ENQUETES SUR LES PERSONNAGES
Jacques de Nons, le rival malheureux de Solal en amour, est aussi cet écrivain raté qui, antithèse dérisoire du romancier inspiré, s’applique à l’écriture (gidienne ?) d’un "œuvre arbitraire et gratuite", parce qu’il est "las des personnages trop sanguins. "Un défi en somme à la psychologie."" (Solal, p. 114) Dans ce tournoyant jeu de miroirs auquel l’œuvre entraîne le lecteur, on ne s’étonnera pas qu’Adrien Deume, Flaubert de pacotille, se pique à son tour d’écrire une "œuvre assez sui generis (...), sans événements et en quelque sorte sans personnages" (Belle du Seigneur, p. 290). À ces "impuissants cristallins", l’auteur-narrateur oppose la prestigieuse lignée qui va de Cervantès à Dostoïevski... dans laquelle il ne manque pas de s’insérer, comme par effraction : "Solal pensa à Sancho, au général Ivolguine et aux Valeureux". On l’aura compris, par cette inscription en abyme d’une polémique esthétique : la valeur et la fécondité d’une œuvre se mesurent pour Cohen à la faculté de camper des personnages inoubliables, sinon même des types ou des mythes littéraires. Si l’on songe à l’âpreté des débats qui — de la "crise du roman des lendemains du naturalisme aux années 20" décrite par M. Raimond à L’Ère du Soupçon de Nathalie Sarraute (1956) — ont porté sur le déclin ou la mort du personnage traditionnel, A. Cohen ne craint pas de s’afficher jusqu’au bout comme résolument étranger à cette conception de la modernité. Il faut prendre acte que, pour l’auteur de Belle du Seigneur, l’art du roman est avant tout un art du personnage; et comment douter que la séduction singulière de son œuvre tienne à ce sentiment persistant, pour chacun, d’être habité, longtemps encore après sa lecture, par Solal, Mangeclous, Saltiel, Ariane, et les autres ?
Cet "effet-personnage" (V. Jouve) est-il du ressort de la critique littéraire ? Le concept de chien n’aboie pas; de même, le personnage de roman n’a pas d’autre existence que les effets de sens que lui confère le texte. Gardons-nous donc d’une conception platement mimétique de la littérature, sans perdre de vue pourtant que le personnage de roman est souvent bien plus qu’un signe parmi d’autres, mais le véhicule essentiel de l’identification, de l’émotion, sinon de la signification. D’où la nécessité de son étude, mais aussi les périls de celle-ci, toujours tentée de tomber dans les pièges d’un psychologisme sommaire ou dans les ornières de l’illusion référentielle. C’est ce défi méthodologique que les études qui suivent ont tenté de relever.
L’analyse d’Évelyne Léwy-Bertaut montre la fécondité d’une démarche qui associe l’analyse textuelle et la psychanalyse, en s’interrogeant sur la question cruciale du "nom propre" dans l’œuvre. Le Don Juan de Tirso de Molina était "un homme sans nom"; le Don Juan juif de Cohen est un homme "sans prénom". É. Léwy-Bertaut sollicite toutes les résonances du rapport à la nomination (et à la Loi) et allie avec un rare équilibre les plaisirs des associations libres et la rigueur d’un examen qui fait, comme en se jouant, émerger du texte les lignes d’une structuration symbolique latente, telle celle que construit l’initiale des noms propres.
La question du nom revient d’ailleurs, comme un leitmotiv, dans toutes les autres contributions. Les deux études suivantes explorent deux cas particuliers de personnages : celui des femmes juives (N. Fix), celui de Mangeclous (A.-M. Vacher), et s’exercent à faire apparaître l’originalité des créatures cohéniennes à partir de leurs filiations archétypales (la matriarche biblique dans un cas, le type folklorique et littéraire du schnorrer dans l’autre). Creusant le sillon de ses études précédentes, Nathalie Fix recourt aux sources bibliques de l’inspiration cohénienne, pour mieux montrer les jeux d’emprunts, mais surtout de déplacements, d’altérations, de condensations ou de dédoublements (les deux Rachel de la fiction, p. ex.) auxquels se livre le texte cohénien pour produire une image particulièrement ambivalente, tout à la fois salvatrice et angoissante, de la maternité.
Nous nous devions d’accorder une place à ces personnages dits secondaires. En réfutant l’idée d’un système manichéen des personnages, I. Macquin-Capitaine confirme par les voies qui lui sont propres (celle d’une théorie de l’acte de lecture) ce que tout lecteur attentif repère sans hésiter. L’étude a le mérite de proposer (à partir d’une axiologie qui resterait à préciser) une ébauche de classification des personnages, qui invite à bien des nuances et des approfondissements futurs.
Les deux thèses dont nous publions le résumé, — sur les "instances parentales" (V. Duprey) et le "dialogisme" (B. Goergen) dans l’œuvre d’Albert Cohen —, permettent de compléter opportunément ces études sur le statut des personnages. Il faudrait y ajouter la thèse récemment publiée de Catherine Milkovitch-Rioux (L’Univers mythique d’Albert Cohen, Presses Universitaires du Septentrion), dont nous rendrons compte dans notre prochain numéro, consacré (vaste programme !) aux trente ans de Belle du Seigneur.
Philippe ZARD
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