ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen mythobiographe par Evelyne Lewy-Bertaut

Albert Cohen mythobiographe. Une démarche de création d'Évelyne Lewy-Bertaut


Deux catégories de critiques pratiquent le genre de la recension, le « généraliste », professionnel de la littérature plus ou moins familier de l’auteur cible, et le « spécialiste », qui peut se réclamer d’une longue fréquentation de l’œuvre et de son « ombre » – nouvelle façon de désigner le corpus érudit d’accompagnement. Appartenant au second groupe, dans le cas de Cohen, je sais d’expérience qu’une très grande intimité avec des textes suscite une sorte de syndrome de la « chasse gardée » qui rend, parfois, réticent à des vues novatrices et fécondes mais divergentes. Pour ma part, je l’avoue d’emblée, la lecture du travail d’Évelyne Lewy-Bertaut m’a donné le plaisir double d’une rencontre et d’une découverte. Plaisir de la découverte d’une approche novatrice du « biographique » revenu en force, ces dernières années, pour occuper une place centrale dans le champ des recherches littéraires. Plaisir de la rencontre, par la convergence de nos conclusions sur certains aspects, majeurs à mes yeux, de l’œuvre cohénienne.

Si ce livre n’est pas le premier d’inspiration psychanalytique à être consacré à Cohen, il se démarque des autres par son approche décalée, car il s’attache moins à explorer l’interaction entre la personnalité de l’auteur et son microcosme imaginaire, qu’à suivre l’artiste, dans sa  « démarche de création », ainsi que l’annonce le sous-titre. En nous proposant une méthode d’analyse de l’acte créateur, Évelyne Lewy-Bertaut nous invite à (re)visiter les lieux banals – au sens premier d’espace communautaire – où s’accomplit la transmutation de l’expérience humaine commune en œuvre d’art : questionnement identitaire et problématiques familiales, rapport à la société et à l’histoire sont les mots-clés de cette aventure existentielle.

Par un mimétisme bien connu des cohénophiles,  ce livre érudit est pimenté de titres expressifs : « Mordre : Rose, éros, oser », « Les louis de Louise » , « Bosse, Carabosse, carrosse », « Des sphincters à la Sphynge »… Ces bonheurs du langage agrémentent la lecture d’un texte dense (près de 400 pages), qui sait aussi contourner élégamment les pièges du traité jargonnant pour happy few initiés, en accompagnant les notions psychanalytiques de définitions précises et concises.

Sous les dehors d’une monographie concentrée sur un auteur, ce volume propose au lecteur une théorie interprétative et une méthode d’investigation qui plongent leurs racines pour l’essentiel, dans la critique thématique des profondeurs de Charles Mauron – avec sa théorie du « mythe personnel » – et dans le roman familial freudien ré-élaboré par Marthe Robert, pour sa version littéraire.

Le choix d’Albert Cohen comme ‘case study’ s’explique par les raisons suivantes : polygraphe qui a pratiqué indifféremment, et dans la démesure, la fiction et l’écriture de soi, la poésie lyrique et épique, la prose journalistique engagée et le théâtre, et le mélange, implosif et baroque, des genres dans le grand œuvre romanesque, l’artiste échappe aux classifications. Par ailleurs, le recours au brouillage systématique des traces – ébauches, brouillons, épreuves et autres avant-textes – rend impossible l’accès au chantier du créateur, nécessaire au travail exploratoire de la critique génétique.  Enfin, simultanément, l’écrivain dessine un espace autobiographique où s’inscrit l’ensemble de ses écrits. C’est que, dans un jeu subtil d’exhibition et de masquage, le créateur cherche à réaliser son rêve démiurgique d’autocréation, qui ferait de lui le fils immaculé de ses œuvres.

La méthode proposée ici permet de contourner ces obstacles car, ainsi que l’annonce l’introduction, elle explore le parcours « mythobiographique » de l’écrivain qui « s’élance du ‘mythe personnel’ exprimé dans l’œuvre pour rejoindre les figures mythiques collectives. » (p.8). Il s’agit en somme de suivre le processus de création à travers l’interaction entre les premiers modèles archaïques, héroïques de l’enfant et les représentations mythiques élaborées de l’écrivain. Ainsi s’annoncent les deux parties de l’analyse. La première qui relève plutôt de la quête s’intitule de manière significative « À la recherche du mythe personnel : entre l’être et l’avoir ».

Y sont traitées les problématiques fondamentales de l’identité humaine, à travers les relations familiales, placées sous « le signe  de Méduse » dans une thématique de l’œil et de la dent (voir et savoir, absorber et expulser), et sous le signe de Narcisse avec une thématique du miroir et de la mort. La seconde partie, « La mythobiographie ou l’invention de soi » se préoccupe davantage de la création personnelle de l’artiste envisagé dans sa spécificité, dans son individualité, dans son historicité. J’avoue une préférence pour cette partie, par ses implications sur la réalité où nous, lecteurs de Cohen, sommes directement et  personnellement impliqués. Ce n’est pas un hasard si le dernier chapitre de cette (en)quête mythobiographique, consacré au langage, est fort justement intitulé par Évelyne Lewy-Bertaut « De la matrice verbale à la voix prophétique », car Albert Cohen est un virtuose de l’oralité, dans la présence fulgurante d’une parole vive.

Introduction théorique et illustration méthodologique à l’analyse mythobiographique, ce livre devrait être le prélude au défrichement d’un champ fécond. Évelyne Lewy-Bertaut propose, en fin de parcours, d’autres sujets d’investigation : Rousseau, Sartre, Yourcenar, Leiris, Proust et… Freud. À qui le tour ?

Judith KAUFFMANN