ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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"La bonne femme Europe", par Philippe Zard

"LA BONNE FEMME EUROPE".

LA FEMME, L'EUROPE ET LE CHRISTIANISME DANS LES ROMANS D'ALBERT COHEN

par Philippe Zard



« L'Europe était de plus pour moi le lieu de la terre où la femme existait. »

Malraux, La Tentation de l'Occident.

Le mythe d'Europe

L'univers imaginaire de Cohen semble se nourrir de gigantesques antithèses. Mais il faut prendre garde que ce romancier baroque était aussi un spécialiste du trompe-l’œil. Rien ne le montre plus clairement que la question de l'antagonisme, dans l’œuvre romanesque, entre Orient et Occident, auquel une lecture hâtive a tôt fait d'attribuer toute la raideur manichéenne d'un stéréotype.

Il est vrai que le romancier semble souvent encourager de telles interprétations. Dans le grand monologue de Solal, sorte de testament spirituel du personnage (et de l'auteur, puisque les termes s'en retrouvent littéralement dans les essais "autobiographiques"), le héros récapitule ainsi en quelques mythes fondateurs l'irréductible conflit entre l'esprit du monothéisme hébraïque et l'essence du paganisme dionysiaque, telle que l'exprime l'hitlérisme. Le peuple juif fait résider l'humanité dans la tyrannie d'une loi morale qui impose des limites rigoureuses à l'expression des instincts – le propre du nazisme est sa nostalgie d'une humanité déliée de toute loi ; le peuple allemand est celui qui, dans une sorte de Révélation à rebours, veut faire retour à l'animalité primitive : « voici je vous apporte de nouvelles tables et une nouvelle loi [...] et c'est qu'il n'y a plus de loi évohé les commandements du Juif Moïse sont abolis et tout est permis et je suis belle et les seins sont jeunes crie la voix dionysiaque » (Belle du Seigneur [BS], Gallimard, 1968, p. 764).

Certes, mais entre l'intransigeante nomocratie du judaïsme selon Cohen et la barbarie anomique du paganisme nazi, il existe bien des possibilités morales qu'il serait imprudent d'oublier. La première n'est guère représentée dans la fiction ; quant à la seconde, elle constitue la toile de fond paroxystique (le devenir possible et menaçant) de la civilisation européenne sans toutefois en épuiser l'essence. La majeure partie de la fiction ne se déploie ni dans ce judaïsme rigoriste ni dans ce paganisme sans nuance, mais dans un ensemble aux contours spirituels beaucoup plus flous ; un espace hybride, pluriel, protéiforme, qui sans cesse suscite et déçoit les attentes et les désirs du héros. Cet espace – cette Europe qui exerce sur Solal la puissance de séduction qui est le moteur même de la fiction – a, lui aussi, son mythe fondateur.

Même si la légende d'Europe est connue, il peut être utile d'en retracer les grandes lignes :


Zeus, s'étant épris d'Europe, envoya Hermès pour mener le troupeau d'Agénor jusqu'au rivage de Tyr, où elle et ses compagnes avaient coutume de se promener. Il se joignit lui-même au troupeau, ayant pris la forme d'un taureau blanc [...] Europe fut frappée par sa beauté et, trouvant qu'il était doux comme un agneau, surmonta sa frayeur et se mit à jouer avec lui ; elle lui mit des fleurs dans la bouche et suspendit des guirlandes à ses cornes ; à la fin, elle grimpa sur ses épaules et il descendit tout doucement jusqu'à la mer. Brusquement, il entra dans l'eau et se mit à nager tandis qu'elle, la tête tournée vers la terre ferme, était prise de panique à la vue du rivage qui s'éloignait; d'une main elle était agrippée à sa corne droite, et de l'autre elle retenait encore un panier de fleurs. Zeus toucha terre non loin de Gortyne, en Crète ; là il viola Europe dans un bois de saule, auprès d'une source [...].

(Robert Graves, Les Mythes grecs, tome I, coll. Pluriel, Fayard, 1967, p. 211) (en annexe : la version d’Ovide)


Cette légende se prête si admirablement à la thématique cohénienne qu'on pourrait presque s'étonner qu'elle n'intervienne que si tardivement dans la fiction. Elle avait cependant été préparée, dès Solal, par la scène du cirque où le spectacle du héros dompteur de tigre avait éveillé en Aude des rêveries érotiques : un « dieu, surgissant de la mer, luttait avec des bêtes de jungle et avec une vierge » (Solal, Gallimard, 1930, rééd. 1969, p. 128). Le dieu, la vierge, la mer et l'animal : autant de composantes qui prennent tout leur sens par la sollicitation, dans Belle du Seigneur, de la légende d'Europe revue et corrigée par Solal.

Le personnage prend à nouveau prétexte de l'attirance supposée d'Ariane pour un tigre de cirque pour se livrer à une sorte d'archéologie culturelle des désirs de son amante, dans une de ces scènes de jalousie paranoïaque dont il a le secret :

Excitée, troublée par le tigre, oui, comme la bonne femme Europe par le taureau ! Pas bête, Jupiter, il connaissait les femmes ! La vierge Europe aux longues tresses a sûrement dû dire au taureau, les yeux chastement baissés : vous êtes un fort, vous, mon chou. (BS, p. 662)

Que l'attention de Solal se soit portée sur ce mythe s'explique aisément par toute une série de convergences thématiques et métaphoriques. On sait que l'image des bêtes à cornes est chez Cohen l'emblème par excellence du paganisme – et le travestissement taurin de Zeus, destiné à séduire Europe, a fait des émules chez les guerriers germains, «lorsqu'ils chantent leurs anciennes légendes et leurs ancêtres aux longues tresses blondes et aux casques cornus oui cornus car il s'agit avant tout de ressembler à une bête et il est sans doute exquis de se déguiser en taureau» (BS, p. 765).

Entre le mythe fondateur du judaïsme et la légende d'Europe, le contraste est saisissant. L'acte originel du judaïsme est le retranchement du sensible, principe de l'éthique ; le mythe de fondation de l'Europe est celui de l'affirmation des sens, une étreinte charnelle – principe érotique. La vérité juive s'énonce sur le mode de la révélation morale, quand celle du dieu antique passe par un acte de prédation. Dans l'alliance mosaïque, Solal vénérait le peuple qui « avait voulu le schisme et la séparation» (BS, p. 766) ; dans la légende d'Europe se dit une union équivoque qui tient tout à la fois de la perversion et du rapt.


Tel est le mythe d'Europe dans ses composantes fondamentales. Mais, plutôt que de s'appesantir sur les intentions de Jupiter – dieu païen sur lequel il ne semble nourrir aucune illusion ... –, Solal fixe son attention sur l'attitude de la « bonne femme Europe ». Le personnage se fait alors psychanalyste et refuse de s'en tenir à la version manifeste de la légende : selon la version antique, Europe est frappée par la beauté du taureau et se met à jouer avec lui avant de grimper sur ses épaules. Pour Solal en revanche, il ne fait aucun doute que la beauté est l'expression bienséante de la vigueur et que le jeu avec l'animal laisse transparaître la tentation de la bestialité. Jupi­ter « connaissait les femmes ! »: avant d'être violée par le dieu, Europe aurait désiré la bête, tout comme Pasiphaé – mère mythique d'Ariane – ­fut attirée par le taureau de Poséidon.

Aussi, ce qui, dans le mythe initial, pouvait passer pour la fourberie d'un dieu répond en fait au vœu secret de la jeune fille ; la ruse du bourreau comble les pulsions inavouées de la victime. L'esprit d'Europe (en tous les sens de ce terme) réside pour Solal dans cette allégeance scandaleuse du faible au fort, du dominé au dominant. Si Europe est femme, l'esprit de la civilisation européenne est bien plutôt constituée de ce couple inséparable et pervers du masculin et du féminin, de la violence virile et de la douceur féminine, – de la vierge et du taureau. Les relations politiques comme la fascination amoureuse ne seront que le déploiement de cette complicité originaire qui maintient l'humanité à l'état de nature. Telle semble être la première leçon à tirer de ce portrait d'Europe en zoophile.

La version solalienne du mythe d'Europe dit encore davantage si l'on  accepte de la lire entre les lignes. Solal choisit de présenter la transposition latine d'un mythe d'origine grecque, sans nul doute parce que, comme n'importe qui, il connaissait ce mythe par sa source majeure : Les Métamorphoses d'Ovide. Rien n'aurait cependant empêché Cohen, qui ne cite pas un texte littéraire, mais une légende, d'en rétablir l'origine grecque et de mentionner Zeus plutôt que Jupiter, ne fût-ce que pour souligner le parallélisme entre Ariane (dont le nom est emprunté à la mythologie grecque) et Europe.

La préférence accordée à la version latine peut néanmoins s'expliquer si l'on rappelle le lien qui unit l'Europe et Rome dans l'univers de Cohen. L'Europe romaine ici représentée est l'Europe païenne, fondée sur le couple originel de la Vierge et du taureau, symbole de la toute-puissance d'Éros sur l'Occident. Ne s'agit-il pas de pointer vers une seconde Rome – la Rome chrétienne – fondée cette fois sur le couple d'une autre Vierge et... d'un Agneau ? Ariane, avatar d'Europe, n'est-elle pas à la fois placée sous le signe de la vierge Europe, attirée par la bestialité, et de celle qui « rachète toutes les femmes » ? Et Solal n'est-il pas à la fois ce taureau qui fait le beau et une figure christique ?


Tout l'esprit de l'Europe, tout l'esprit des « Europes » et tous les déchirements de la condition européenne, sont ainsi suggérés dans cette courte allusion. On peut lire dans le dit et le non-dit de cette légende soudain exhumée par Solal non seulement la dualité entre l'Europe païenne et l'Europe chrétienne, mais surtout, peut-être, la nature de leur relation. Car enfin, d'une vierge à l'autre, du Dieu qui se fait taureau au Dieu qui se fait agneau, il y a à la fois rupture et filiation. Il n'y a pas entre l'un et l'autre un abîme ontologique (comme entre judaïsme et dionysisme) mais l'idée d'une sublimation de l'instinct, – qui fait passer de la concupiscence à l'Amour, d'Éros à Agapè. Mais ce dépassement de l'instinct laisse subsister une dimension que le rigorisme juif (dans sa version cohénienne) semblait évincer : la dimension sensible. Au-delà de l'antithèse, un élément est commun à la version païenne et à la version chrétienne: c'est la femme, c'est la vierge.

Que tirer en effet des récriminations de Solal à l'endroit de « la bonne femme Europe » ? En premier lieu cette évidence, qui pourrait passer pour une tautologie, que l'Europe de Cohen est femme, qu'elle s'incarne de façon privilégiée dans de belles femmes ; la référence au mythe fondateur fait apparaître avec plus d'évidence encore que les amantes de Solal, et tout particulièrement Ariane ici en cause, ne sont que les variantes d'un paradigme toujours identique, celui d'une Europe féminine. Partant, les promesses que fait naître l'Europe, comme les déceptions qu'elle engendre, sont celles-là mêmes que suscite l'expérience amoureuse. Toute relation à l'Europe est ipso facto une relation au féminin. La réflexion sur l'imaginaire de l'Occident engage tout à la fois des catégories religieuses et des catégories sexuelles. C'est dans cet enchevêtrement qu'une thématique de la Rédemption peut s'inscrire sans violence dans le cadre d'un roman d'amour européen.

Que l'Europe soit femme, voilà le rappel d'une évidence qui devrait à tout le moins mettre en garde contre les simplifications abusives. L'insistance du personnage à s'interroger sur les désirs de la vierge Europe à l'égard du taureau ne doit pas masquer le soubassement de toute cette scène : l'insurmontable désir de Solal lui-même à l'égard de cette Europe toujours putain et toujours vierge.

Saisir cette homologie entre l'expérience de l'Europe et l'expérience du féminin, telle est sans doute la condition pour ne pas sombrer dans les simplifications outrancières. Quiconque aborde l'œuvre d'Albert Cohen se trouve confronté à une série de difficultés dont beaucoup pourraient paraître inextricables. Il est possible, et même inévitable, de lire l’œuvre de Cohen comme un procès sans concession intenté à la civilisation occidentale, jugée tout à la fois irrationnelle et violente, immorale et hypocrite. Pourtant, l'Occident est constamment objet de passion ; il est le lieu où le désir renaît incessamment de ses cendres. Pourquoi une civilisation qui évoque tout à la fois Tyr et Sidon, Babylone et Ninive, Sodome et Gomorrhe, tous lieux maudits de la conscience monothéiste, est-elle la seule à faire naître de si intenses aspirations ? Pourquoi, si l'Occident n'est qu'un lieu de perdition dont les masques tombent si vite, y a-t-il, sans cesse renaissant, un désir d'Europe ? Sans chercher à supprimer le jeu de tensions dont se nourrit toute l’œuvre, il importe de montrer les ressorts de cette ambivalence.

La seconde difficulté n'est pas moins troublante. La plupart des vices de la société occidentale mis en évidence dans les développements précédents – culte de la force, vénération religieuse de la puissance, soumission à la nature – ne sont pas des traits caractéristiques de l'Occident en particulier, mais de l'homme en général. La babouinerie est une donnée de la nature humaine, et Solal vilipende 1'« universelle adoration de la force » (BS, p. 307). En quoi ce qui peut être tenu comme une donnée de la nature humaine peut-­il servir au procès du seul Occident ?

L'antithèse du judaïsme et du paganisme serait excessivement simpliste. D'abord parce que le paganisme lui-même comporte des degrés. Ensuite, parce que l'hypothèse ne permettrait pas de comprendre la fascination irrépressible qu'exerce l'Occident sur le Juif Solal.

Notre hypothèse ira dans le sens inverse. Elle postule, non pas une distance extrême entre Solal et l'Occident, entre le judaïsme et l'Europe, mais une proximité maximale. Pour le dire plus crûment: ce n'est pas en tant qu'il est païen mais en tant qu'il est chrétien que l'Occident fascine et révolte.

L'affirmation peut sembler provocante, sinon absurde. L'Occident n'est-il pas ce monde de la luxure et de la volonté de puissance si étranger aux maximes évangéliques dont il se réclame fallacieusement ? Chrétien, cet Occident livré à la pire des idolâtries ? Mais précisément : c'est parce que l'Occident se réclame, fût-ce hypocritement, de l'éthique et de la spiritualité chrétiennes qu'il est en situation de justiciable. Solal ne peut être attiré par une société exclusivement païenne – parce qu'elle relèverait uniquement, dans les catégories de Cohen, de l'inhumain. De même, la laideur des femmes juives dans la fiction ne fait que renvoyer à cette absence d'érotisme né d'une excessive promiscuité. Ni l'identité absolue ni la radicale étrangeté ne peuvent séduire. Ni le pur paganisme (tel que son essence se révèle dans le germanisme) ni le judaïsme (placé sous le signe de l'antinature) ne peuvent donc opérer comme agents de séduction.

Aucune conciliation, ni même aucun dialogue, ne semble possible entre judaïsme et paganisme, vouées à un affrontement sans merci. Tel serait le cas si l'Occident n'était que païen. Or qu'y a-t-il entre ce point alpha de la révélation du Sinaï et ce point oméga de l'anti-révélation païenne, entre ces deux mythes fondateurs qui ne vivent que de leur insurmontable antagonisme ? Le christianisme précisément, sous sa forme sécularisée. Entre ces antipodes spirituels que sont Athènes et Jérusalem, se trouve Rome. L'Europe païenne a été irriguée par l'esprit du monothéisme hébreu via le christianisme.

Cette médiation chrétienne complexifie considérablement l'antithèse initiale ; l'Europe n'est pas – ou n'est plus – réductible aux civilisations maudites de la Bible, à la « Grande Prostituée » de l'Apocalypse. La Babylone occidentale, travaillée par des siècles d'évangélisation, enveloppe un projet moral qui, loin d'être étranger à l'esprit du judaïsme, s'en veut l'héritage et l'accomplissement.

Solal, l'Europe et les mythes de l'amour

L'orientation des aventures amoureuses de Solal en Occident – son rapport ambivalent aux mythes de l'Amour – est l'illustration privilégiée de cette aventure spirituelle. L'Europe, chez Cohen, est d'abord cette région du monde où se rencontrent un désir amoureux – la femme occidentale – et une espérance d'Amour – à travers le message chrétien. Mariage équivoque d'aspirations empruntant tour à tour leur langage au sexuel et au religieux, à Éros et à Agapè.

Le traitement de ces mythes dans l’œuvre romanesque a déjà été souvent abordé (v. D. Goitein-Galpérin, Visage de mon peuple, Nizet, 1982, p. 119-165)9. Aussi l'objet de l'étude qui suit sera-t-il moins de reprendre ces analyses que d'en prolonger les conclusions dans l'optique qui nous est propre. Quelle est la place de ces mythes dans la configuration spirituelle de l'Occident, entre judaïsme, christianisme et paganisme? En quoi ces mythes constituent-ils pour Cohen le champ d'expérience privilégié de l'idée occidentale ?

Les premières scènes de Belle du Seigneur, mise en œuvre d'une tentative de Rédemption, ne se prêtent pas à une grille de lecture univoque. L'entreprise du pseudo-vieillard est aussi confuse dans ses tenants que dans ses aboutissants et le caractère hybride de ce premier pacte amoureux le rattache aussi bien à l'inspiration prophétique qu'à la mythologie occidentale. Premier paradoxe : c'est au moment où il se veut le plus fidèle à l'esprit juif que Solal se rapproche le plus du mythe occidental par excellence : celui de la passion amoureuse.

On a pu prétendre que le pacte proposé à Ariane était l'équivalent d'un don de la Loi juive à la Gentilité, d'une offre d'alliance susceptible d'arracher une fois pour toutes l'univers du paganisme aux lois de la nature auxquelles il est asservi. L'acceptation de l'offre du vieillard, en tant qu'elle supposerait une absolue négation du règne de la force et de la chair et ferait de la faiblesse la valeur absolue de l'Humanité nouvelle, reviendrait alors à briser le cercle infernal de l'idolâtrie pour rejoindre l'essence de la vérité juive.

Cette ambition est incontestable. L'interprétation risque fort cependant de se heurter à des contradictions insurmontables. Elle revient en effet à envisager ce premier pacte dans les termes purs de la conversion d'Ariane à l'esprit juif sans apercevoir ce qu'il comporte de composition avec l'esprit du paganisme.

En effet, l'amour absolu d'un homme et d'une femme, tel qu'il est évoqué en un morceau de bravoure lyrique par le vieillard, emprunte bien plus aux canons idéologiques du romanesque qu'à ceux de la spiritualité monothéiste telle qu'elle est définie par le personnage (et l'auteur). Rien que de très sensuel et profane dans la façon dont le pseudo-vieillard évoque sa fascination amoureuse pour Ariane. Surtout, Solal ne s'adresse pas à n'importe quelle femme, mais à une femme mariée : curieuse fidélité à l'esprit comme à la lettre de la Loi mosaïque que de racheter l'humanité corrompue par un adultère !

Si bien que la posture de Solal apparaît ici fortement contradictoire : porte-parole apparent de la Loi juive d'antinature, il est aussi et en même temps porte-drapeau de la mythologie occidentale de la passion. De la première, il évacue la littéralité des prescriptions pour n'en retenir que ce qui, pour lui, en constitue l'esprit. De l'autre, il élimine (ou feint d'éliminer) ce qui à ses yeux altère la pureté du mythe: les déterminations physiques et sociales.

Plus exactement : Solal retient du judaïsme le principe fondamental de la soumission de la chair à la Loi morale et met cette exigence éthique au service d'une valeur profane : la passion, – celle-ci étant elle-même considérée à partir de son plus profond degré de radicalité, qui postulerait la possibilité d'atteindre l'absolu par la voie de l'amour humain. Solal fait ainsi se tenir les deux fils du paganisme et du judaïsme à partir de ce qui peut apparaître comme leur commun noyau d'idéal : le culte de l'âme, la recherche de la pureté au-delà des compromis indignes de la chair et de l'intérêt égoïste.

Solal ne cherche pas exactement, comme on a pu le dire, à convertir le paganisme occidental à la Loi juive ; le personnage n'est, au début de Belle du Seigneur, ni d'un côté ni de l'autre, mais des deux : c'est ce qui rend son entreprise tout à la fois inouïe, folle et, à certains égards, monstrueuse. Il vise un au-delà du judaïsme et du paganisme, qui réconcilie les plus hautes aspirations de l'un et de l'autre dans l'absolu d'un amour humain élevé à la sublimité morale. Sauver l’humanité, ce n'est pas, à ce stade, rompre violemment avec le mythe amoureux de l'Occident, c'est au contraire le prendre au sérieux, c'est-à-dire à la lettre, dans ce qu'il exprime de générosité et de grandeur morale, le saisir comme un « mythe de transcendance » pour en vérifier l’éventuelle convergence avec l’idéal juif de sainteté. Le vieillard amoureux exprime moins l'espoir d'une conversion que celui d'une miraculeuse confluence du génie juif et du génie païen. Geste intégrateur qui est, à vrai dire, profondément chrétien, profondément européen, en dépit – ou à cause – de son ambiguïté fondamentale.

Tout aussi ambivalente est la position de Solal par rapport à l'autre mythe fondateur de l'amour occidental : celui de Don Juan. Comme pour Tristan, le mouvement de démythification ne peut être saisi qu'à partir d'un processus préalable d'appropriation. L'essentiel de la version du donjuanisme proposée par Solal tient dans l'idée que le ressort véritable des conquêtes féminines de Don Juan est la quête du divin :

Mais le plus important mobile de cette rage, c'est l'espoir d'un échec et qu'une enfin lui résistera. Hélas, jamais d'échec. Assoiffé de Dieu, chacune de ses mélancoliques victoires lui confirme, hélas, le peu d'existence de Dieu. Toutes ces nobles et pures qui, l'une après l'autre, tombent si vite en position horizontale, lui sont la preuve sans cesse renouvelée qu'il n'est pas d'absolue vertu et que, par conséquent, ce Dieu qu'il espère ne veut pas être. (BS, p. 300)

L'image de Don Juan évoquée par Solal est celle d'un chercheur d'absolu, entraîné par son idéalisme à se compromettre dans le monde des sens. Don Juan n'est plus un joueur amoureux des plaisirs charnels, comme celui de Tirso de Molina, ni un comédien jouissant d'une séduction toujours nouvelle comme chez Molière; il n'est même pas le libre penseur affirmant les droits du corps contre les décrets divins. L'hédonisme apparent du Don Juan de Cohen est le revers d'un ascétisme radical –- tout comme sa misogynie se présente comme le pendant d'une idéalisation de la femme.

Le travail sur le mythe de Don Juan est donc très voisin de celui sur Tristan analysé dans la scène inaugurale. Plutôt que de se livrer à l'exécution pure et simple du mythe, Solal commence par le prendre au sérieux et par en tirer ce qu'il a de plus élevé. Dans le registre de la séduction amoureuse, Don Juan revu par Solal incarne ce que Tristan représentait dans le domaine de la passion : le désir de dépasser le sensible pour s'élever à l'absolu. Dans le cas de Tristan, la valeur transcendante recherchée par le personnage était un amour inconditionné ; dans celui de Don Juan, la découverte de « l'absolue vertu ».

D'où le retournement paradoxal du projet donjuanesque selon Solal : s'il est moralement justifiable, c'est que le véritable désir de Don Juan est un désir d'échec. Toute l'attitude de Solal-Don Juan illustre cet irrésistible « attrait de l'échec » (BS, p. 229). Le personnage – ou son modèle mythique : les deux sont ici indiscernables – s'enferme en effet dans une impasse, une logique de déception dont il est impossible de rendre compte par le projet hédoniste. Que la femme cède à la séduction, et elle corrobore l'hypothèse nihiliste de Solal sur le néant des valeurs ; qu'elle y résiste, et l'absolue vertu ainsi révélée signe pour Solal éviction pure et simple de son désir : la femme reste fidèle à son époux, Solal n'a plus qu'à renoncer à son amour pour l'objet qui pourtant en est le plus digne.          

Ce cercle vicieux, que Solal voudrait croire vertueux, condamne le personnage de Cohen à une insatisfaction névrotique qui est comme nécessairement enveloppée par son idéal moral. Le culte d'une vertu absolue est en même temps renoncement à la vie, fascination pour l'échec et la mort. Si l'on admet que Don Juan exprime bien l'une des modalités essentielles du rapport occidental à l'amour, on conçoit l'interprétation impliquée dans cette aporie : la seule manière pour ['Occident de rester fidèle à la hauteur de ses idéaux serait une abdication pure et simple de la vie sensible. Pour le dire autrement, les valeurs occidentales ne peuvent être prises au sérieux qu'à partir du moment où Éros, initialement sollicité, s'efface devant Thanatos.

C'est à un mouvement de cet ordre que Solal-Don Juan fait songer : la hauteur de son exigence spirituelle est à la fois la condition de possibilité d'une vie pleinement humaine et la raison de l'impossibilité de vivre, puisque cet idéal est inaccessible. C'est pourquoi, une fois accomplie, la séduction d'Ariane sonne comme une condamnation à mort. La rigueur de l'idéal conduit à l'anéantissement de soi (puisque la preuve est faite de l'impossibilité de vivre dans l'absolu revendiqué) et d'autrui (puisque sa personne doit être sacrifiée à l'autel d'un idéal dont elle ne s'est pas montrée digne). Pour Solal comme pour Don Juan, aucun moyen terme n'est acceptable entre l'absolue vertu et l'absolue débauche, la sainteté (« celle .qui rachète toutes les femmes », BS, p. 12) et l'animalité (« femelle, je te traiterai en femelle », BS, p. 13), le sens inconditionné et le nihilisme. Vivre les mythes occidentaux de l'amour, c'est donc les porter au terme de leurs présupposés, en déployer jusqu'au bout les prémisses : l'aspiration morale prêtée à Tristan et à Don Juan ne peut s'achever que dans l'apothéose ou le fiasco.

L'alliance contradictoire d'Éros et de Thanatos se traduit de multiples façons. Dans le cas du mythe de Tristan, par la conjonction d'un discours de la passion, plein de sève et de vie, et d'un travestissement en Juif pieux et délabré ; dans le cas de Don Juan, l'appropriation du mythe se fait au prix d'un autre coup de force symbolique. Devant Ariane qu'il séduit au Ritz, Solal ne cesse de jouer avec sa « cravate de commandeur » (BS, p. 297, 304), qu'il aime arborer en diverses circonstances et qui l'accompagne constamment. Ce réseau insistant d'allusions ne peut avoir qu'un sens. Il résume parfaitement l'originalité et le dilemme tragique du Don Juan juif, d'où il tire toute sa complexité mythique: celui de vouloir incarner à la fois Don Juan et le Commandeur, la transgression et l'interdit, le désir et la loi, l'instinct et sa censure.

Si antinomiques qu'ils puissent paraître à l'origine, les mythes de Tristan et de Don Juan se rejoignent in fine. Parce qu'ils ont porté l'ambition spirituelle au-dessus des possibilités humaines, ces mythes fondateurs donnent naissance à une mystique de l'échec et de la mort – qui apparaît chez Cohen comme la seule possibilité de vie morale en Occident. Plus exactement : pour l'individu qui prend au sérieux l'idéal impliqué dans les mythes nourriciers de l'Occident, il n'est de morale conséquente que celle qui, quand le sublime se dérobe, préfère la mort au compromis.

Ce qui est en jeu dans la critique des mythes occidentaux est donc plus complexe que ce qu'une première lecture (opposant un Occident dégénéré au monde rigoureux de la Loi juive) pourrait laisser croire. Si les mythes occidentaux étaient tout uniment des impostures métaphysiques, on ne comprendrait pas pourquoi Solal éprouverait à ce point le besoin de les incarner – non point satiriquement mais dans ce qu'ils ont de plus noble : le désir de dépasser la finitude, l'aspiration à la transcendance et au divin.

Les deux sotériologies

Comment rendre compte de cette ambivalence de Solal par rapport aux mythes occidentaux dont il entend à la fois montrer la grandeur et souligner les impasses ? Risquons ici une hypothèse : la position de Solal vient de ce que Tristan et Don Juan, les deux mythes fondateurs de l'amour en Occident, lui apparaissent avant tout comme des mythes chrétiens, ou plus exactement christianisés. Il n'est naturellement pas question d'attribuer au christianisme des enfants qui, non seulement ne sont pas les siens, mais apparaissent plutôt en contradiction avec sa morale et sa théologie. En revanche, il est non moins sûr que Tristan comme Don Juan – tels qu'ils sont interprétés par Solal – ne peuvent se concevoir en dehors d'une culture, une sphère de représentations, héritée du christianisme. La rechristianisation de l'une et de l'autre figure à l'époque romantique peut apparaître à certains égards comme une logique réappropriation de deux enfants prodigues : il s'agissait alors de discerner en quoi ces personnages en apparence si étrangers aux valeurs chrétiennes exprimaient peut-être malgré eux, et sous une forme encore confuse, profane ou hérétique, des aspirations au divin. Le récit de Cohen réfracte cette ambiguïté de statut des deux grands mythes de l'amour qui servent à la fois, dans ce qu'ils ont de pire, de repoussoir à ['idée de l'amour authentique glorifiée par le narrateur et, dans ce qu'ils ont de meilleur, de médiateurs un moment envisagés entre la vision juive et la vision occidentale de l'amour.

Il est désormais possible d'avancer le second moment de notre hypothèse. Païens en ce qu'ils sont l'un et l'autre fondés sur la beauté sensible, chrétiens en ce qu'ils postulent un dépassement nécessaire du sensible vers le divin, les mythes occidentaux revisités par Cohen reproduisent en réalité l'ambivalence chrétienne à l'égard du sensible et de la chair. L'ambivalence des mythes occidentaux de l'amour est l'expression de la destinée des valeurs chrétiennes dans une Europe sécularisée. Nul hasard si la pierre d'achoppement de toute la vision du monde d'Albert Cohen est la question du corps – sous ses diverses formulations : la nature, le désir, l'instinct, la chair ... – et si la question du corps et de l'Incarnation est, comme le rappelle Rémi Brague, au centre du rapport chrétien au monde. Cette question signe en même temps sa parenté et son différend avec le judaïsme:

Celui qui s'incarne est singularisé comme étant le Messie d'Israël et le Fils de son Dieu. Confesser l'incarnation a donc pour le christianisme deux conséquences: d'une part, la foi en l'incarnation est ce sur quoi judaïsme et christianisme s'opposent le plus radicalement; d'autre part, elle suppose, dans son affirmation même, que celui qui s'est incarné est bien le Dieu d'Israël. (R. Brague, La Voie romaine, Critérion, 1992, p. 159).

Or, cette importance inédite accordée au corps comporte des conséquences elles-mêmes fort contradictoires. Le christianisme, par le mystère de l’Incarnation (mais aussi, au moins dans le catholicisme ou l'orthodoxie, par le culte des saints et le culte marial), donne au sensible un rôle déterminant dans l'économie du Salut : la personne du Christ, envisagée comme se substituant à la Loi, donne à penser que le Salut peut intervenir par la médiation du corps. Mais, dans le même mouvement, le corps sanctifié par l'Incarnation est le lieu du péché, l'enveloppe chamelle dont les mystiques n'auront de cesse que de se défaire pour communier en esprit avec Dieu. Le psychanalyste Eugène Enriquez exprime ainsi les paradoxes du nouveau rapport au corps qui s'instaure avec le christianisme :

En inventant le péché de chair, le christianisme opère une transformation essentielle dans la structure de l'imaginaire. Chez les Juifs, Dieu incréé était totalement différent des êtres qu'il a façonnés, être de chair, de limon et d'argile. Le sacré s'annonce totalement transcendant.

Par contre, lorsque, chez les chrétiens, Dieu se fait homme, il risque d'être pris complètement dans cette corporéité, de susciter un nouveau paganisme. Aussi faut-il, à la fois, qu'il ait un corps et qu'il n'en ait pas. Cette contradiction n'est surmontable que si sa conception est extraordinaire [...], que si sa mère est immaculée, que si Joseph n'est qu'un témoin et non un père. Il ne peut avoir été créé par un acte de chair : en cela se joue son origine divine. Mais du même coup l'acte de chair (la sexualité) est la marque indélébile sur l'homme de son appartenance à l'humain et non au divin. Pour accéder au divin, pour pouvoir rejoindre Jésus, l'homme ne peut que se détacher de la chair. […] [Le christianisme] reconnaît donc la place centrale de la libido et il essaie immédiatement de la nier. (De la horde à l'État, Gallimard, 1983, pp. 290-291)

Si l'on admet cette hypothèse, la conception chrétienne de la sainteté est à la fois beaucoup plus incarnée que celle du judaïsme, dans la mesure où l'accomplissement des volontés de Dieu passe par la médiation d'intercesseurs sensibles (le Christ, la Vierge, les saints) se substituant à la Loi purement abstraite et transcendante ; – et beaucoup moins incarnée, dans la mesure où la sainteté chrétienne passe souvent par l'ascèse et une tendance à dépasser, voire à mépriser, les désirs et les besoins du corps humain, largement étrangère au judaïsme traditionnel. Malgré l'Incarnation, la rigueur du dualisme chrétien n'est pas douteuse.

Ce statut du corps comme intercesseur et comme malédiction se retrouve dans les deux mythes interprétés par Cohen : Solal, dans les deux cas, s'arrime à une expérience charnelle (son amour pour Ariane, érigée en déesse de beauté), contraire à la lettre de la Loi morale, mais dont il attend le «miracle», c'est-à-dire l'expérience d'un salut possible dans un amour reposant sur la seule force de l'âme.

Pour Solal aussi, il convient qu'Ariane ait un corps (c'est son indicible beauté qui est à l'origine de l'amour) et qu'elle n'en ait pas : dans la logique puritaine du personnage, Ariane est comptable de tous ses désirs, coupable d'être sensuelle, expie continuellement sa féminité charnelle. Condition de l'amour, le corps d'Ariane est sommé de renier sa corporéité. La beauté d'Ariane est cela même qui la désigne comme projection sensible d'un idéal et qui la condamne irrévocablement.

Ce qu'en un sens Solal cherche à éprouver à travers la mise en œuvre des grands mythes occidentaux de l'Amour, c'est la possibilité d'étendre à un monde profane, d'où Dieu est décidément absent, les catégories de l'expérience chrétienne du monde : spiritualisation du sensible, substitution de l'esprit à la lettre, des voies « intérieures » à la juridiction coercitive, du règne de la Grâce à celui de la Loi.

Aussi ne comprend-on que la moitié de la logique cohénienne si l'on interprète le débat moral de Solal comme le conflit entre les exigences de la Loi juive et l'appel païen de la chair. Le véritable enjeu est ailleurs. Solal n'est pas attiré par des femmes sans mœurs ; il est séduit par de « belles chrétiennes », c'est-à-dire des femmes qui doivent réconcilier l'idéal juif de pureté morale et le sens païen de la beauté, l'éthique du Sinaï et l'esthétique grecque. De cette réconciliation, le modèle chrétien, synthèse de l'esprit des prophètes et de la culture hellénique, semble apporter la promesse.

En d'autres termes, Solal cherche à retrouver la vérité morale du judaïsme en dehors des cadres coercitifs de sa Loi. Au fond, il s'agit de reconduire, transposée sur un plan séculier, une expérience chrétienne entendue comme l'expérience même de l'Occident (l'identification insistante de Solal au Christ n'a peut -être pas d'autre source). Or, quel meilleur terrain d'essai que « l'éternelle aventure de l'homme et de la femme » pour mettre à l'épreuve un débat qui, en même temps qu'il résume un différend théologique, exprime le sens profond de la fiction romanesque : celui qui oppose l'amour de la Loi à la loi d'Amour.

Le débat peut encore s'exprimer sous une autre forme, dont de nombreux développements précédents nous ont fait pressentir l'enjeu. Il s'agit de l'identité féminine de l'Occident.

Réduite à sa plus simple expression, la fiction de Cohen n'oppose pas l'Orient et l'Occident, ou le judaïsme à l'Europe : elle confronte les aventures amoureuses du héros en Occident à l'univers traditionnel du judaïsme. Solal, héros déchiré aux aspirations messianiques, oscille entre le rôle de « roi des Juifs » qu'il tient symboliquement à la fin de Solal ou dans la cave de Berlin, et une royauté érotique, exprimée dans des termes fort voisins quand, par exemple, les femmes apparaissent pour lui comme un peuple de substitution: « elles le consolent de n'être pas roi, car il est fait pour être roi [...]. Il régnera donc sur les femmes, sa nation, et il les choisira nobles et pures » (BS, p. 300).

Le judaïsme ou le féminin. Amour de la Loi d'un côté, amour des femmes occidentales de l'autre. L'opposition n'est pas si tranchée qu'elle le paraît. C’'est que, on l'a vu, il revient à la femme d'incarner un projet de Rédemption : Solal cherche à retrouver dans son rapport aux femmes ce qu'il a perdu dans son rapport à la Loi. Il entretient à l'égard de l'idéal humain représenté par la féminité une dévotion qui l'apparente à l'espérance messianique :

C'est la stupéfaction de mes nuits que les femmes, merveilles de la création, toujours vierges et toujours mères, venues d'un autre monde que les mâles, si supérieures aux mâles, que les femmes, annonce et prophétie de la sainte humanité de demain, humanité enfin humaine [...] qu'elles soient séduites par la force qui est pouvoir de tuer (BS, p. 321).

Ces paroles de Solal sont le strict pendant des nombreux passages qui font du peuple juif (ou de quelques-uns de ses membres) le représentant des temps messianiques à venir. Les termes en sont souvent voisins, qu'il s'agisse de 1'« humanité enfin humaine» – ou de la « sainte humanité de demain » : Salomon n'est-il pas quant à lui le « petit prophète des temps bienheureux où les hommes seront tous pareils à [lui[ » (Mangeclous, Gallimard, 1938, p. 96) ?

Il n'est pas sûr que ces deux perspectives soient conciliables, mais il est certain qu'elles sont toutes deux opérantes dans la fiction de Cohen, et rendent compte du mouvement de balancier qui donne à l'œuvre tout son rythme : le roman d'amour, la geste des Juifs. Or, ces deux versants de l'inspiration romanesque renvoient, comme le montrent les textes cités, à ce qu'on pourrait appeler le conflit de deux sotériologies.

Le salut par l'amour repose sur l'idée que la femme est, par nature, porteuse d'une « promesse de douceur, de sensibilité, de maternité » (BS, p. 304). La logique sous-jacente de cette affirmation consiste à s'abandonner en confiance aux inclinations de son cœur pour prêter à la femme la figure de l'idéal qui tire le pécheur vers le bien. L'amour des femmes est le « seul sentiment divin sur cette terre » (BS, p. 304), ressasse Solal. Dans le jeu de la Justice et de la Grâce, de la Loi et de l'Amour, la femme se situe évidemment sur le second plateau de la balance. La foi en la fonction salvatrice et rédemptrice de la femme peut exciper d'une grande partie de la littérature amoureuse occidentale et pourrait trouver son expression dans les paroles conclusives du Second Faust, où « L'Éternel-Féminin /Nous entraîne en haut » (trad. de H. Lichtenberger, Aubier-Montaigne, 1980, 259) («Das Ewig-Weibliche 1 Zieht uns hinan »).

Quoi d'étonnant alors que Solal, homme faustien rêvant la réconciliation de l'humanité avec ses idéaux, de l'espérance juive et du génie occidental (tout comme le Faust de Goethe entendait, par son amour pour Hélène la Grecque, célébrer les noces du romantisme et du classicisme), commence par projeter en Ariane la somme des idéalisations charriées par la tradition culturelle occidentale ? La femme salvatrice signifierait la possibilité pour l'humanité de se sauver par la seule force d'un Amour absolu. L'instant de grâce pure dans lequel Ariane est appelée à renoncer aux lois de nature est désigné à plusieurs reprises comme un « miracle ». Si l'Occident païen trouve sa sanction dans l'anomie barbare des nazis (culte de la force brute), le culte de l'Amour absolu et, lui aussi, hors de toute loi, apparaît comme la virtualité séculière de l'Occident chrétien.

À l'opposé de cette sotériologie amoureuse-féminine, le modèle juif se situe presque exclusivement dans le domaine de la Loi et de la Justice. C’est par leur soumission inconditionnelle aux commandements moraux que les Juifs peuvent figurer un idéal d'humanité, donner idée d'une vérité morale. Dans les deux cas, l'amour est bien la fin en même temps que la valeur séminale. Mais alors que la sotériologie féminine substitue purement et simplement l'Amour à la Loi, dans l'espérance d'un Salut qui s'opère par le miracle d'une soudaine révélation, la sotériologie juive se donne comme l’éducation laborieuse et lente de l'humain sous le joug de la Loi, et se fonde sur une méfiance obstinée à l'égard de toute immédiateté sensible.

D'où, comme on s'en doute, une suspicion presque pathologique à l'égard de la femme. L'une des premières mises en garde du rabbin Gama­liel consistait dans la dénonciation de la « charité », « plaisir des peuples féminins » (Solal, p. 35). Incarnation d'une Loi juive intransigeante, Gamaliel en figure l'essentielle masculinité. Toutes les principales figures juives de la fiction romanesque sont masculines, à commencer par les cinq Valeureux. Seule Rachel échappe partiellement à la règle, mais sa laideur la prive de toute la séduction dont sont parées les femmes européennes. À l'inverse, l'expérience occidentale de Solal se confond presque entièrement avec l'expérience de la femme : Adrienne, Aude, Ariane incarnent tour à tour le principe féminin de la civilisation occidentale.

Ce conflit des sotériologies renvoie à l'un des aspects cruciaux du rapport entre judaïsme et Occident. Dans la mesure où l'Europe a été largement modelée par un millénaire de christianisme, elle semble relever essentiellement de la sotériologie de l'Amour. Comme représentation idéale, l'Europe est femme, marquée par des valeurs essentiellement féminines, et la structure dominante de la fiction cohénienne (schème de l'homme juif séducteur de belles protestantes) rend compte de cette polarité sexuelle du mythe. Dès lors, l'échec de Solal au début de Belle du Seigneur semble signifier symboliquement l'impossibilité de penser l'humanité sous le seul signe d'un amour affranchi de la Loi, dans l'abandon confiant au mouvement du cœur.

Non pas que l'idéal en lui-même puisse être pris en défaut : mais dans un monde encore prisonnier des rapports de forces naturels, c'est la nature qui, finalement, dictera ses lois à l'amour et non l'inverse. Si bien que l'univers occidental, idéalement féminin, est pratiquement masculin : l'ordre viril règne parmi les nations d'Occident. La faiblesse féminine, de valeur qu'elle devrait être, s'inverse bientôt en soumission idolâtre au joug masculin de la force ; la babouinerie des mâles s'appuie sur la complicité admirative des femmes, et Solal n'a plus qu'à fustiger « le ravissement femelle devant le fort » (BS, p. 308), « la féminine posture » de servitude (p. 307), « les gros­ses sexuelles excitées par tant de virilités bottées » (p. 440) . Porteuse des valeurs vénérées par-dessus tout par l'auteur et son personnage, celles de la maternité, la féminité livrée à ses seules armes est impuissante à contrebalancer le règne tout-puissant de la force :

La mère, écrit Eugène Enriquez à propos du culte marial, ne peut jamais être le symbole de la loi. Elle peut l'être de l'amour, de la tendresse, du sentiment en général ; elle est l'expression de la chaleur charnelle, de la relation avec la terre. En cela, elle est le symbole de la libido (le passage « de la mariée à la vierge » ne fait pas disparaître l'aspect libidinal de la mère: il ne fait que le tempérer et le transformer en douce affection se répandant également sur tous) donc d'une des forces faisant bouger le monde. Elle ne peut donc prétendre à être ce qui peut réguler cette force. (op. cit., p. 160)

À l'inverse, le chemin de Rédemption tracé par le messianisme juif, par sa défiance à l'égard du sensible et surtout sa vénération exclusive de la Loi, porte une empreinte avant tout masculine. Le judaïsme est d'abord le monde du Père28, c'est-à-dire non du don gracieux, mais d'une dette jamais réglée envers un principe intransigeant et abstrait, et qui peut passer par une violence coercitive à l'égard des sens. Le rigorisme mosaïque ne semble exister que pour énoncer l'impossibilité pour l'humanité de se réconcilier jamais avec le divin, d'être en règle avec la Loi, bref : pour rappeler l'existence de l'irréconciliable au cœur de la nature humaine.

La loi d'antinature se dresse dans le récit de Cohen comme le mythe fondateur du judaïsme soumettant les corps et les âmes à une inflexible discipline. Le modèle est, on le voit, l'exacte antithèse du précédent, puisque la loi (paternelle, masculine) à laquelle se plient les Juifs est si rigoureuse qu'elle en devient pour ainsi dire castratrice –  elle soumet l'homme à un processus de dévirilisation. C'est ainsi que se trouve résolu un second paradoxe : originairement masculine, la société juive est téléologiquement féminine. Image dont le très maternel Saltiel, mais aussi Gamaliel aveugle, mais encore le pieux Jérémie et ses bottines de femme, donnent peut-être comme l'anticipation imparfaite.

L'Europe est objet de désir parce que l'Europe est femme, et l'Europe est femme parce qu'elle est chrétienne. L'Occident chrétien et le judaïsme ont tous deux en vue une « humanité humaine » qui se confond avec une axiologie féminine, c'est-à-dire essentiellement non-violente, loin des « machineries animales de virilité ». Mais l'idéal féminin du judaïsme transite par une loi d'essence virile, quand le culte de la douceur figuré par le féminin occidental semble proposer un accès immédiat au salut par l'expérience d'un absolu de l'amour. Pour être authentique cependant, cette expérience doit se nier comme expérience sensible et sensuelle, sous peine d'une réidentification toujours possible à l'érotisme païen.

Cohen, pénétré de sa science de l'inconscient, sait combien la cloison est mince entre la sublimité du cœur et la boîte de Pandore des instincts. Il ne suffit pas, semble suggérer le romancier, de suspendre des guirlandes aux cornes du taureau et de mettre des fleurs à sa bouche, comme le croyait la pauvre Europe, pour transfigurer en théophanie ce qui n'est jamais qu'une version élégante de l'amour vache. S'il y a quelque chose de désespéré dans la vision du monde d'Albert Cohen, c'est bien cette oscillation jamais résolue entre une loi sans désir et un désir hors-la-loi.

La société chrétienne d'Europe relève, à l'égard du judaïsme, de cette dialectique du même et de l'autre qui est l'espace même du désir et de la tentation – à égale distance d'une loi trop puissante et d'une absence de référence morale. C’est en tant que chrétien que l'Occident séduit, fascine, indigne Solal, puisque ce christianisme par définition toujours inachevé, toujours déchiré entre son tropisme juif et son tropisme païen, définit à lui seul le rapport toujours ambigu de l'Occident à ses propres idéaux.








ANNEXE.Voici des extraits du texte des Métamorphoses, source principale de la légende ; c'est sans nul doute de cette version qu'Albert Cohen a pu disposer : « Déposant le sceptre qui charge sa main, le père maitre des dieux [...] revêt l'aspect d'un taureau et, mêlé au troupeau, mugit et, dans l'herbe tendre, promène sa beauté. Sa robe est, en effet, de la couleur de la neige [...]. Sur son cou, font saillie les muscles; son fanon pend jusqu'aux épaules ; ses cornes sont petites, il est vrai, mais telles qu'on les pourrait prétendre faites de main d'homme, et plus diaphanes qu'une gemme d'eau pure. Rien de menaçant sur son front, de terrifiant dans son regard : tous ses traits respirent la paix. La fille d'Agénor l'admire d'être si beau, de ne donner aucun signe  d’humeur menaçante et combative ; mais, malgré cette douceur, elle n'osa pas d'abord le toucher. Bientôt, elle s'approche et tend des fleurs au mufle blanc. Le dieu amoureux est tout joyeux et, en attendant la volupté qu'il espère, il couvre ses mains de baisers. Il a peine maintenant, il a peine à différer le reste. Et tantôt il folâtre et bondit dans l'herbe verte, tantôt il couche son flanc de neige sur le sable fauve ; et, peu à peu, toute crainte disparue, il offre, tantôt son poitrail aux caresses de la main virginale, tantôt ses cornes aux chaînes des guirlandes de fleurs fraîches. La vierge, fille de roi, osa même, sans savoir sur quel dos elle se posait, s’asseoir sur l’échine du taureau. Alors le dieu, quittant insensiblement la terre et le rivage sec, effleure perfidement des pieds l'eau du bord, puis de là avance plus loin et emporte sa proie en pleine mer. emporte sa proie en pleine mer. Prise de peur, la jeune fille regarde derrière elle le rivage qu'elle quitte; de sa main droite, elle se tient à une corne, de l'autre elle s'appuie sur la croupe ; la brise fait onduler les vêtements frissonnants. » (Ovide, Les Métamorphoses, livre II, trad. de J. Chamonard, Garnier Flammarion, Paris, 1966). On le voit : la description d'Ovide peut déjà suggérer la complicité sensuelle de la femme et de la bête. (retour à l’article)



Note de l’auteur. Cette étude a initialement paru dans « Albert Cohen. Colloque du Centenaire », collection « Actes », textes rassemblés et présentés par Alain Schaffner, Roman 20-50, 1997, p. 111 à 128.

Un incident typographique lors de la composition avait rendu inintelligible le premier paragraphe de la page 113 (commençant par « Cette légende se prête… », finissant par « corrigée par Solal »). Nous avons ici rétabli ce paragraphe dans sa logique première. C’est donc désormais cette version numérique de l’article qui fait foi.