"Belle du Seigneur"
Guy Duplat
source : http://www.lalibre.be/culture/global/article/754869/belle-du-seigneur-albert-cohen.html
Mis en ligne le 13/08/2012
Belle du Seigneur" est un monument de la littérature française, un ouvrage inclassable, génial, boursouflé, baroque et moderne, "chef-d’œuvre absolu"jugeait Kessel. C’est un des plus grands romans sur la passion amoureuse, comme "Les liaisons dangereuses". Et son "Seigneur", Solal, rejoint au panthéon des séducteurs, Don Juan, Julien Sorel et Fabrice del Dongo. Un roman d’amour qui est aussi une attaque très drôle et virulente des grandes institutions internationales, une ode au peuple juif et une déclaration d’amour à la littérature. Le plus étonnant est que lorsqu’il est publié en 1968, chez Gallimard, son auteur, Albert Cohen (1895-1981), a déjà 73 ans. Il disait vouloir, par cette brique de mille pages, " peindre une fresque de l’éternelle aventure de l’homme et de la femme ". Une ambition anachronique en 1968 quand le Nouveau Roman se veut court, neutre, non narratif. Que venait faire ce livre si romanesque, avec ses personnages épiques ? Mais le livre était à sa manière, inclassable, comme pouvait l’être "A la recherche du temps perdu" ou "Ulysse". Ils sont uniques en leur genre, sans précédents ni suites.
Albert Cohen vivait alors à Genève, loin des modes intellectuelles, avec sa troisième épouse, Bella Cohen. Il avait déjà publié, mais peu. Des romans baroques ("Solal", "Mangeclous") qui lui avaient assuré une notoriété auprès des intellectuels. Né à Corfou, il avait fait ses études avec Marcel Pagnol et une grande tendresse les réunissait. Il était aussi l’ami de Paul- Henri Spaak rencontré à Londres et c’est l’ex-Premier ministre belge qui le dissuada en 1948 de devenir ambassadeur d’Israël comme le lui proposait l’Etat juif. "Israël peut trouver dix bons ambassadeurs, mais il n’y a qu’un Albert Cohen", lui répondit Spaak. Il avait publié aussi, en 1954, un court récit, pur chef-d’œuvre, "Le livre de ma mère", dans lequel il évoquait sa mère pour sa nouvelle épouse.
"Belle du Seigneur", chef-d’œuvre tardif, immédiatement plébiscité par la critique et le public (plus de 500000 exemplaires vendus), reçoit le Grand prix du roman de l’Académie française. Cet écrivain obsédé par la mort (ses deux premières épouses étaient mortes très jeunes) gardait intacte une sève où il devait puiser la force d’écrire jusqu’à sa mort. Albert Cohen ne voulait pas expliquer son œuvre. Quand on l’interrogeait sur sa manière de travailler, il répondait : "je ne parle jamais des rapports intimes. On ne parle pas d’un acte d’amour". Espérons que ce roman, jugé intransposable au cinéma, retrouvera un nouveau public cet automne, si le film annoncé de Glenio Bonder avec Natalia Vodianova et Jonathan Rhys-Meyers tient ses promesses. Mais quoi qu’il arrive, plongez-vous dans cet océan de passions, vous ne le regretterez pas.
Dès la première phrase, le ton est donné : "Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et églantiers suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr de sa victoire. À deux reprises, hier et avant-hier, il avait été lâche et il n’avait pas osé. Aujourd’hui, en ce premier jour de mai, il oserait et elle l’aimerait".
Lui, c’est Solal, haut fonctionnaire à la Société des Nations à Genève (on est en 1935), Français d’origine juive venu de l’île de Céphalonie. Il est un Don Juan, un grand séducteur. Il veut sa proie. Elle, c’est Ariane d’Auble, épouse d’Adrien Deume. Elle est issue d’une vieille famille calviniste de Genève et a épousé un fonctionnaire belge de la SDN, homme obnubilé par sa carrière, mesquin, velléitaire, paresseux, vaniteux, un médiocre touchant qui ne rêve que de grimper dans la hiérarchie.
"Belle du Seigneur" est d’abord l’histoire de cette passion. Elle débute par la séduction, vive, brutale. Solal pénètre dans la chambre d’Ariane, déguisé en vieux juif. Comme elle le rejette, il enlève son déguisement et lui annonce qu’il la séduira coûte que coûte : "Je t’aurais emportée en croupe glorieusement, vers le bonheur qui te manque. Mais je n’ai plus envie maintenant. Femelle, je te traiterai en femelle, et c’est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux". " Il lâcha les rênes, se mit debout sur les étriers, bras écartés, haute statue de jeunesse, riant et essuyant le sang de la paupière qu’elle avait blessée, sang répandu en traînées sur le torse nu, bénédictions de vie, ô le cavalier ensanglanté, riant et encourageant sa monture et lui disant des mots d’amour."
Il manœuvre pour éloigner le naïf Adrien Deume et c’est le temps de la passion amoureuse. Avec "Ariane religieuse d’amour, Ariane et ses longues jambes chasseresses, Ariane et ses seins fastueux qu’elle lui donnait, aimait lui donner, et elle se perdait dans cette douceur par lui, Ariane qui lui téléphonait à trois heures du matin pour lui demander s’il l’aimait et lui dire qu’elle l’aimait, et ils ne se lassaient pas de ce prodige d’aimer". " Je suis la belle du seigneur, lui disait-elle." "Solal et son Ariane, hautes nudités à la proue de leur amour qui cinglait, princes du soleil et de la mer, immortels à la proue, et ils se regardaient sans cesse dans le délire sublime des débuts."
Mais pour Albert Cohen, l’amour passion est impossible. Solal explique dans un chapitre ce qu’est la conquête amoureuse qui oblige à faire étalage de "toutes ces babouineries, ces gorilleries" pour convaincre la femme, alors "que j’aurais tant aimé qu’elle vienne s’asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil, moi couché et lui tenant la main ou le bas de la jupe, et elle me chantant une berceuse". Solal rêve de n’avoir pas à séduire et rêve d’une femme à l’amour tout oblatif,"chimiquement pur". Ce que Solal et Ariane vivent n’est qu’une parodie de l’amour. La passion est destinée à mourir. La fin du roman ne peut être que la mort. Ariane avoue à Solal qu’elle a eu un amant avant de le connaître et Solal en meurt de jalousie. Il se montre odieux et le couple en arrive à se suicider, gorgé d’éther, dans une chambre du Ritz. Albert Cohen montre la grandeur factice, mais aussi l’imposture de l’amour passion, un mythe auquel il a pu sacrifier dans sa jeunesse. Il rêve d’un amour biblique dont sa mère restera toujours le modèle contre son père qu’il a rejeté. "Je me raconte une fois de plus que mon père n’est pour rien dans ma naissance et que je suis né de la magie d’un prince, d’un père magnifique que je ne connaîtrai peut-être jamais", écrira-t-il.
Mais "Belle du Seigneur" n’est pas qu’un roman sur l’amour. Il est aussi une fresque sociale grinçante, pleine d’humour. Dès le début, on est séduit ou irrité par le style d’une audace royale mais d’une grande lisibilité, qui peut mêler de longs monologues intérieurs sans ponctuations, des tirades baroques, des répétitions et des morceaux d’anthologie drôlissimes. On découvre la tante d’Ariane et ses beaux-parents, pétris d’une stupidité bourgeoise et bien-pensante où il est inconvenant de dire à table que le potage est trop salé. Mais c’est surtout la description d’Adrien Deume dans son bureau de la SDN qui est formidable : comment passer une journée entière à ne rien faire d’autre que soliloquer, admirer son agrafeuse, s’admirer dans le miroir, calculer ce qu’on gagne de plus qu’un fonctionnaire à Bruxelles. C’est une critique universelle de tous les grands organismes. Mais Cohen nous touche car, en fustigeant la bêtise, c’est notre propre sottise qui nous saute aux yeux et nous emplit la bouche d’un goût amer. Un livre qui casse l’orgueil comme il casse l’amour passion.
L’histoire se déroule avant-guerre, et Cohen évoque aussi la lâcheté de la SDN qui licencie Solal coupable d’avoir dénoncé les pays qui refusent d’accueillir les Juifs persécutés. Car "Belle du Seigneur" est aussi un monument de la littérature juive. On sent chez Solal une constante angoisse et une permanente oscillation entre le désir d’intégration et celui de rester fidèle à la judéité. Le roman est aussi un hymne au peuple juif à travers les bouffonneries des cinq Valeureux, membres de la famille Solal et qui parlent de manière si savoureuse et à travers la naine Rachel, la seule vraie amie de Solal.
On dit parfois que ce sont les personnages secondaires qui sont les plus attachants. Mais Solal et Ariane resteront à jamais des héros de l’amour tragique, comme Roméo et Juliette. À sa sortie en 1968, François Nourissier écrivait : "Si vous ne l’avez pas encore lu, n’hésitez plus ! C’est un roman comme une culture en produit une douzaine par siècle." Il invoque Proust, Jouve, mais aussi Chaplin et les Marx Brothers. "Un livre où l’on sent couler l’inépuisable désespoir d’un homme qui a vu le mépris envahir son univers, mais aussi livre de joie, hymne à la beauté de la femme, à l’ivresse du bonheur." Kessel disait qu’il l’avait lu toute une nuit, n’ayant pu s’endormir "à la fois d’admiration et d’angoisse."
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