à l’époque. Des milliers et des milliers de pages dictées en un temps record entre 1935 et 1938 (...) à sa secrétaire Anne-Marie Boissonas, dont le carnet de notes découvert quatre ans après lapublication de la « Pléiade » et publié dans ce « Quarto » est un témoignage exceptionnel.
En effet, il existe peu de documents ou de déclarations d’Albert Cohen à propos de la genèse de son travail. L’écrivain ayant préféré « emporter ses secrets dans sa tombe », se désole Philippe Zard, et les souvenirs de Bella, sa dernière épouse, regroupés dans Autour d’Albert Cohen, sont somme toute approximatifs.
Ce que l’on sait, c’est que, dans les dernières lignes de Mangeclous, Solal « était caché derrière un rideau et qu’il aura fallu trente ans pour qu’il en sorte et fasse sa déclaration à Ariane. Le plus long suspense de l’histoire littéraire », s’amuse Zard.
Regrouper pour la première fois, la tétralogie Solal (1930), Mangeclous (1938), Belle du Seigneur (1968) et Les Valeureux (1969) permet donc de découvrir en totalité cet incroyable cycle romanesque, de suivre les aventures de Solal depuis sa majorité religieuse (13 ans en 1911) jusqu’à sa mort (1937). Mais aussi de se rendre compte du morcellement, des errements et du contexte politique et religieux de la rédaction de cette œuvre protéiforme jamais explicitée par son auteur. Une œuvre laissée en souffrance durant de longues années, notamment durant la période de l’occupation allemande, quand Albert Cohen dut embarquer pour Londres en juin 1940 en abandonnant son manuscrit derrière lui, rue du Cherche-Midi.
Mise à jour le Samedi, 24 Novembre 2018 13:59
Solal et les Solal : une nouvelle édition critique en Quarto
Peu de lecteurs de Belle du Seigneur, en 1968, savaient que ce roman était le dénouement d’un cycle inauguré en 1930 avec un premier chef-d’œuvre, Solal, prolongé par Mangeclous en 1938 et achevé en 1969 avec la publication, à contretemps, des Valeureux… Quarante ans d’aléas éditoriaux avaient fait perdre de vue la continuité chronologique du récit et, plus encore, son unité d’inspiration. Rassemblant pour la première fois en un volume cette tétralogie avec le titre que son auteur aurait voulu lui donner, Solal et les Solal, cette édition Quarto invite à relire d’un œil neuf une œuvre d’exception, à mieux en mesurer le rythme, à savourer l’équilibre entre les volets dramatiques (le scénario obsédant de l’ascension et de la chute du héros) et comiques (l’univers burlesque de Mangeclous et des siens), la fantaisie baroque et la veine satirique, le souffle épique et la tentation lyrique. À travers la vie aventureuse de «Solal des Solal», enfant prodigue du ghetto à la poursuite d’un rêve d’Europe, se déploie une ample méditation sur le destin juif, la culture occidentale, l’amour et la condition humaine, servie par une prose généreuse et inventive qui ne se refuse aucune audace.
L’édition de Philippe Zard offre un important appareil critique qui reconstitue le contexte culturel de l’œuvre, et élucide, dans de riches notes, les références littéraires, bibliques, artistiques et religieuses, les allusions à des événements ou des personnages historiques, les mots rares et les régionalismes. Les présentations des romans mettent en lumière la teneur politique et philosophique de l’œuvre, ainsi que les tensions et les contradictions qui la nourrissent : «Cohen est un écrivain juif comme Césaire est nègre et Claudel catholique : ces adjectifs portent, idiomatiquement, le tout de la question humaine» («Solal et les Solal: le roman introuvable»).
1664 pages, ill., sous couverture illustrée, 140 x 205 mm
Genre : Romans et récits Catégorie > Sous-catégorie : Littérature française > Romans et récits Époque : XXe siècle ISBN : 9782072740091 - Gencode : 9782072740091 - Code distributeur : G00922
Solal et les Solal : Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur, édition présentée et annotée par Philippe Zard, Quarto, Gallimard, 2018, 1664 p. Cette édition inclut les quatre romans d'Albert Cohen, un dossier illustré ("Albert Cohen. Vie et Oeuvre" établi par Emmanuelle Garcia et Anne-Carine Jacoby) ainsi que deux textes en annexe : Combat de l'homme d'Albert Cohen (première réédition depuis 1942) et le témoignage d'Anne-Marie Boissonnas-Tillier : "A propos de la première version de Belle du Seigneur" (édité pour la première fois en 1992 par les Cahiers Albert Cohen). Le volume comprend une introduction générale : "Solal et les Solal : le roman introuvable" (p. 11-23), une présentation de Solal (p. 69-79); de Mangeclous (p. 339-349), des Valeureux (p. 657-665), de Belle du Seigneur (p. 873-885) et de Combat de l'homme (p. 1617-1620). Les textes sont accompagnés d'environ 1200 notes de bas de page.
Mise à jour le Samedi, 24 Novembre 2018 14:00
Solal, pervers narcissique ?
Lundi, 17 Septembre 2018 17:29
ateliercohen
Solal est-il le plus grand pervers narcissique de la littérature ?
Spécialiste de la folie dans le roman du XXe siècle, Anaëlle Touboul propose une déconstruction du cliché psychopathologique à travers le héros de «Belle du Seigneur» d’Albert Cohen, sorti il y a cinquante ans.
Solal est-il le plus grand pervers narcissique de la littérature ?
Pavé jeté en mai 1968 par un romancier genevois vieillissant dans la mare du monde littéraire parisien alors agité par les expérimentations révolutionnaires du «Nouveau Roman», Belle du Seigneur est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands romans français du XXe siècle sur la passion amoureuse et ses (dés)illusions. A une époque où la notion de personnage paraissait frappée de péremption, Albert Cohen, lecteur et admirateur de Freud comme de Dostoïevski, nous plonge avec son chef-d’œuvre dans l’intériorité de personnages hantés par la contradiction et le conflit psychique. Souvent porté aux nues, Solal, son héros emblématique, a récemment été cloué au pilori par des lecteurs - critiques, écrivains ou anonymes - peu sensibles au charme du personnage : «Solal n’est pas un prince charmant, seulement un pervers narcissique (1).»Glenio Bonder, dans l’adaptation cinématographique du roman qu’il commet en 2012, contribue malgré lui à cette curée, en ne nous montrant en Solal «qu’un mâle machiste, obsessionnel, violent, jaloux, soit le portrait du pervers narcissique dans un article de Psychologies Magazine», selon une critique assassine.
Catégorie à la mode passée dans le langage courant, mais absente des classifications psychiatriques et objet de controverses, la perversion narcissique est pour la première fois formalisée par le psychanalyste Paul-Claude Racamier à la fin des années 80. La séduction, la (dis)simulation, la manipulation et l’influence psychologiquement destructrice sur l’entourage sont les principaux traits communs aux différents tableaux cliniques proposés depuis lors. Pourquoi le héros de papier d’Albert Cohen en est-il venu à incarner aux yeux de certains cette figure négativement connotée, plus culturelle que scientifique ? Et en quoi, surtout, cette assimilation relève-t-elle au mieux d’une méconnaissance, au pire d’une profonde incompréhension du personnage et de l’œuvre ?
Le cas Solal
Solal est-il narcissique ? Assurément. Ariane, «sa sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt son aimée par ce baiser à elle-même donné (2)», n’est toutefois pas en reste, et la passion amoureuse dans Belle du Seigneur se noue et se joue sous les auspices de Narcisse. Ce narcissisme est-il perverti, au sens où il se nourrit aux dépens de celui d’autrui ? La réponse est plus complexe. Dès la scène initiale, Ariane ne s’étant pas montrée à la hauteur de ses irréalistes attentes, Solal la déclare coupable à punir et se transforme en tourmenteur, associant insultes dégradantes et humiliation physique. La sentence de Natalia Vodianova - Ariane dans le film - est alors sans appel : le verre rageur lancé au visage est accompagné d’un «pervers !» outragé.
La scène précipitant la lente descente aux enfers des amants après la parenthèse enchantée des amours triomphantes lui donne en apparence raison. La jalousie pathologique de Solal face à l’aveu par Ariane d’un précédent adultérin le transforme en «terroriseur inexorable (2)» d’une héroïne martyrisée, soumise à une torture verbale et morale raffinée. A mesure que l’egodu héros s’enfle d’une toute-puissance quasi psychotique, la jeune femme est réduite à l’animalité, puis à néant par une logorrhée qui la condamne au silence ou à n’être qu’une marionnette ventriloque.
Le comportement imprévisible et changeant de Solal se double d’un système plus retors, où le séducteur, multipliant les injonctions contradictoires, piège Ariane dans les rets d’une impossible rédemption. Amant intrusif qui pénètre l’intimité de l’aimée jusqu’à son inconscient, Solal se fait juge implacable et tyran psychologique. Le «mépris d’avance (2)» pour la gent féminine ne cède jamais vraiment le pas devant l’idéalisation amoureuse, et le dévouement d’Ariane est sans cesse dénigré par le héros soupçonnant d’hypocrisie l’inconscient de sa belle.
Ce mécanisme du double blind ou «double contrainte» a été théorisé par le psychanalyste américain Harold Searles dans son ouvrage l’Effort pour rendre l’autre fou (3). Si le pervers narcissique rend l’autre fou, c’est pour ne pas devenir fou lui-même. Le sadisme de Solal répond à cette logique puisqu’il apparaît comme l’extériorisation d’un masochisme interne. Le «juif pas juif» qui vomit les adorateurs de la force mais crève de ne pas en être reproduit les injonctions contradictoires intériorisées qui le minent, en projetant sur la femme aimée sa propre part animale afin de s’en dédouaner. Selon Racamier, la perversion narcissique «se définit essentiellement comme une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui».
Solal, victime de Solal
Néanmoins, l’inscription de ce clivage dans une perspective éthique éloigne Solal du cliché. A travers les manèges de la séduction qu’il dénonce tout en les mettant en œuvre lors de la soirée au Ritz qui scelle la passion du couple, le héros d’Albert Cohen semble lui-même dresser le portrait du pervers narcissique tel qu’il apparaît dans la presse féminine. Sa perversité ne serait finalement que le reflet d’une société pervertie par le règne de la force. Pervers narcissique malgré lui, il jouerait au pervers comme il joue au personnage important, afin d’en être. Par un autre tour de folie, c’est finalement la dénonciation obsessionnelle d’une babouine humanité qui mène Solal à enfermer Ariane avec lui dans un système soumis au régime absolu de la Loi. Chez le personnage «clair et obscur (4)» d’Albert Cohen, on perçoit l’écart entre ses idéaux érigés en dogmes et ses paroles ou son comportement. Malgré l’artifice de la voix off, c’est précisément cette dimension éthique qui est évacuée de l’adaptation cinématographique. Détachés de l’organisation psychique et éthique qui les produit, les diatribes et les coups d’éclats de Solal ne peuvent alors apparaître que comme les lubies d’un sadique misogyne.
Ce que gomme également le passage à l’écran, et le jeu monolithique de Jonathan Rhys-Meyers, c’est la ligne de faille qui éloigne définitivement Solal du continent de la perversion narcissique et de l’image du prédateur dépourvu d’affects qui lui est associée. La soif inextinguible d’universel amour de celui qui se meurt d’être «dépourvu de semblables» nous mène à conclure avec Ariane : «Lui, c’est un méchant qui est bon, les autres, c’est des bons qui sont méchants (2).»Exposant la souffrance psychique d’un Solal dont la puissance autodestructrice finit toujours par se retourner contre lui-même, Albert Cohen fait triompher l’émotion chez un lecteur qui est invité à voir dans ce héros excessif, déchiré, et versatile non un personnage inhumain - au sens éthique ou archétypique du terme -, mais au contraire un frère proprement, profondément humain.
(2) Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968, Paris, Gallimard.
(3) Gallimard, 1977. Le mécanisme de la double contrainte consiste à entraver autrui et à le placer dans un état de dépendance absolue par la formulation d’injonctions (explicite et implicite) contradictoires, qui favorisent chez lui le conflit affectif.
En mai 1968, tandis que les étudiants du Quartier latin brandissaient le Petit Livre rouge, Albert Cohen publiait l'immense « Belle du Seigneur », des pages mythiques tenues pour géniales ou mortellement ennuyeuses, un chef-d'oeuvre encensé ou tombant des mains. Anachronique ou intemporel, cet hymne à la passion fête ses cinquante ans. Retour sur un destin surprenant.
Par un jour de 1967, Albert Cohen descend la rue Sébastien-Bottin. Dans sa sacoche, il transporte un énorme manuscrit. Au numéro 5, il pousse la porte de la maison Gallimard. Dans les couloirs, on a un peu oublié la fine moustache de l'auteur suisse septuagénaire. Avant-guerre, Solal (1930) et Mangeclous (1938) lui ont valu quelques succès ; puis rien jusqu'en 1954 avec Le Livre de ma mère, un récit autobiographique. Son nouveau roman s'intitule Belle du Seigneur, Gaston Gallimard l'attend depuis trente ans. Littéralement et littérairement, Albert Cohen est un revenant.
La longue aventure éditoriale de cette cathédrale est presque aussi rocambolesque que la courte mais folle histoire d'amour de ses héros, Ariane et Solal. Elle s'étend de la Troisième République aux Sixties, de la Grande Dépression aux Trente Glorieuses. Parce qu'en mai, ce roman phénoménal et adoré fêtera son demi-siècle, une improbable équation temporelle s'impose : Belle du Seigneur est contemporain de 2001, l'Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick ou Jumping Jack Flash des Rolling Stones ! Cependant, il reste une capsule littéraire étonnante qui échappe à toute chronologie. Alain Schaffner, l'un des universitaires spécialistes d'Albert Cohen qui prépare un colloque autour des cinquante ans de l'ouvrage, le constate : « Ce roman des années 30 remanié dans l'après-guerre est un aérolithe » (1).
Albert Cohen a lui-même l'apparence d'une éclipse qui flamboie quelque part, puis plonge dans la nuit pendant des décennies pour rejaillir ailleurs. Né sur l'île grecque de Corfou en 1895, il débarque à Marseille à l'âge de cinq ans. En 1914, il gagne Genève, entame des études de médecine puis s'inscrit en faculté de lettres. On le retrouve à Alexandrie, à Paris et de nouveau à Genève, où il occupe à partir de 1926 un poste au Bureau international du Travail. Entre-temps, il publie un recueil de poèmes, Paroles juives, et se lance dans Solal, son premier roman. Cohen y relate l'extravagant destin d'un beau gosse de Céphalonie qui séduit l'épouse du consul de France, rejoint Paris, épouse la fille du Premier ministre et devient ministre du Travail. Solal paraît en 1930. « La mode est alors aux grands cycles romanesques, poursuit Alain Schaffner. Albert Cohen naît une dizaine d'années après Roger Martin du Gard, l'auteur des 'Thibault', après Georges Duhamel qui a publié 'Vie et aventures de Salavin' (et se lancera à partir de 1933 dans sa 'Chronique des Pasquier'), après Jules Romains, auteur des 'Hommes de bonne volonté'... Il est probable qu'il ait en tête ce modèle et envisage pour Solal un destin littéraire similaire. »
En 1935, de retour à Paris, l'auteur maçonne les fondations de son édifice dans un petit appartement de la rue du Cherche-Midi. Provisoirement intitulé Solal et les Solal, il doit raconter la vie de son héros à travers ses rencontres féminines. Dès 1937, Cohen a empilé près de 3 000 pages qui constituent l'ébauche de Belle du Seigneur. Cependant, Gaston Gallimard, qui verse à son auteur une petite rente, attend toujours son roman. Sous la contrainte, l'écrivain détache quelques chapitres de son chantier. Roman quasiment improvisé, évocation tendre et moqueuse de miséreux grandioses, Mangeclous est imprimé le 27 juillet 1938. Dès le projet originel, l'épopée comique des Valeureux, juifs de Céphalonie truculents, accompagne celle du beau Solal. « Voilà pourquoi la fin de 'Mangeclous' correspond exactement au début de 'Belle du Seigneur', souligne Alain Schaffner. L'épilogue est conçu comme celui d'une série télé qui, avant son générique de fin, annonce la saison suivante... Sauf que dans le cas d'Albert Cohen, elle ne sera diffusée que trente ans plus tard ! »
Le manuscrit que Cohen propose à Gallimard en 1967 est un rescapé. Au printemps 1940, le romancier s'exilait à Londres tandis que les troupes allemandes marchaient vers la frontière. Derrière lui, dans un coffre de la rue du Cherche-Midi, il laissait en plan la suite des aventures de Solal. Dès le 23 juin, Hitler traverse Paris au petit matin et le drapeau nazi se hisse sur la capitale occupée. Depuis Londres, Albert Cohen s'active pour protéger son manuscrit : le texte passera la guerre rue de Grenelle, dans une cave de la Légation suisse. En 1945, Paris est libéré et Solal sauvé. Lorsque Cohen retrouve la France en 1947, aucune page n'est perdue. Il part ensuite pour Genève, prendre ses fonctions à l'Organisation internationale pour les réfugiés. Il faudra encore vingt ans, scandés de tourments familiaux et d'ennuis de santé, pour que le manuscrit atteigne enfin la rue Sébastien-Bottin. Deux décennies au cours desquelles Cohen n'a sans doute pas cessé de manucurer son texte, de fignoler chaque paragraphe, partagé entre l'ambition de réaliser un « livre total » et l'angoisse de ne jamais le terminer.
En 1967, Albert Cohen désormais a 72 ans. Face à lui, Gaston Gallimard en a 86. Entre les deux hommes se dresse une montagne de 1 000 pages... que l'éditeur juge impubliable. De nouveau, comme trente ans plus tôt, l'écrivain se voit obligé d'amputer son texte de divers chapitres mettant en scène la famille du grandiloquent Mangeclous. Deux ans plus tard, ces passages sacrifiés deviendront Les Valeureux, son ultime roman, dont l'action se déroule... avant celle de Belle du Seigneur.
Dans la dernière version, adoubée par Gallimard, Belle du Seigneurraconte comment Solal séduit Ariane, une sublime femme au foyer genevoise qui s'ennuie avec un riche mari falot. Au milieu des années 1930, accrochés l'un à l'autre, ils vont vivre une passion carnassière. Cependant, ivres d'un amour idéal et mortifère, Ariane et Solal se consument tandis que les bruits de bottes montent en Europe. « Alors commençaient leurs heures hautes, comme elle disait. Grave, il lui baisait la main, sachant combien leur vie était fausse et ridicule. » Soirées de diplomates, tailleurs pour dames, palaces, escapades sur la Côte, déclarations enflammées... À l'heure de la libération sexuelle et tandis que la rue réclame le droit de « jouir sans entraves », l'univers de Cohen a fondu depuis longtemps. La carte du monde s'est scindée en deux, les empires coloniaux se sont effondrés, les jupes ont raccourci, les Beatles ont chanté Lucy in the sky with diamonds, l'homme a placé des satellites en orbite... Dans ce contexte, comme son livre, Albert Cohen paraît hors du temps. Il ne fréquente pas les cercles littéraires, ne lit pas ses contemporains et s'intéresse à peine à l'actualité. Il s'engage pour le sionisme... sans même se rendre en Israël. Pourtant, son roman lancé à contre-courant des idées et théories du moment devient rapidement un triomphe éditorial, l'une des meilleures ventes de la collection Blanche. Livre d'un vieil homme édité par un vieillard, Belle du Seigneur est peut-être pour le grand public le pavé le plus surprenant envoyé dans la vitrine de mai 1968. Soudain se percutent deux temporalités, l'oeuvre de toute une vie rencontre quelques semaines de la grande histoire du xxe siècle.
« Ses préoccupations ne sont pas celles de ses contemporains des années 1960, analyse Alain Schaffner, mais Cohen réhabilite l'extravagance et le romanesque. En ce temps-là, la critique et le monde intellectuel admirent Nathalie Sarraute ou Alain Robbe-Grillet, mais combien de lecteurs vibrent vraiment pour le 'nouveau roman' ? » Et avec Cohen, le français redevient une fête où les mots filent en folles phrases serpentines : « ... Ariane, la vive, la tournoyante, l'ensoleillée, la géniale aux télégrammes de cent mots d'amour, tant de télégrammes pour que l'aimé en voyage sût dans une heure, sût vite combien l'aimante aimée l'aimait sans cesse... »En lui remettant le grand prix de l'Académie française, Maurice Genevoix insiste sur le « souffle épique » de l'oeuvre et sur son « foisonnement ». Il revendique le droit du roman à être « une lanterne magique » avant de citer Jacques de Lacretelle, président de la commission du roman : « L'Académie a voulu montrer que l'imagination reste la qualité majeure d'un romancier. On l'a un peu trop oublié à notre époque. »
Belle du Seigneur refuse pourtant l'étiquette du roman gaulliste à raie sur le côté face aux mèches rebelles de la littérature soixante-huitarde. Le regard acéré de Cohen est bien trop malicieux pour cela. Son livre ne condamne ni l'adultère, ni la bisexualité d'Ariane. Il projette des images audacieuses et déroule des paragraphes presque expérimentaux, dont un célèbre passage privé de ponctuation. Cohen l'anachronique paraît même parfois en avance sur son temps. Sa caricature des hauts fonctionnaires, dont on ignore la fonction, reste pertinente à l'heure de l'Union européenne. Aucun roman n'a mieux décrit les journées creuses passées à empiler des dossiers inutiles : « Non sans émotion, il introduisit le premier crayon dans l'orifice, tourna délicatement la manivelle, en aima le roulement huilé, retira l'opéré. Parfaite, cette pointe. Une bonne petite travailleuse cette Brunswick, on ferait bon ménage ensemble. - Je t'adore, lui dit-il. Et maintenant au suivant de ces messieurs ! annonça-t-il en s'emparant d'un autre crayon. » Ainsi s'occupe la Société des Nations... pendant que défilent en Allemagne les troupes nazies. Quant à la satire du narcissisme, les personnages de Belle du Seigneur fascinés par leur apparence préfigurent l'ère des selfies : « La plus belle femme du monde, déclara-t-elle, et elle s'approcha de la glace, s'y décerna une tendre moue, s'y considéra longuement, la bouche entrouverte, ce qui lui donna un air étonné et même légèrement imbécile. »
Albert Cohen meurt le 17 octobre 1981 à Genève. Sur le tard, il est devenu un classique de la littérature moderne doublé d'une figure populaire, notamment grâce à un numéro spécial de l'émission de Bernard Pivot « Apostrophes » en 1977 et à une « Radioscopie » de Jacques Chancel diffusée en 1980. Edité par La Pléiade en 1986, Belle du Seigneur ne sortira en Folio qu'en 1998. Volontairement, Cohen a effacé toute trace de son travail. À la postérité, il lègue une oeuvre sans notes ni brouillons. De rares auteurs comme Muriel Cerf ou Paule Constant revendiqueront son influence. Plus récemment, on peut considérer L'Amour dure trois ans de Frédéric Beigbeder comme un condensé de Belle du Seigneur (la relation d'Ariane et Solal dure, elle aussi, précisément trois ans). S'il reste plus admiré qu'imité, le prestige et le succès de ce roman n'ont jamais faibli au fil des décennies. Belle du Seigneur fait partie de ces livres amis qui accompagnent le lecteur tout au long de son existence. Un de ces ouvrages qui, par son importance et son poids, le défie aussi. « Alors ça y est, vous vous lancez ? », dit la libraire lorsqu'on le porte à la caisse. Dans les dîners, similaires à ceux du roman, on annonce qu'on le lit, qu'on vient de le lire, ou mieux, qu'on le « relit ». On trouvera toujours, entre deux petits fours, un membre de la confrérie des lecteurs de Belle du Seigneur pour citer un passage, évoquer les « babouineries » des hommes ou le « grondement préliminaire et terrifiant de la chasse d'eau, tumulte funeste » qui emporte avec lui l'image idéale de l'être adoré.
Il y a aussi ceux qui l'ont lu jeunes. Trop jeunes peut-être. Avant même d'avoir aimé, ceux-là ont tout appris de l'érosion des sentiments, de l'ennui qui s'installe dans le couple lorsque « devenus protocole et politesses rituelles, les mots d'amour glissaient sur la toile cirée de l'habitude ». Et pourtant, malgré eux, Ariane et Solal ont rejoint Tristan et Iseult au panthéon des grands héros de la littérature amoureuse. Belle du Seigneur serait même un cadeau de mariage ou de Saint-Valentin très prisé. Curieuse destinée pour un roman somme toute amer, que son auteur définissait comme un « pamphlet contre la passion » et dans lequel Denis de Rougemont lisait un portrait de « l'amour réciproque malheureux ».
Au-delà de son aura, Belle du Seigneur reste un compromis entre l'ambition littéraire de Cohen et les impératifs commerciaux de Gallimard. Le Solal et les Solal dont l'auteur a rêvé n'a jamais vu le jour. Ce projet inachevé se laisse deviner dans l'étrange structure « en entonnoir » de Belle du Seigneur. Le texte s'ouvre comme un foisonnant roman choral pour se refermer brutalement sur la destinée des amants. Maître de conférences à l'université de Nanterre, Philippe Zard travaille actuellement à une édition des oeuvres romanesques complètes d'Albert Cohen au sein de la collection Quarto. Pour la première fois, la tétralogie sera proposée en un seul volume. Il respectera l'ordre chronologique de l'aventure de Solal et des Valeureux, dont Belle du Seigneur représente la magistrale conclusion. « Cette nouvelle édition comportera forcément des redites, prévient Philippe Zard. On retrouve par exemple dans 'Les Valeureux' des passages entiers de 'Mangeclous'. »En séparant Belle du Seigneur des OEuvres, l'édition de La Pléiade avait entériné une frontière artificielle entre l'imaginaire comique de Mangeclous et des Valeureux, et celui plus sombre de Solal et Belle du Seigneur : « En reprenant sa place dans la tétralogie, 'Belle du Seigneur' retrouve son unité organique, poursuit le professeur. On s'aperçoit que l'aspect burlesque que l'on avait tendance à faire passer au second plan y joue à parts égales avec l'intrigue amoureuse. »
Surtout, de nouveaux enjeux jaillissent : « Je ne néglige pas la dimension psychologique mais il m'importe de redonner à l'oeuvre son arrière-plan politique et religieux », conclut Philippe Zard. Belle du Seigneur serait autant l'histoire d'un couple que celle d'un héros déchiré entre ses aventures sentimentales, son destin politique et son attachement à la tribu de ses origines. Le volume devrait sortir à l'automne. Cinquante et un ans après le retour d'Albert Cohen rue Sébastien-Bottin, plus de quatre-vingts ans après les premières esquisses de sa fresque, ce nouveau livre pourrait enfin s'intituler... Solal et les Solal.
LES PRIX LITTÉRAIRES DE 1968
Quand Belle du Seigneur reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie française, le Goncourt récompense Les Fruits de l'hiver de Bernard Clavel. Elie Wiesel reçoit le prix Médicis pour Le Mendiant de Jérusalem et Yambo Ouologuem le Renaudot pour Le Devoir de violence. L'Interallié est décerné à Christine de Rivoyre pour Le Petit Matin et le Femina à L'OEuvre au noir de Marguerite Yourcenar. Les prix Roger-Nimier et Fénéon récompensent La Place de l'Etoile de Patrick Modiano.
LE CINÉMA AU FIL DES ARIANE
Après la publication de Belle du Seigneur, Catherine Deneuve (ci-dessus) écrit une longue lettre à Albert Cohen. La star de Belle de jour manifestait son désir d'incarner Ariane à l'écran. Cohen n'y voyait pas d'inconvénient et songeait même à Bernard-Henri Levy dans le rôle de Solal. Brigitte Bardot s'est aussi, un temps, rêvée à l'écran dans les bras de Solal (sans forcément penser à ceux de BHL !). Les années passant, on imagina Ariane sous les traits de Ludivine Sagnier. Finalement, en 2012, Ariane avait au cinéma le visage de Natalia Vodianova (ci-dessous, avec Jonathan Rhys-Meyers dans le rôle de Solal).
(1) « 'Belle du Seigneur' d'Albert Cohen. Nouvelles approches. Colloque du cinquantenaire », les 25 et 26 mai organisé par l'Atelier Albert Cohen à l'université Sorbonne Nouvelle. Renseignements : http://thalim.cnrs.fr
Certaines soirées de théâtre sont uniques. Elles accueillent des mots essentiels qui dépassent le particulier pour toucher à l’universel. Le récit de deuil d’Albert Cohen n’est pas un récit de plus sur la mort de la mère. Il est LE récit, qui, sans jamais se perdre dans le pathos, s’ancre à l’endroit précis de l’irrémédiable de la perte. Et se tient là. En équilibre entre les souvenirs du passé et l’effroi très actuel du manque. Patrick Timsit voulait porter ce chagrin-là en scène. Il le fait en restant ce qu’il est : un homme souriant, aimable et sympathique. Il ne déborde pas, mais ne minimise pas non plus le poids de souffrance dont il est le passeur. Il avance avec justesse, ne trichant pas. On n’en est que plus désolé devant une mise en scène intempestive, qui se manifeste à coups de musiques inutiles et d'autres artifices superflus. Comme disent si bien les Anglais, « less is more » !
Patrick Timsit ouvre grand « Le Livre de ma mère »
Philippe Chevilley / Chef de Service | Le 22/12/2017 à 06:00, mis à jour à 16:35
Mis en scène par Dominique Pitoiset, le comédien interprète l'ode à toutes les mères d'Albert Cohen avec une intensité et une retenue qui bouleversent. Un spectacle rare au Théâtre de l'Atelier.
Il a les larmes yeux, Patrick Timsit, alors que le spectacle s'achève tout juste et que le public du Théâtre de l'Atelier lui fait un triomphe. Un peu plus que des larmes même... le regard lumineux de l'homme et de l'artiste qui sait qu'il a rempli sa mission : transmettre la puissance et la magie d'un chef-d'oeuvre humaniste, qui a mûri en lui pendant de nombreuses années, « Le Livre de ma mère » d'Albert Cohen (1954). Timsit, bouleversant, en distillant plus d'une heure durant l'émotion sans jamais verser dans le pathos, est soudain bouleversé. L'arroseur (de larmes) arrosé...
Il n'est pas évident pour un acteur - surtout quand il est davantage reconnu pour ses talents comiques - de s'attaquer à ce « chant de mort », ode à toutes les mères défuntes, qui lui sert de livre de chevet depuis trente ans. Le risque est grand de passer à côté, d'en faire trop ou, à l'inverse, d'en proposer une lecture plate et trop révérencieuse. Mais l'homme ému a attendu son heure. Et une rencontre : avec Dominique Pitoiset, metteur en scène précis et féru de grands textes modernes.
Pitoiset a su donner un cadre juste au comédien. Une grande table de travail, du style de celle qu'utilisait sans doute l'écrivain diplomate lorsqu'il oeuvrait à protéger les réfugiés au sortir de la guerre, occupe une bonne partie de la scène. Un écran, au-dessus, montre quelques fines vidéos, un patchwork de souvenirs et d'allégories poétiques portés par une bande-son délicate. Les déplacements sont économes, les gestes calculés. Patrick Timsit oscille entre la tristesse du deuil et la joie des souvenirs heureux. Exprimant sa douleur et sa tendresse d'une voix ferme et posée, il préfère les doux sourires aux rictus de colère...
MESSAGE UNIVERSEL
On entend tout, on ressent tout : le sentiment de perte, de vide (« ma mère est morte » répété à l'envi), la mémoire vive (et amusée) de l'affection maternelle débordante, la nostalgie des bons moments passés ensemble... Puis le message devient universel, s'adresse à toutes les mères et à tous les fils qui ne paient pas toujours leur amour en retour. Cohen-Timsit parle en filigrane de la cruauté du monde, de l'absurde méchanceté des hommes et de la mystérieuse absence de Dieu. Autant que par le propos, puissant, prenant, on est saisi par la magie de chaque phrase, de chaque mot. Le chant de mort devient musique céleste. Et Patrick Timsit tutoie les étoiles.
LE LIVRE DE MA MÈRE
d'Albert Cohen
Mise en scène de Dominique Pitoiset. Paris, Théâtre de l'Atelier (01 46 06 49 24). 19 h 00. Relâche du 7 au 22 janvier. Durée : 1 h 20
En savoir plus sur https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/0301055647281-patrick-timsit-ouvre-grand-le-livre-de-ma-mere-2140748.php#JWPoLoyieF3V7mcl.99
article - Mélanie Adda
Vendredi, 09 Juin 2017 15:17
Administrateur
Promesses messianiques et dissonances tragiques : l’onomastique biblique dans les romans d’Albert Cohen
Mélanie Adda
(Article issu de Mélanie Adda (dir.), Textes sacrés et culture profane : de la révélation à la création, Bern, Peter Lang, mars 2010, pp. 247-284
Sur les pas d'Albert Cohen à Corfou, l'île mosaïque
Dimanche, 04 Juin 2017 18:57
ateliercohen
Au cœur de la mer Ionienne, Corfou recèle des trésors hérités des pays qui l’ont occupée. Ses quartiers décrépits et débordants de vie ont inspiré toute l'œuvre d'Albert Cohen, l’enfant du pays.
A Corfou, une sorte de langueur éternelle prend possession de l'île dès les premiers beaux jours. Dans ce pays de cocagne où, selon Homère, les arbres n'étaient jamais sans fruits, Elisabeth d'Autriche (1837-1898), alias Sissi, se mit à l'écart du monde, et l'écrivain Lawrence Durrell (1912-1990) connut le bonheur loin de la grisaille britannique. Il s'est pourtant joué ici une tragédie grecque. Un jour d'avril 1891, on a découvert le corps mutilé de la petite Rubina Sarda, 8 ans, dans le quartier juif. C'est bientôt la Pâque. Rapidement, la rumeur court que l'enfant est une chrétienne adoptée, sacrifiée lors de prétendus rites hébraïques. La fureur s'empare de la ville, des émeutes éclatent, qui auront un retentissement dans toute l'Europe. Elles pousseront un tiers de la communauté à l'exil. Ce climat d'antisémitisme sera à l'origine du départ pour Marseille d'une famille de fabricants de savons, les Coen, en 1900. Leur fils, Albert, qui deviendra l'un des plus grands écrivains du XXe siècle, a alors 5 ans. Il ne retournera qu'une fois dans l'île, huit ans plus tard, pour sa bar-mitsva, car son grand-père y était rabbin. C'est par cet événement qu'Albert Cohen (il a francisé son nom en y ajoutant un « h ») entame une tétralogie hantée par sa terre natale : Solal, Mangeclous, Belle du seigneur et Les Valeureux.
« Il n'y a plus de Coen à Corfou, nous ne sommes qu'une soixantaine de Juifs. Après la guerre, cent quatre-vingts seulement sont revenus des camps. Ils étaient plus de 2 000 en 1944 », confie Solomon Mordos, vice-président de la communauté juive, venu tenir sa permanence dans l'unique synagogue de la ville. C'est dans ce sobre bâtiment vénitien que l'auteur du Livre de ma mère devint « adulte », à l'âge de 13 ans. L'intérieur est dépouillé, étonnamment lumineux, avec ses murs beige pâle et bleu lavande. L'endroit ressemble d'ailleurs plus à un musée qu'à un lieu de culte.
Un concentré d'histoire européenne
Malgré tout, Corfou reste le symbole d'une Méditerranée ouverte, carrefour des civilisations. « La porte de l'Occident pour les Levantins, et celle de l'Orient pour les Occidentaux », résume Spiros Giourgas, président de l'association des Amis de la Fondation Mémoire Albert-Cohen. Occupée par les ducs d'Anjou, la cité des Doges, la jeune République française, les Russes, de nouveau par les troupes de Napoléon, puis les Britanniques, les Italiens et les Allemands, pour finir dans le giron grec, la ville a assimilé ces héritages harmonieusement. Ainsi, derrière son immense forteresse vénitienne, le front de mer héberge une longue promenade recouverte de gazon anglais, avec en son centre un terrain de cricket, et sur ses abords des arcades bâties par les Français sur le modèle de la rue de Rivoli à Paris ! Là se promenaient les personnages d'Albert Cohen, tel Solal. Heureusement, ce centre-ville, pourtant classé par l'Unesco, ne s'est pas muséifié, loin s'en faut. La vie déborde des maisons souvent décrépies, du marché au pied du fort, et de son université, l'Académie ionienne, la plus ancienne de Grèce.
L'ancien quartier juif, « le ghetto de hautes maisons eczémateuses » selon Albert Cohen, n'est plus que ruines. Situé près du Fort neuf, forteresse massive construite entre 1572 et 1645, il porte aujourd'hui encore les stigmates des bombardements allemands de 1943. Trois autres synagogues de la cité n'ont pas résisté au tonnerre de feu. Les bâtiments voisins, des écoles talmudiques, sont littéralement éventrés, et la nature s'invite parmi les vieilles pierres. Un oranger pousse sur un terrain vague devenu parking. Ici, l'absence palpable de vie ne manque pas de charme. A cent mètres, sur le flanc d'une butte, il ne reste que les murs de ce qui fut la maison d'Albert Cohen. Sur cette carcasse, Spiros Giourgas a accolé une plaque commémorative.
Par le biais de ses héros, les « valeureux », venus de Céphalonie, Albert Cohen a immortalisé ce coin de Méditerranée, avouant, quelques années avant sa mort en 1981, ce que tout le monde savait : oui, derrière la Céphalonie des Valeureux se cachait Corfou la cosmopolite. Même s'il n'y est jamais revenu, on le retrouve dans une élégante maison vénitienne aux airs cosy et distingués de club anglais. Cette Société des lecteurs de Corfou, fondée dès le XIXe siècle par des étudiants de retour de Paris, abrite des milliers d'ouvrages. Dont les œuvres de Cohen en français. —