Romans de l’impossible identité, de Norman David Thau
On se souvient de l’inénarrable scène de Mangeclous au cours de laquelle Scipion, ayant vainement tenté de comprendre les origines de Jérémie, s’enfuit à toutes jambes "car il avait peur de toutes ses nations à ses trousses". En quatrième de couverture, la brève notice biographique de Norman David Thau précise que l’auteur, français enseignant la littérature comparée à l’Université de Picardie, est "né à Vienne, d’un père new-yorkais, d’une mère viennoise et de grands parents originaires respectivement de Bucovine et de Galicie". Plus sagace que l’aimable, mais craintif Marseillais, le lecteur comprendra que ce livre essentiel est informé en profondeur par une expérience individuelle et une mémoire familiale et culturelle : celle du judaïsme de la "Mitteleuropa". L’impeccable rigueur de la méthode ne perd rien, ici, à s’enraciner dans les "gisements profonds" du "sol mental" qu’évoque Marcel Proust dans La Recherche.
L’étude de Norman Thau se signale par l’originalité et la cohérence, historique et thématique, de son objet. Il ne s’agit ni d’étudier l’image du Juif dans le roman (cela a déjà été fait), ni la "littérature juive" (à supposer que la catégorie soit intellectuellement recevable pour la période considérée), mais d’examiner, de manière synchronique et comparatiste, la manière dont des romanciers juifs, d’expression française ou allemande, ont été amenés à figurer, dans la fiction, les problèmes de l’identité juive. L’auteur y explore donc ce qu’il appelle "l’auto-perception identitaire" des romanciers juifs. Si la France, l’Allemagne et l’Autriche sont les terrains privilégiés de l’enquête, c’est d’abord que c’est dans ces pays que s’est imposé le modèle du "citoyen de confession israélite". C’est par rapport à ce modèle que les écrivains juifs sont appelés à se situer. Le corpus est large : on y compte des auteurs rarement étudiés — Armand Lunel, Irène Némirovsky, Edmond Fleg, Jean-Richard Bloch, Jacob Lévy, Bernard Lecache —, mais les études les plus amples sont consacrées, pour l’essentiel, à trois romanciers : Lion Feuchtwanger, Joseph Roth et Albert Cohen.
Le mouvement de l’étude est simple. L’auteur part du constat qu’à de rares exceptions près, les processus d’assimilation décrits dans les romans de ces auteurs sont autant d’échecs : soit l’assimilation échoue purement et simplement, soit la réussite même de cette assimilation apparaît sous un jour problématique (comme le montrent, par exemple, dans les œuvres de Roth et de Feuchtwanger, les cas de "surassimilation" des Juifs antisémites). Norman Thau s’emploie à examiner la manière dont chaque roman construit un monde dichotomique, scindant avec rigueur l’univers juif et l’univers occidental. C’est un des intérêts de cette étude que de démontrer à quel point, loin d’être un reflet fidèle de l’univers social, les romans réinventent un univers ad hoc, accusant les clivages — gommant en particulier la réalité sociologique de milieux intermédiaires, proprement judéo-français ou judéo-allemands. Dans l’univers de Roth, de Feuchtwanger, de Lunel, de Cohen ou de Némirovsky, l’identité juive à l’Ouest est toujours un problème, l’alliance des cultures ne va jamais de soi.
La suite de l’étude examine alors les modalités par lesquelles les romans opèrent une mise en crise de l’identité juive : à travers la figuration de héros extraordinaires dont le trajet illustre spectaculairement l’échec de la dualité identitaire (Feuchtwanger, Cohen), ou à travers des personnages exilés d’eux-mêmes et déracinés ; l’interprétation "judaïsante" de La Marche de Radetzky proposée par Norman Thau est à cet égard un modèle du genre, en dépit d’une entorse apparente à la règle méthodologique (puisque les héros du roman de Roth ne sont pas juifs stricto sensu). Particulièrement éclairants sont, dans cette perspective, les développements sur l’idéologie de l’enracinement, la fascination nostalgique pour les sociétés traditionnelles (le shtetl, le ghetto) par laquelle des auteurs comme Roth ou Feuchtwanger participent volens nolens d’une "idéologie allemande"— à ceci près que, comme on s’en doute, aucun des auteurs n’est réellement dupe de la part du mythe qu’il réactive : le culte des origines peut être un thème élégiaque, jamais un programme idéologique.
D’où la dimension littéralement aporétique de la plupart de ces romans (apories qui ne sont jamais dépassées dans la fiction, mais seulement dans la création littéraire et par des postures individuelles d’écrivains), dont l’intrigue déploie une double impossibilité : impossibilité d’une identité juive pleinement vécue, impossibilité d’une assimilation pleinement assumée qui passerait par l’oubli de la judéité. Assurément, l’un des moments forts de ce livre est l’examen de cette rémanence de l’identité juive (cf., dans ce numéro des Cahiers, l’article de l’auteur sur cette question) que toutes les œuvres manifestent, et notamment celles de Cohen et de Feuchtwanger. L’auteur y démontre que, dans les romans de ces écrivains, la permanence de l’identité juive n’est pas entièrement expliquée par la persistance des passions antisémites (selon la logique sartrienne qui voudrait que l’antisémitisme crée le Juif), mais relève, autant et même davantage, de causes internes au judaïsme : puissance des interdits religieux et familiaux, profondeur d’une imprégnation historique, culturelle ou morale qu’on peut tenter de refouler mais qui toujours menace de ressurgir, voix mystérieuse du "sang" et des ancêtres qui, souterrainement, continue de hanter l’être juif.
Il faudrait ici entrer dans le détail de la démonstration et des nuances, individuelles ou culturelles, qu’opère l’auteur. La méthode comparatiste donne toute sa mesure lorsque Norman Thau montre, en particulier, les effets différenciés du modèle assimilateur et républicain en France (dont témoignent les œuvres de Lunel et de Némirovsky) et du modèle allemand, davantage imprégné de l’idéologie romantique des communautés organiques. Le lecteur de Cohen trouvera dans cette perspective une riche matière à réflexion : Norman Thau souligne en effet combien l’auteur de Solal reste résolument atypique dans le paysage littéraire et idéologique français. On aura compris que, loin de rabattre toutes les œuvres sur un modèle unique, Le Roman de l’impossible identité ne manque jamais de souligner ce qui en constitue l’originalité, ce qui caractérise la singularité de leur cheminement.
L’étude, dont on n’a pu donner ici qu’une image très partielle, s’ouvre, dans sa conclusion, sur des prolongements prometteurs, tant du côté de l’examen des sources idéologiques que du côté du corpus d’auteurs. Beaucoup d’auteurs juifs sont exclus de l’enquête en raison de la délimitation de la problématique — puisque la méthode suppose la présence d’une thématisation romanesque explicite de l’identité juive. Quels ajustements méthodologiques, quelle modification des paradigmes seraient nécessaires pour soumettre à un examen comparable des auteurs comme Schnitzler, Zweig ou Proust ? Ce livre, si implacablement didactique, n’est pourtant pas clos sur lui-même et continue de nous poursuivre par les questions qu’il pose autant que par les réponses qu’il apporte : c’est là le signe distinctif d’un ouvrage de référence.
Philippe ZARD
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