Entre le juif de Corfou Albert Cohen et le protestant provençal Marcel Pagnol, l’amitié, nouée dès l’école à Marseille, fut intense et durable. Un livre de Dane Cuypers explore les arcanes de cette relation unique entre deux créateurs que le succès n’a pas séparés.
Ils furent comme des frères, si différents et si merveilleusement assortis. Le premier se prénommait Marcel, le second, Albert ; celui-ci, Cohen (1895-1981), était juif, originaire de Corfou, celui-là, Pagnol (1895-1974), protestant et provençal, précisément natif d’Aubagne. L’un et l’autre devinrent fameux.
Pagnol, ce « sénateur romain qui aurait lu Dickens »(1), possédait la veine dite « populaire », qualificatif ambigu, possiblement méprisant, par lequel on désigne des auteurs qui eurent le bonheur de rencontrer un grand succès.
Et Albert alors ? Son succès, plus tardif, l’installa durablement dans la gloire. Son inspiration, vagabonde, se débauche chez Rabelais, passe par la Bible, bifurque un peu vers Pascal, se colore de John Steinbeck, puis se déploie dans un style de miel et de fiel, tantôt caressant, tantôt cinglant, hilarant aussi : des abîmes noirs ou des enchantements. On est emporté par le flot énorme qui coule à l’intérieur de Belle du Seigneur(2) dans un tumulte du vocabulaire. On côtoie des créatures pitoyables et comiques, des silhouettes à la Charlot – nos amis les hommes et les femmes tragiquement unis pour le rire et pour le pire.
La cérémonie des reconduites
Entre Marcel Pagnol et Albert Cohen, l’amitié naît et prospère entre 1906 et 1913 au Grand Lycée (aujourd’hui lycée Thiers) de Marseille. Ils s’y rencontrent, ils se plaisent. Quand on a tant de choses à dire, des choses jamais dites à personne auparavant, quand on aime sa mère à la manière de ces deux enfants, quand on a, comme eux, le goût et le sens du récit, on ne se laisse pas sur le trottoir : « On sortait du lycée ensemble, on se tenait par la main, et il me raccompagnait jusque chez moi, et je le raccompagnais jusque chez lui, et on parlait interminablement, et on riait et on s’aimait, et un jour je l’ai béni à la manière juive, grave enfant juif bénissant son frère chrétien. » (Albert Cohen).
Marcel, le patron !
C’est Pagnol qui « épate » Albert, par son charme physique, son allure, son assurance. Il était déjà, dans la rue, dans la cour de récréation, le patron : « La teneur de la relation n’est pas celle qu’on pourrait croire. Cohen a dû, pensais-je avant d’entrer dans leurs vies, impressionner Pagnol. Que nenni ! C’est Pagnol qui est le protecteur, le parrain de Cohen. L’admiration est réciproque et la tendresse pareillement, mais elle était, disons, joyeuse, détendue chez Pagnol, pas loin de la dévotion chez Cohen. C’est Cohen qui réclame de façon enfantine une photo de son ami en académicien […]. » Avec Pagnol à ses côtés – un vrai Provençal ! –, Albert se sent à la fois protégé, accepté, « intégré ».
L’antisémitisme fait le trottoir
Lorsque Marcel paraît, le jeune juif vient d’être victime d’une agression verbale extrêmement violente. Le 15 août 1905, à 15 h 05, Cohen, qui vient de fêter ses dix ans, se trouve dans la rue, seul. Il est soudainement attiré par un camelot, dont le bagout l’enchante. Mais l’ambulant, les yeux fixés sur le gamin, transforme son boniment en une diatribe antisémite : « […] Messieurs dames, je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur sang, garanti de la confrérie du sécateur, raccourci où il faut, je les reconnais du premier coup, j’ai l’œil américain, moi, eh ben nous, on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race (3) […] »
Cruelle ironie de cette salle affaire, le petit juif de Corfou est passionné de la France et de sa langue : « J’aimais la France, je détestais les Prussiens, j’étais revanchard et cocardier, et j’adorais Jeanne d’Arc. La France était à moi, était mon affaire. On m’a bien montré que je me trompais et que je manquais de tact.(4) »
Fort heureusement, arrive la rentrée scolaire de 1905 « et la rencontre de Marcel, qui aidera beaucoup Albert à retrouver la confiance dans ce pays qu’il chérit tant, même si la blessure ne se refermera jamais complètement ». Dans le fameux « Apostrophes » de 1977, Albert Cohen dira à Bernard Pivot : « Je me suis senti son égal. »
Albert Cohen. Photo: Ulf Andersen / Aurimages.Ce qu’on ne pardonne pas à Pagnol
À Paris, il fut roi, venant de Marseille, où il était prince. Auteur dramatique, écrivain, scénariste, dialoguiste, cinéaste, puis éditeur : il voulut tout maîtriser, il y parvint, car, tout en demeurant un créateur, il mobilisa en lui les ressources du chef d’entreprise. Alors, il régna sur son imagination, il accoucha celle des autres, il gouverna les créatures qu’elles faisaient naître et les moyens techniques qui fabriquaient ses féeries. On a parlé, à son sujet, de théâtre filmé : des acteurs de génie disant des choses immortelles dans un décor adéquat. Qu’est-ce donc qu’un décor adéquat pour Pagnol ? Un sentier pierreux dans une colline, un coin de table, un plan plus large sur une place de village ou dans une salle de bistrot, c’est-à-dire presque rien ou encore juste ce qu’il faut.
Est-ce audacieux de prétendre que Pagnol n’est pas si éloigné de John Ford ?
Cet homme entreprenant a inventé sa technique de tournage en s’inspirant des films qu’il avait vus et des hommes qu’il avait rencontrés. Son œuvre littéraire a réjoui la planète. Eh bien, l’administration culturelle de ce pays ne semble pas s’en émouvoir ! Dane Cuypers nous révèle qu’il fut « absent de la programmation de Marseille capitale européenne de la culture en 2013… ».
Mais que sont les fonctionnaires devant Roberto Rossellini, qui lui déclara un jour : « Le père du néoréalisme au cinéma, ce n’est pas moi, c’est toi. Si je n’avais pas vu La Fille du puisatier, je n’aurais jamais tourné Rome ville ouverte. »
Quant à Albert Cohen, il ne trouverait pas plus grâce aux yeux des féministes vengeresses d’aujourd’hui. Songeons qu’en février 1978, il déclare à Jacques Chancel dans « Radioscopie » que la femme doit être « inféodée » à l’homme, qu’il ne saurait y avoir une femme grand écrivain, que Marguerite Yourcenar est « trop laide » pour qu’il la lise et qu’il faut attribuer les découvertes de Marie Curie à son mari ! » Dane Cuypers refuse pourtant de le renier : « Oh, que dire ?, me répond-elle. Cela le dessert terriblement : il se laissait aller, parfois, à des excès de langage, mais, dans le privé, on ne lui connaît aucun comportement déplaisant à l’endroit d’une femme. Ces mots ne disent rien de l’œuvre de ce grand auteur, ils ne m’empêchent pas d’aimer ses livres : qu’il soit ici et ailleurs insupportable ne me le rend pas moins irrésistible. »
Il n’y eut entre Marcel et Albert nul serment de mousquetaires de la garrigue, mais une manière de coup de foudre, une séduction en miroir. Ce livre impeccable n’épuise pas le mystère des liens miraculeux de l’amitié profonde, mais il en donne une splendide représentation.
Source : https://www.causeur.fr/marcel-pagnol-albert-cohen-dane-cuypers-182411