ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen à Marseille par Joelle Garde et Christian Ramade

Albert Cohen à Marseille, intimités et errances, textes de Joëlle Garde, photographies de Christian Ramade, Images En Manœuvre Editions, 2003

Joëlle Gardes est non seulement une linguiste de grande renommée, non seulement une spécialiste de la poésie, tout particulièrement de Saint John Perse, mais aussi un écrivain auteur, entre autres, de deux romans, Ruines (1998) et La Mort dans nos poumons (2003). Elle a créé et dirige avec le photographe Christian Ramade une collection « Textes avec vues » chez Images En Manœuvre Éditions, qui « propose le regard croisé d'un écrivain et d'un photographe sur un artiste et sur des lieux qui ont compté pour lui ».

Avec Albert Cohen, le regard de Joëlle Gardes et de Christian Ramade se fait intimiste, subjectif et très empathique, presque fusionnel avec celui d'Albert Cohen : l'un et l'autre sont comme lui des enfants du Midi et, pour Joëlle Gardes, de Marseille en particulier.

Cela donne un petit livre (du format 13x17 de ces albums où l'on met les photos des êtres les plus chers, faciles à transporter, toujours prêts à être regardés, montrés, contemplés), original dans sa présentation et dans son contenu, dans lequel finalement les auteurs permettent au lecteur d'entrer dans la géographie mentale du jeune Albert.

Le livre se compose de deux grands chapitres, entrecoupés de photos de Marseille : le premier intitulé « Enfances marseillaises » alterne des textes en italiques évoquant l'enfance de J. Gardes et des textes évoquant l'enfance d'Albert, reconstituée grâce à ses écrits, tout particulièrement Le Livre de ma mère et Carnets 1978. La ville est abordée par la mer, d'abord par le hublot d'un ferry photographié en première page, puis par le vœu de J. Gardes (« je me suis promis que je reviendrai à Marseille pour le pèlerinage de Notre-Dame-de-la-Garde »), enfin par le regard de l'enfant arrivant d'Orient, tel qu'on peut l'imaginer.

Aux gestes de Louise Ferro répondent les gestes de la grand-mère de Joëlle ; les deux enfants, à quelques dizaines d'années d'intervalle, ont connu presque le même Marseille, semble-t-il, avec ses épiceries, ses petits métiers : « J'achetais des violettes pour ma mère ou ma grand-mère à la bouquetière au tablier à rayures et au châle noué dans le dos. Je ne peux plus respirer l'odeur du mimosa sans revoir le petit étal, en plein vent, au coin du boulevard d'Athènes et des allées de Meilhan et ma gorge se serre. » (p. 23)

Les pas de l'une croisent et recroisent les pas de l'autre, promenade adossée à de magnifiques clichés de lieux quasiment mythiques pour les lecteurs de Cohen : d'abord les lieux de l'enfance, la rue des Minimes, où se trouvait l'appartement familial, le cours Julien, tout proche, une « ancienne cuisine marseillaise », des persiennes et des rideaux de dentelle derrière lesquels se cache un chat, le lycée Thiers, et un peu plus loin, clins d'œil à un Marseille partagé avec Marcel Pagnol, le ferry boat du port, ainsi que le légendaire Bar de la Marine ; des lieux romanesques ensuite, comme le cours Lieutaud et surtout, à la fin de ce premier chapitre une grande photo en double page de l'hôtel Noailles (p. 42-43) au milieu d'un éclairage clinquant mais d'un froid bleuté de petit matin pas toujours gai, comme en connurent Ariane, Isolde et Solal.

L'épisode du camelot, fondateur de l'écriture et de la schize cohéniennes, scinde aussi la géographie de Marseille : l'analyse qu'en fait Joëlle Gardes-Tamine est simple et lumineuse, permettant de s'approprier les lieux cohéniens pour qui n'est pas de Marseille : « La géographie de Marseille dessine deux zones séparées à jamais par la fracture produite par une insulte, en ce jour lointain de ses dix ans. Le quartier de la Plaine et celui de la gare. La douceur de l'appartement familial et les chambres anonymes des hôtels où les amants viennent mourir pour retrouver ensemble le tendre paradis de leur enfance » (p. 39). La gare, bien sûr, et ses trains, instruments impassibles de l'anéantissement des camps, qui prendra une importance si grande dans O vous, frères humains.

Christian Ramade illustre magistralement ce moment par un cliché (p. 33) en noir et blanc – alors que tout est couleur dans le reste du livre – d'un mur nu, pisseux et décrépi, un mur avec de grandes stries verticales, comme des flammes ou comme des larmes, pouvant faire penser au mur de la honte ou au mur des Lamentations, un mur démesuré, au regard d'une toute petite silhouette masculine, soigneusement effacée (et non pas seulement « floutée » comme on dit maintenant), dont il ne reste que LA chaussure (oui, au singulier, regardez bien la photo) qui garde quelque matérialité. Et ce mur comporte des lignes blanches, horizontales, bien rectilignes, contrairement aux stries verticales, peut-être, si l'on veut garder un regard optimiste, les lignes de l'écriture à venir du jeune Albert ?

Le deuxième chapitre « Errances » prend un peu plus de distance, en nous racontant de façon plus classique, plus factuelle (« Albert Cohen est né à Corfou en août 1895… ») la vie de l'artiste ; de même, les photos présentent des aspects tout à fait modernes de la ville comme des tags (magnifiques) et des clichés du port et de la mer, qui nous rapprochent davantage du monde des Valeureux, avec notamment une photo très grecque de la Baie des Singes.

Dernière originalité de ce petit ouvrage : il comporte une troisième partie qui est la traduction en anglais du texte de Joëlle Gardes.

En conclusion, je dirais qu'il faut remercier les auteurs de ce petit livre, qui nous embarquent (voie maritime oblige) dans une promenade cohénienne intimiste, poétique et, pour moi qui ne suis pas de Marseille, souvent exotique et dépaysante, ô combien rafraîchissante, donnant à sentir, à toucher comme la palpitation de l'œuvre de notre cher Albert !

Claire STOLZ