ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 04

Visions du sacré

 

Ce Cahier débute par un entretien avec Albert Bensoussan, auteur d'un récent ouvrage sur la littérature séfarade d'expression française, lequel accorde à Albert Cohen une place de choix. Les réponses apportées par A. Bensoussan à son interlocuteur se présentent comme autant d'ouvertures sur des questions aussi diverses que problématiques. On ne peut que suggérer la nécessité d'ouvrir un vrai débat sur un domaine extrêmement difficile — débat nourri par une réflexion sérieuse et documentée qui pourrait fournir la matière d'un prochain Cahier.

 

Si les deux précédents Cahiers parurent sous le signe des "filiations littéraires", subtilement omniprésentes dans l'œuvre d'Albert Cohen, le fil conducteur choisi pour les Cahiers no. 4 est celui du sens du sacré inhérent à la perception cohénienne du monde et celui de sa mise en œuvre proprement littéraire.

 

Ce Cahier contient trois études issues d'exposés présentés au séminaire de l'Atelier Albert Cohen.

Dans la première étude, intitulée Cohen et la mort de Dieu, nous assistons à une confrontation entre la modernité du XIXe siècle, vue à travers Schopenhauer et surtout Nietzsche, et l'éthique juive telle que Cohen la ressent, la présente et la met à l'épreuve. La démarche de Carole Auroy consiste à mettre face à face les questionnements de Nietzsche (tirés surtout de Par delà le bien et le mal, l'Antéchrist et Contribution à une généalogie de la morale) et ceux de Cohen (tirés principalement des Carnets, de Solal et de Belle du Seigneur). Les propos tenus par Cohen et Nietzsche, les vocables, les locutions même, sont souvent presque identiques. Ces rapprochements attestent pour le moins la familiarité de Cohen avec l'œuvre de Nietzsche. Mais C. Auroy n'en reste pas là ; elle s'efforce de préciser et de situer les points de contact qui rapprochent Cohen de Nietzsche et les antinomies qui les opposent. Pour Nietzsche, écrit-elle, un lien très clair existe entre la proclamation de la mort de Dieu et le "à quoi bon ?" que le vide du ciel fait peser sur tout humanisme. La question est alors : sur quoi fonder la notion de vérité, et même de morale, face à l'effondrement de toute transcendance ? Albert Cohen, quant à lui, affirme la priorité absolue de la Loi morale, dans un discours clair et vigoureux : surgissement irraisonné de la conscience, que rien ne justifie et que nulle transcendance ne va légitimer. L'opposition entre le romancier juif et le philosophe allemand sera donc, semble-t-il, absolument irréductible.

 

Toutefois, comme le note C. Auroy, le héros cohénien connaît la tentation du Surhomme. Il éprouve le malaise du vacillement entre l'ivresse de puissance et la désespérance nihiliste et cède par moments à l'exaltation de son propre vouloir. La thèse défendue par C. Auroy est alors celle d'un Cohen qui, à travers Solal, revendique la grandeur de l'idéal nietzschéen décrié par ailleurs, et assume l'invective lancée par Nietzsche contre le judéo-christianisme. Ce que Cohen en fera en définitive est une autre question. C. Auroy tire également un excellent parti de la place qu'occupe, dans la vision morale de Cohen, la présence d'un héros trop souvent tiraillé entre la morale du fauve et celle du "mouton bien doux".

 

Dans une première partie, Carole Auroy opère un face à face très frappant entre les formules de Nietzsche et de Cohen : "contre nature" du premier, "anti-nature" du second. Ainsi "l'avorton sublime" des chrétiens, "bas et malvenu", décrié par Nietzsche, face au "malvenu" exalté par Cohen. C. Auroy l'indique clairement : à partir d'une analyse éthique presque identique, les conclusions seront opposées. Pour Cohen, il s'agit en effet de montrer la grandeur secrète de l'image du judéo-christianisme durement mise à mal par Nietzsche.

 

Dans une seconde partie, C. Auroy analyse le parcours du héros cohénien dans le premier roman, Solal. Elle y trouve sans peine la "morale des maîtres" reconnue par un héros plein d'une force désireuse de se prodiguer, qui revendique les vertus nietzschéennes de lucidité et de solitude. Mais en fait, Solal se situera par la suite entre Christ et Dionysos. Et la fin du premier roman restera ambiguë : celle d'un héros mi-païen, mi-christique, dans une curieuse superposition du Serviteur souffrant et du Surhomme et d'un mélange pernicieux de pitié et de dégoût pour autrui et pour lui-même — cet humilié qui succombe à la haine de son humiliation. Telle est la lecture que nous propose C. Auroy de la fin de Solal.

 

A l'issue ambiguë du premier roman, elle oppose une progression plus nette et plus forte qui se fait jour dans Belle du Seigneur jusqu'à son issue tragique et grandiose. A travers le long cheminement du héros on voit se dessiner la personne d'un Solal qui, en consonance avec son créateur, va figurer l'héroïsme de l'antinature, vocation séculaire du peuple juif, faite de fidélité et d'amour, vocation assumée à travers les épreuves de l'Histoire. Et au seuil de la mort, un Solal solitaire affrontera sa descente dans les ténèbres, fidèle à son peuple qu'il n'a pu sauver du génocide, dans une sorte de sérénité triste. Quant à Cohen lui-même, il ne trouve d'autre issue face à la mort que dans une "tendresse de pitié" pour ses frères humains assez proche de la pitié prônée par Schopenhauer. Rien là, comme le montrent les Carnets, qui vienne contredire la fidélité à la Loi morale proclamée par les Prophètes hébreux.

 

En fin de parcours, Nietzsche et Cohen vont pourtant se rejoindre pour traiter, le premier, les savants de "petits nains prétentieux" ; le second, les poètes de "prétentieux nains" face à un Dieu qui ne serait pas à la hauteur de lui-même. La mort est pour tous deux une chute dans les ténèbres. Et même si Solal récite au moment suprême le "Chema Israël" (la profession de foi traditionnelle), reste pour lui aussi la possibilité terrible d'un univers vide. Pour y faire face, Nietzsche propose la voie prométhéenne du Surhomme. Cohen répond par l'héroïsme d'antinature proclamé par Israël face à une transcendance qui toujours nous échappe.

 

Avec l'étude de Nathalie Fix sur La sacralisation de la maternité chez Albert Cohen, nous passons au registre de la psychologie, sans abandonner pour autant la thématique du sacré. On sait, dit N. Fix, qu'Albert Cohen a célébré, comme il se doit, la figure maternelle dispensatrice d'un amour absolu, gardienne de la Loi morale, des traditions et des valeurs juives. N. Fix, quant à elle, entend examiner "le négatif, l'envers de la sacralisation de l'amour maternel", à partir des rapports ambivalents qui unissent la mère et le fils. Une recherche minutieuse et parfois subtile, fondée sur une analyse très fouillée du texte de Cohen, va renouveler un thème presque banal au premier abord.

 

Dans une première partie, N. Fix analyse et précise la nature du sentiment maternel de la mère de l'auteur et en tire les conséquences. La mère de Cohen sert son fils non par devoir ou par affection, mais parce que la dépendance de son fils à son égard lui est indispensable : c'est cette dépendance qui confère une raison d'être à sa propre existence. La mère est, pour ainsi dire, engendrée par son fils, qui devient à la fois son protecteur et son maître. La mère est donc évincée comme personne indépendante et originale ; elle n'a pas de "moi", elle a un fils, comme le dira Cohen. Situation qui va entraîner chez son fils (et chez le héros cohénien) la recherche obstinée d'une mère idéale chez toutes les femmes.

 

Dans une seconde partie, N. Fix examine le sentiment de culpabilité éprouvé par le fils ingrat (qui a négligé sa mère pour des "nymphes"). C'est cette culpabilité qui va engendrer une compensation littéraire posthume, liée à une volonté de rachat. La mère sera donc idéalisée dans l'autobiographie et déclarée supérieure à toutes les héroïnes de roman, même les plus aimantes et les plus soumises à leur "seigneur".

 

Mais c'est la troisième partie qui est la plus originale. N. Fix y entreprend de démêler des fils extrêmement enchevêtrés. Elle s'appuie sur le besoin ressenti par le fils de légitimer la quête toujours insatisfaite et toujours renouvelée d'un amour maternel et oblatif qu'il espère retrouver chez la femme de ses rêves. Pour ce faire, le héros cohénien va opérer dans son discours une confusion entre le lien conjugal et le lien maternel, qui permettra de nier tout attrait charnel dans la relation conjugale. Le dévouement au mari sera donc fondé, non sur un véritable amour, mais sur la pitié et la condescendance. L'amour conjugal apparaît alors comme très différent de l'amour absolu que la mère accorde au fils admiré et idéalisé, lequel est un amour total, un peu fou, un amour religieux, semblable, paradoxalement, à l'amour-passion. Et pour Solal, si l'on peut dire, le tour est joué, grâce à une habile manœuvre. Toujours à la recherche du lien maternel avec la femme aimée, Solal doit passer par une prétendue glorification de l'amour conjugal et par une confusion voulue entre l'amour conjugal et l'amour maternel, de façon à être en mesure de susciter chez la femme de ses rêves l'amour "religieux" dont il a véritablement soif. A partir de là, peu importe qu'il ait recours aux habituelles manœuvres de la séduction. Cela est banal.

 

Dans la dernière étude, intitulée "Dans ma demeure d'Europe", Philippe Zard, qui explicite son projet dans le sous-titre : La cave de Saint-Germain et l'identité spirituelle de l'Europe, met immédiatement en évidence la double qualité de l'épisode de la cave : son intensité dramatique et sa profondeur spirituelle. Il s'agit en effet à la fois du drame qui se joue dans la conscience de Solal et de la signification symbolique du château de la Commanderie (près de Saint-Germain), la "demeure d'Europe" achetée par le héros pour y résider avec Aude, son épouse, et, plus particulièrement, de la signification de la cave du château où est installé le clan juif des Solal, conformément à la décision du héros.

 

Le domaine acquis par Solal est appelé à remplir une double fonction : européenne dans la partie ouverte, visible du château, juive dans la partie secrète, une cave bien dissimulée, refuge et cité biblique reconstituée. De surcroît, la vie juive est nocturne ; l'activité européenne est diurne. Ce partage spatial et temporel devrait, dans l'esprit de Solal, répondre à son incapacité angoissante à vivre simultanément son appartenance à l'Occident et ses liens avec le judaïsme. Mais l'entreprise, trop simple et trop nette, ne sera qu'un leurre. Et la tentative d'initier Aude, la Française éprise de clarté et d'ordre, à la vérité et à l'unité de la condition juive, se soldera par un échec inévitable. Car le visage d'Israël relégué dans cette cave médiévale est multiple, disloqué, insaisissable.

 

Mais c'est dans l'analyse de la Commanderie tout entière que Ph. Zard déploie pleinement ses talents d'analyste. Le château, qui joue un rôle essentiel dans la description conjointe de l'esprit européen et de la conscience juive, fait ici l'objet d'une étude fouillée, minutieuse, imaginative et parfois inspirée, destinée à repérer à travers les indices innombrables et subtils fournis par le texte cohénien, la polysémie des symboles qui sont souvent à première vue imbriqués dans un tissu d'éléments indéchiffrables, à la limite de l'intelligibilité. Ce n'est pas le moindre mérite de cette étude que de mener à bien, preuves à l'appui, ce travail de décryptage, et surtout d'en extraire une synthèse où apparaissent dans une pleine lumière les profondeurs des mystères que recèle la "demeure d'Europe" du héros.

 

Sans entrer ici dans les détails, notons le parti que sait tirer Ph. Zard du décor médiéval du château, cadre parfait pour ressusciter à la fois les fantasmes séculaires que l'Europe entretient à l'égard des Juifs porteurs de maléfices et ceux qu'attisent les antisémites modernes. Les symboles suggérés par le texte de Cohen nous dirigent de surcroît vers la valeur mythique de la cave : caverne, tombe, sans même oublier la caverne de Platon. Les observations sur les glissements du texte entre Moyen Age et Renaissance ouvrent, quant à eux, la voie à la représentation symbolique de l'opposition entre le judaïsme et un Occident chrétien "mal baptisé" — lourd d'une germanité païenne que suggère, entre autres, le nom même de Saint-Germain —, l'opposition entre l'Eglise et la Synagogue, la Jérusalem céleste et la Jérusalem terrestre. Aussi bien, les ambiguïtés du texte cohénien soulignent-elles la dualité de Rome, païenne et chrétienne. Et Ph. Zard de conclure : l'épisode de Saint-Germain, si révélateur soit-il, vaut surtout par les graves questions qu'il soulève et laisse sans réponse, nous invitant à poursuivre une réflexion sans doute inépuisable sur l'esprit de l'Europe et sur le mystère d'Israël.

 

Ce Cahier inclut également, sous la rubrique Recherches, trois résumés de travaux récemment effectués par des membres de l'Atelier. Alain Schaffner rappelle ici les grandes lignes de sa thèse de doctorat qui s'appuie sur la notion du "sacré" tenue pour centrale dans l'œuvre de Cohen, alors qu'elle est en même temps foyer constant de contradictions. Outre la dimension théologique et religieuse de l'œuvre de Cohen, la thèse d'A.Schaffner met en lumière les relations de la notion du sacré avec la psychologie des personnages et les aspects proprement littéraires de l'œuvre cohénienne.

 

Vera Korine-Shafir présente, elle aussi, un résumé de sa thèse de doctorat consacrée à une étude des Deux univers de Solal, qui font de lui "un étranger (...) seul toujours (...), et sur une corde raide", car ces deux univers (juif et occidental) sont fondamentalement antinomiques. Le héros, qui se dit "tout de la nation juive, tout de la nation française", se trouvera donc dans une situation intenable : celle d'une conscience de non appartenance en quête perpétuelle d'appartenance. Et il ne cessera de porter un regard ambivalent sur lui-même et sur le monde qui l'entoure.

 

Quant à Clara Lévy, elle a effectué une étude sociologique du prophétisme hébraïque, tel qu'il apparaît dans l'œuvre de Cohen, soumettant sa lecture à la grille de Max Weber présentée dans l'ouvrage de ce dernier : Le Judaïsme antique (1917). Clara Lévy juge dans la plupart des cas la grille weberienne applicable. Elle analyse avec honnêteté les écarts qu'elle a pu découvrir entre les vues de Max Weber et la représentation cohénienne du prophétisme hébreu.

 

Denise GOITEIN-GALPERIN