ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 17

Au moment d'appréhender ce serpent de mer qu'est la question de la « modernité », ne craignons pas d'aligner quelques évidences, en forme d'excuse. Ceux qui se risquent à définir la modernité, même en la restreignant au domaine littéraire, sont souvent écartelés entre les tautologies du dictionnaire (est moderne une littérature qui appartient à l'époque actuelle ou récente), des jugements de valeurs présentés sous forme d'antithèses (est moderne une œuvre qui rompt avec la tradition ou la convention), ou des inventaires extensibles à l'infini de thèmes et d'idées (la ville, la science, la technique, le moi, la composition, le langage, le point de vue, la réflexivité…). Moyennant quoi, il apparaît inévitablement qu'il n'y a pas une mais des modernités - parfois successives, parfois même concomitantes -, dont les valeurs sont souvent contradictoires : la valorisation du moi est moderne, mais plus encore le soupçon sur l'unité du sujet ; la déconstruction du langage n'est pas moins moderne que le culte du verbe, le discontinu est moderne, mais tout autant le montage et la composition...

C'est une lapalissade que de dire que la modernité de la Renaissance n'est pas celle de Baudelaire, que celle de Rimbaud n'a pas grand-chose à voir avec le Nouveau Roman, que Dos Passos n'est pas au diapason de Proust. On ne s'en sortira pas davantage en affirmant qu'à chaque époque la modernité littéraire s'est définie par une opposition à l'héritage du passé, car Henri Meschonnic est là pour rappeler que les modernes - il songe en l'occurrence aux surréalistes -  « ne rompent pas avec le passé. Ils se choisissent leur passé » (Modernités, modernités, Folio-Essais, 1993, p. 74) ; de même Hugo célèbre Shakespeare, Sarraute élit Virgina Woolf, Robbe-Grillet Flaubert... Les modernes ne peuvent pas davantage se caractériser par leurs noces avec le présent, puisque aussi bien ils se signalent souvent par leur opposition avec lui, au point qu'il devient parfois difficile de faire le départ entre modernes et « antimodernes », pour reprendre la terminologie d'Antoine Compagnon (Les Antimodernes, Gallimard, 2005). Les antimodernes sont une part intégrante de la modernité, tout comme l'idéologie contre-révolutionnaire est indissociable de l'horizon idéologique dégagé par la Révolution... Nous sommes par ailleurs enclins à définir comme moderne chez un auteur non tant ce qui en lui marque son inscription dans une histoire déterminée (et qui se révèle parfois rapidement caduc ou daté) que ce qui continue à nous intriguer ou à nous fasciner, ce par quoi certains aspects de son œuvre réactivent les interrogations sur notre époque ou simplement continuent à nous toucher : le modernisme ne se confond pas avec la modernité. Par un apparent paradoxe, s'interroger sur la modernité d'un auteur revient presque toujours à se demander en quoi il déborde les cadres de son historicité.

L'affaire se complique si l'on considère la difficulté où nous serons toujours de situer l'œuvre de Cohen dans l'histoire littéraire. On ne sait si l'auteur de Belle du Seigneur aurait pu dire, comme Barthes en août 1977 : « tout à coup il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne ». Sans doute ses premiers pas en littérature furent-ils fugitivement placés sous les auspices d'un certain modernisme un peu tapageur, celui d'« Après minuit à Genève ». Mais ensuite ? Que dire de Solal, au regard des critères de la modernité ? L'œuvre trouvera difficilement sa place dans les typologies paresseuses qui séparent les écrivains de la tradition des écrivains de l'avant-garde. Michel Raimond a du reste montré que les années trente, en comparaison des audaces expérimentales de la décennie précédente, ont plutôt marqué le pas (La Crise du roman, Corti, 1966). L'usage du monologue intérieur de type « joycien », déjà bien installé dans la littérature européenne au moment où paraît son roman, n'est pas le comble de la transgression. Il n'en demeure pas moins que Solal nous apparaît aujourd'hui autrement moderne qu'une grande partie de la production romanesque française de ces années ; ce sentiment semble dû à la luxuriance et au baroquisme de son inspiration ainsi qu'aux antinomies culturelles et aux déchirements identitaires que le romancier étale sans ménager à l'excès les convenances françaises. Les critères formalistes sont ici comme souvent impuissants à définir à eux seuls la modernité d'un écrivain.

L'autre difficulté tient à l'histoire, déjà ressassée, des aléas éditoriaux de son œuvre romanesque. Dans ses récentes Conversations avec Albert Cohen (L'âge d'Homme, 2006), Gérard Valbert rappelle que l'essentiel du roman de Cohen a été achevé avant la guerre : « si, en 1938, Gaston Gallimard avait accepté la totalité du manuscrit et non les quelques chapitres de Mangeclous, l'œuvre de Cohen n'aurait pas été sinistrée » (p. 54). Trente ans plus tard, Gallimard force encore Cohen à retrancher les Valeureux de l'énorme manuscrit de Belle du Seigneur pour constituer un roman séparé. Bref, si Belle du seigneur avait paru en 1939 et non en 1968, et si l'ensemble de la fresque romanesque avait été publié d'un seul tenant, l'histoire du roman français se fût écrite de manière sensiblement différente. Les inventions de Cohen seraient probablement apparues avec plus d'éclat dans le contexte littéraire de la fin des années trente que dans celui des années soixante, déjà bien occupées par une « autre modernité » (celle du Nouveau Roman ou de Tel Quel). Gageons que le Prix de l'Académie française n'a rien fait, alors, pour mettre en lumière les audaces du vieil écrivain... C'est cette histoire tourmentée du livre qui lui donne une patine légèrement anachronique ou, si l'on préfère, intempestive ou inactuelle. Arbitrairement arraché à leur bloc romanesque d'origine, les Valeureux n'en gagnent-ils pas, suggère Piotr, Sadkowski, quelque chose comme une dimension postmoderne ?

On comprendra dès lors que, plutôt que de céder à la tentation de partir d'une définition fermée, nous ayons laissé à chaque intervenant le soin de délimiter par lui-même le territoire de la modernité cohenienne qu'il choisissait d'arpenter. Le résultat est riche en perspectives. Deux interventions choisissent de privilégier la question du langage : celle de Nelly Wolf, qui porte sur l'oralité des monologues autonomes de Mariette, et celle de Renata Jarzebowska-Sadkowska sur les mécanismes de contamination langagière. Deux autres traitent de la question du genre romanesque : Andrew Pigott s'interroge sur quelques symptômes de l'épuisement d'un genre littéraire (le roman d'amour) ; Piotr Sadkowski revisite les Valeureux à la lumière de la crise « postmoderne » des Grands Récits. Enfin, deux autres études font intervenir des dialogues inattendus avec deux grands contemporains : Mélanie Adda introduit une confrontation inédite entre Cohen et Faulkner - à travers l'usage polémique de la figuration christique dans Solal et Lumière d'août -, et Julie Sandler traque la présence du bergsonisme dans Belle du seigneur.

Ces Cahiers comportent en complément de dossier deux contributions (celles d'Odette Varon-Vassart, traductrice de Cohen en grec, et celle d'André Lugassy) qui ont en commun de revenir sur la culture et les engagements juifs d'Albert Cohen.

À ce sujet il nous est impossible de clore ce volume sans rappeler que l'Atelier Albert Cohen a été très douloureusement frappé, cette année, par la disparition de Judith Kaufman, notre collaboratrice et amie, auteur d'un ouvrage de référence, Grotesque et marginalité. Variations sur Albert Cohen et l'effet-Mangeclous (Bern, Peter Lang, 1999), et de plusieurs études capitales sur cet auteur. Le prochain numéro des Cahiers sera tout naturellement dédié à sa mémoire.

Philippe Zard