ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 02

ALBERT COHEN ET LA TRADITION LITTERAIRE : FILIATIONS ET RUPTURES/I

La publication des Cahiers Albert Cohen numéro 2 permet de mesurer le chemin parcouru par l'Atelier Albert Cohen durant l'année qui vient de s'écouler. Le Cahier numéro 1 mettait en évidence la double vocation de l'Atelier : celle de centre de documentation rassemblant les études cohéniennes et celle de séminaire de recherche collective. Ainsi avions-nous présenté dans le Cahier numéro 1 une étude consacrée au premier texte d'Albert Cohen, publié à la N.R.F. en 1922, annonciateur de l'œuvre à venir.

Le Cahier numéro 2 propose aux lecteurs un groupe de trois articles où leurs auteurs scrutent les œuvres majeures qui composent la grande saga des Solal. Ces études, issues en bonne partie des recherches menées au séminaire de l'Atelier sur le thème général de la « Présence des écrivains dans l'œuvre d'Albert Cohen », ont toutes un même objectif : explorer et élucider la signification des références et allusions à la littérature classique et moderne répandues à travers les livres d'Albert Cohen. Quelles fonctions remplissent ces références chez un écrivain qui se prétend privé de filiations littéraires ? Et de surcroît un écrivain dont le génie foisonnant et presque sauvage est armé d'une lucidité et d'une rigueur peu communes ? Où situer les rapports d'Albert Cohen avec les grandes perspectives littéraires de l'Occident ? Que de mystères à éclairer sur la genèse et l'élaboration d'une œuvre proprement étonnante à bien des égards !

Or, nous avons eu la bonne fortune de recueillir un précieux témoignage que nous publions en tête du Cahier, sous le titre : "A propos de la première version de Belle du Seigneur (1935 - 1938)". Nous le devons à Anne-Marie Boissonnas-Tilier à qui Albert Cohen dicta, il y a plus de cinquante ans, quelque deux mille pages qui constituent bel et bien une première version de Belle du Seigneur. Anne-Marie Boissonnas, alors une jeune fille de vingt ans, consciente d'assister à la création d'une œuvre exceptionnelle, se mit, pour elle seule, à tenir une sorte de journal. C'est ce témoignage inédit, unique parce qu'il est contemporain de la naissance de Belle du Seigneur, qu'elle nous a confié pour en assurer aujourd'hui la publication. Elle y a adjoint quelques pages d'explications et de commentaires, composées à une époque plus récente, pour éclairer les notes du texte d'origine.

Les trois études qui suivent ce témoignage, constituent le versant critique de notre volume. La première, de la plume d'Alain Schaffner, analyse « le sentiment tragique de la vie et ses sources littéraires dans l'œuvre d'Albert Cohen ». Notant la fréquence du terme « tragique » appliqué par Cohen à la condition humaine et juive, l'auteur souligne que ce terme intervient au point de rencontre des deux traditions - grecque et biblique - où se situent les livres de Cohen. Comment et à quel prix se fera, chez Cohen, la conciliation entre la perspective grecque d'une nécessité prédéterminée qui commande la résignation et la perspective juive de l'Alliance et de la Loi morale qui donne un sens à la vie et oriente l'espoir messianique ? Mais, observe Alain Schaffner, si Cohen a foi dans la Torah et dans le peuple d'Israël, qui en est le porteur, la foi en Dieu lui fait défaut. L'auteur met en évidence une vision propre à Cohen de la fatalité du malheur juif, une sorte de déterminisme atavique, analogue à la fatalité humaine qui unit tous les hommes : tous sont voués à la mort, tous sont tarés par leur nature animale, tous sont soumis au déterminisme génétique.

Alain Schaffner entend montrer que c'est l'incroyance fondamentale de Cohen qui lui permet de se réclamer de sources tragiques occidentales. Ainsi peut-on noter le « syndrome d'Antigone » dans le thème cohénien de la hantise de la mort et lesvisions des enterrés vivants. Il devient alors possible de comparer le héros cohénien, conscient de l'inanité de ses actes, aux trois figures clés de la tradition tragique : Oedipe, dont l'hybris s'apparente au caractère excessif et emporté de Solal ; Othello en quête de l'amour absolu, dévoré, comme Solal, par la jalousie ; Hamlet, déchiré par des exigences contraires, torturé, comme Solal, par l'indécision. Ces références sont explicites dans l'œuvre de Cohen, comme le sont les allusions aux figures tragiques du théâtre racinien. L'auteur note même que les structures de Belle du Seigneur s'apparentent à celles de la tragédie classique (cinq actes, trois unités), et souligne la vérité du théâtre tragique par rapport à la fausseté romanesque du mythe de la passion. Ainsi, explique l'auteur, Cohen réunit-il les préoccupations du judaïsme et les siennes propres.

Dans la seconde étude, intitulée « De Cervantès à' Cohen », Philippe Zard analyse les rapports du donquichottisme et de la littérature dans l'œuvre d'Albert Cohen. L'auteur, ayant souligné la pauvreté des références explicites au don Quichotte dans l'œuvre de Cohen, met néanmoins en lumière une parenté évidente entre l'inspiration et le projet romanesque de Cervantès et de Cohen. C'est dans Solal que, inopinément, le héros, ayant « parcouru en sept minutes » le roman d'un mondain, « décanté, dépouillé », anémique à souhait, pense à Sancho et aux Valeureux : pensée roborative, qui, en réunissant Sancho et les Valeureux, leur verve et leur vitalité, associe du même coup l'œuvre de Cervantès à celle de Cohen, et - pourquoi pas ? - la figure de don Quichotte à celle de Solal. C'est dans Belle du Seigneur, à propos de l'oncle Agrippa, qu'il sera question nommément de don Quichotte : Ariane, brossant un portrait de son « oncle Gri », « long et maigre », conclut : il « ressemble à Don Quichotte ». Philippe Zard relève plusieurs détails pittoresques susceptibles d'appuyer les ressemblances. Mais ce sont surtout les qualités morales de l'oncle Gri (vertu, pureté de cœur, naïveté, dévouement) qui en font le frère de don Quichotte, l'idéaliste, le redresseur de torts. Mais l'auteur voit des analogies bien plus profondes entre la démarche de Solal et celle du héros de Cervantès. Il rapproche la première scène de Belle du Seigneur : « l'exploit fou » de Solal, déguisé en vieillard juif édenté, vêtu de l'antique manteau du prophète errant, déclarant son amour à Ariane, de la fameuse « sortie » de don Quichotte qui, rendu fou par la lecture de tous les romans de chevalerie, va courir le monde, déguisé en chevalier errant, et « pratiquer ce qu'il a lu ». Solal, lui aussi, entend vivre jusqu'à l'extrême limite le mythe de la passion idéalisée et purifiée, thème éternel des romans d'amour. Don Quichotte, en vivant selon l'idéal romanesque de la chevalerie, et Solal selon celui de la passion amoureuse purifiée, entendent créer un nouvel ordre, un monde régénéré. Plus fondamental encore, les deux héros opèrent une « mise en contact de deux univers de valeurs » dont l'un a pour vocation déclarée de mettre l'autre à l'épreuve. Don Quichotte met à l'épreuve « les valeurs idéales de la chevalerie au contact du monde réel ». Solal met à l'épreuve les valeurs morales du ghetto atemporel et stable au contact du monde soumis au règne anarchique de la force brutale. Mais c'est dans la dernière partie de son étude que Philippe Zard aborde le lien essentiel qui unit Cervantès et Cohen. Il s'agit, chez l'un comme chez l'autre, d'une mise en question des rapports entre la littérature et l'existence. Si « Don Quichotte lit le monde pour démontrer les livres », s'il « interprète la réalité en fonction d'un précédent romanesque » (« le roman précède l'existence »), et s'expose, ainsi à faire face au divorce qui existe entre « les mots et les choses », il en va de même pour Solal. Le « fol exploit » tenté par Solal engage, lui aussi, la littérature et la représentation romanesque, sous forme du mythe idéaliste de la passion. Tout comme don Quichotte, Solal, prenant le mythe à la lettre, le met à l'épreuve de la réalité. Dans les deux cas, il est question d'une « folie littéraire », qu'il s'agisse des romans de chevalerie ou des mythes de l'amour.

Les deux œuvres, celle de Cervantès et celle de Cohen, sont des « romans contre le roman ». Leurs héros ne prennent au mot la parole des romans que pour mieux en dénoncer l'imposture - imposture dont les deux amants de Belle du Seigneur font tragiquement les frais, ne pouvant s'affranchir du roman conventionnel qui a codifié le modèle des amants sublimes. Selon Philippe Zard, l'écart entre les mots et les choses, déjà dénoncé de Cervantès à Flaubert par les tenants de la « vérité romanesque » contre le « mensonge romantique », est mis en cause de façon bien plus grave chez Cohen. Car son œuvre donne à la dénonciation des impostures une profondeur éthique sans réel équivalent. Philippe Zard conclut ainsi : dans la lignée de Cervantès, Cohen révèle au grand jour la « soumission de l'expérience aux lois perverses et fascinantes de la fiction ». Le premier a ressuscité un genre littéraire afin d'en montrer la malfaisance. Le second a écrit un « roman de la passion » à seule fin de détruire les mythes qu'il charrie.

Le troisième volet du triptyque, de la plume de Carole Auroy, s'attache à la question du « refus du paysage amoureux chez Albert Cohen ». Précisons : refus du paysage « poétique » conventionnel comme décor ou miroir des scènes amoureuses. L'auteur observe que, dans la perspective cohénienne, tout choix esthétique se doublant d'« un choix éthique, le refus du « paysage amoureux » est à chercher à la fois dans le refus du cliché « romantique » et dans la dénonciation des « forces de nature ». Si la passion, « élan brutal et séduisant », est « liée à un registre d'images naturelles, il ne convient pas que la représentation du cosmos accrédite ses faux prestiges ». Il est donc prévisible que la célébration lyrique du cadre naturel de l'acte amoureux sera, sinon totalement bannie, du moins promptement recouverte par des paroles de dérision Soucieuse de vérifier soigneusement ces hypothèses, Carole Auroy note des exemples, précieux par leur rareté, qui pourront éclairer son propos. La première nuit passée par le jeune Solal avec Adrienne est particulièrement révélatrice : « L'échange érotique, qui se joue dans l'intimité de la chambre, trouve dans le cadre naturel une gigantesque projection. » Tous les éléments cosmiques et « poétiques » sont présents : la « corbeille d'étoiles », le ciel courbé, les parfums, la « terre en chaleur », le « Souffle des jasmins » et le « chant de la mer ». Décor exaltant, rappel d'accents rimbaldiens (les Illuminations ; voir aussi la « corbeille d'étoiles » et les « effluves embaumées » du poème en prose, « Mystique »). Mais notons, dit Carole Auroy, que le décor est placé sous le seul regard de la femme. Et Adrienne, comme plus tard Ariane, rejoint ainsi la « légion lyrique » des femmes adultères, mise en évidence par Flaubert. D'autre part, même les échos littéraires dissimulent mal la « poétisation trop facile d'un instant d'extase », suivi d'ailleurs d'un ironique « et caetera », avec lequel Cohen casse l'élan lyrique. Le langage de la dérision appartiendra désormais à Solal qui, ironique et railleur, évoquera intérieurement les clichés « insupportables » et « surfaits » où se complaît sa bien-aimée. Et -comble de la dérision -, il en fabrique pour agrémenter son arsenal de séduction. Ainsi la formule : « départ ivre vers la mer ». Quand les amants vivront effectivement le « départ ivre vers la mer », le paysage méditerranéen, exalté lyriquement par Ariane, n'évoquera pour Solal que des images désertiques et mortifères. Là s'arrête la quête de « paysages amoureux », comme miroirs de scènes érotiques. Carole Auroy se tourne alors vers un réseau d'images lyriques suscitées par quelques rares moments d'illumination, liés à l'amour naissant, miré dans un paysage accueillant. Ce sera presque exclusivement le royaume d'un Solal solitaire. Telle est la vision matinale d'un héros exubérant, qui vient de couronner sa première conquête par une folle chevauchée face au soleil. C'est un hymne au cosmos éternel, ordonné et juste, aux couleurs éclatantes d'allégresse. On pouvait aisément y voir un chant sacré d'Hellas ou une évocation virgilienne, à coup sûr un texte chargé de symboles. Carole Auroy en note les résonances sacrées, mais préfère invoquer la symbolique juive des couleurs et des formes, empruntant des notions propres à la mystique juive. Évoquant la scène poétique du bain matinal, lors d'une rencontre inopinée entre Solal et Aude, Carole Auroy reconnaît les références à la mythologie païenne, mais également au récit biblique de la faute originelle. Elle en conclut à la « parole de vérité » suscitée par la confrontation entre symboliques érotique et sacrée. Poursuivant son exploration, elle découvre un « moment rare de grâce plénière » : une marche à l'aube, un amour naissant et partagé, un rapport euphorique avec la nature. Le pas de Solal « suscite le jour », tel le marcheur de l'« Aube » de Rimbaud. Tout est bénédiction et paix. Les plus petits habitants deviennent complices des hommes et de leurs angoisses, jusqu'à la libellule, « ,petit regard de Dieu » qui donne un sens au monde. Et Solal rit comme « le plus fou des fils de l'homme ». Référence claire en langage messianique. La langue symbolique est en effet chez Cohen « susceptible d'une double interprétation, érotique et religieuse », écrit Carole Auroy. Toutefois, ce moment béni est aussi éphémère que fulgurant. On retrouve, dès la première page de Belle du Seigneur, le marcheur matinal traversant la forêt, mais, cette fois, une forêt « d'antique effroi », un monde à l'état brut, d'une inquiétante étrangeté. Le marcheur, à nouveau désigné comme « le plus fou des fils de l'homme », est clairement chargé d'une mission rédemptrice, figure sacerdotale, porteur de la Loi du Sinaï. Ce sera « l'exploit fou » : séduire une païenne sous l'aspect d'un vieux juif prophète, et ainsi créer la « première humaine ». L'échec est connu. La sublimation du paysage amoureux débouchera sur une allégorie messianique.

Carole Auroy conclut sur une comparaison instructive et inattendue entre la marche dans le petit bois auroral de Solal (et sa répétition dans Belle du Seigneur) et le petit bois touffu des amants dans Une vie de Maupassant. Ce petit bois ressemble fort aux bois de Solal. Mais c'est le lien entre la nature et l'homme qui est radicalement autre. Dans Maupassant la nature saisit, pénètre les humains, qui éprouvent le désir de se fondre, voire de se perdre en elle, alors que Solal traverse le bois, marchant et méditant, prince solitaire, dominateur d'une nature qu'il entend exhausser vers l'humain. Le traditionnel paysage, reflet narcissique de l'acte amoureux, a été rapidement tourné en dérision, comme les clichés lyriques de la description. Mais le paysage amoureux, s'il est revêtu d'une plénitude symbolique, peut devenir le support d'une allégorie lourde de sens, où le héros s'aventure seul pour y méditer sur les exigences et la noblesse de sa condition d'homme.

Les trois auteurs ont tenté de cerner les ambiguïtés du personnage de Solal reflétées dans les questions qu'ils ont choisi d'analyser. En définitive, on s'aperçoit qu'il s'agit non seulement des relations entre Solal et le monde, mais des rapports entre l'univers contenu dans la tête et le cœur du créateur et les univers qui lui sont extérieurs. D'où l'intérêt des références littéraires — rares, précieuses, signifiantes.

Nous présentons dans le reste du volume les recherches, publications et événements intéressant les études cohéniennes. Barbara Weisbeck rend compte de sa recherche sur les fonctions de l'espace (espace extérieur du monde, espace intérieur de la conscience) dans Belle du Seigneur. Marta Caraïon, quant à elle, à travers une étude sur « la théâtralité dans les romans d'Albert Cohen », ouvre des perspectives stimulantes sur la rencontre et l'interaction, dans l'œuvre de notre auteur, de codes empruntés à des genres littéraires ordinairement séparés. Elle prolonge cette étude par une réflexion sur les deux adaptations théâtrales des œuvres de Cohen, réalisées en 1988 (Le Monde d'Albert Cohen) et en 1991 (Des Babouins et des Hommes) par Jean-Louis Hourdin. Enfin, nous avons inclus une recension des deux livres de Bella Cohen, traités comme un ouvrage d'un seul tenant

Denise Goitein-Galperin