ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen dans son siècle, par Alain Schaffner et Philippe Zard (dir.)

En septembre 2003, trente-cinq spécialistes de l'œuvre d'Albert Cohen (1895-1981) étaient inscrits au programme du colloque consacré à cet auteur qui se réunit pendant une semaine à Cerisy-la-Salle, colloque organisé par Alain Schaffner et Philippe Zard et intitulé "Albert Cohen dans son siècle". En 2005, les actes de ce colloque se trouvent publiés, sous le même titre, aux éditions Le Manuscrit avec la coopération de l'Atelier Albert Cohen et du Centre d'Etudes du Roman et du Romanesque de l'Université de Picardie-Jules Verne. Les organisateurs avaient initialement assigné deux tâches à cette rencontre : d'une part « faire le bilan des approches existantes » parmi les études cohéniennes, de l'autre « les confronter pour frayer des voies nouvelles à la recherche » (14). Leur but se trouve largement atteint dans ce « volume imposant » (20) de 519 pages qui regroupe non seulement vingt-quatre communications d'excellente qualité mais aussi une bibliographie considérable des œuvres de Cohen, de ses entretiens, des émissions radiodiffusées et télévisées avec ou sur cet auteur, ainsi que de la recherche qui lui est consacrée, incluant livres, articles, numéros spéciaux et recueils d'études, thèses et habilitations non publiées. Ce volume est impressionnant autant par son épaisseur que par la profondeur et l'étendue des réflexions que l'on y trouve page après page. Les assidus de la recherche cohénienne et les lecteurs des Cahiers Albert Cohen y reconnaîtront d'ailleurs la plupart des noms des participants, venus non seulement de diverses universités et instituts de recherche français mais aussi d'Israël, de Suisse et des Etats-Unis. Les études y sont judicieusement regroupées en six parties qui examinent les versants religieux, historico-politiques, éthiques, mythiques, esthétiques et littéraires de l'œuvre d'Albert Cohen selon l'organisation suivante :

Ecriture et judéité : la fiction des origines

Ecriture et politique : Albert Cohen dans l'Histoire

Ethique et esthétique : la question des valeurs

L'élaboration imaginaire : le romancier et ses mythes

Eléments d'une esthétique : technique et vision

Ouvertures : Albert Cohen en Israël

La première partie, consacrée à la position problématique de l'auteur vis-à-vis de ses origines judaïques, débute avec l'étude d'André Benhaïm qui discute de la présence de la synagogue - visible et surtout cachée - qu'il découvre à la fois dans l'œuvre de Proust et dans celle de Cohen. Norman David Thau - à qui le volume est dédié - compare ensuite les représentations du judaïsme et des Juifs chez Zangwill et chez Cohen, remarquant que ce dernier tend à « faire l'éloge du judaïsme, sans montrer de Juifs » (62). Jack Abecassis se tourne vers l'unique pièce de théâtre écrite par Cohen, Ezéchiel, trop souvent ignorée par la critique cohénienne et examine la réception de cette pièce en 1933 lorsqu'elle est présentée à la Comédie-Française. Abecassis développe ici certains éléments de la conclusion de son livre Albert Cohen. Dissonant Voices paru en 2004 (The Johns Hopkins University Press). Evelyne Léwy-Bertaut, enfin, étudie le pôle judaïque plus ou moins conscient de l'écriture cohénienne, depuis les tout premiers textes et les réflexions théoriques sur la littérature jusqu'à la mise en pratique dans les romans, lieu privilégié pour les infléchissements et les inversions qui construisent un « univers de reflets et de doubles » dans lequel « le motif qui prédomine est le masque, le déguisement, donnés comme vérité du personnage » (95).

La deuxième partie se tourne moins vers la fiction d'Albert Cohen que vers les écrits dits de circonstance publiés pour la plupart dans les années 1940. La communication de Catherine Nicault, basée sur des archives souvent inédites, détaille les activités de Cohen dans le cadre de diverses organisations sionistes pour lesquelles il travailla à certaines périodes de sa vie, en 1925-1926, à Paris en 1939-1940 et à Londres de 1940 à 1944, des expériences finalement décevantes et inabouties. L'étude de Adeline Wrona analyse les trois étapes qu'elle perçoit dans l'écriture historique de Cohen dont elle examine l'évolution depuis le rôle de porte-parole pour la nation juive, puis de défenseur de la patrie française et enfin de porteur d'un discours messianique. Laure Michon-Bertout développe les idées du premier chapitre de son livre qui traite de L'écriture de l'Histoire dans l'œuvre d'Albert Cohen, publié en 2005 (Presses Universitaires de Caen), et scrute les textes publiés entre 1941 et 1943 dans La France Libre pour dégager l'« ethos prophétique » (148) qui permet aux textes de circonstance d'aller au-delà de la simple propagande et de leur garder une valeur littéraire qui les intègre dans l'ensemble de l'œuvre cohénienne, dont Michon-Bertout souligne par ailleurs la « porosité » (135). Catherine Milkovitch-Rioux, quant à elle, établit en quoi deux hommes aussi différents qu'Albert Cohen et Raymond Aron (philosophe et rédacteur en chef de la revue La France Libre dans laquelle Cohen publie la plupart de ses textes de guerre) se rapprochent dans leur lutte contre l'Allemagne nazie. Enfin, Philippe Zard conclut cette partie en montrant la façon dont Albert Cohen, Thomas Mann et George Steiner reprennent des propos de Hitler tels qu'ils ont été révélés par deux textes d'Hermann Rauschning pour y répondre à leur façon, à la fois dans leurs écrits de circonstance (pour Mann et Cohen) et dans leurs écrits romanesques (pour les trois auteurs). Zard souligne en particulier l'ambivalence et l'« iconoclasme spécieux » de Steiner et leur oppose le refus de Thomas Mann et d'Albert Cohen « de laisser le "problème humain" se résoudre dans les équations simplistes de l'ennemi » (203).

Dans la troisième partie, deux chercheurs opèrent un face-à-face a priori surprenant entre Cohen et Louis-Ferdinand Céline. Frédérique Leichter-Flack considère la manière dont une condamnation moraliste commune aboutit à deux attitudes antithétiques (haine chez Céline et tendresse de pitié chez Cohen) qui entraînent l'opposition de « l'éternel enfant de dix ans contre le camelot célinien » (221) tandis que Jacques Lecarme discute de l'antisémitisme à travers les représentations et les rôles de la S.D.N. dans l'œuvre de ces deux auteurs dont il souligne les points communs dans la mesure où tous deux sont « à la fois inventeurs d'un langage inouï, créateurs d'un monde imaginaire, grands révoltés devant l'injustice du monde réel » (236). Dans son étude sur la « mutation du couple » (237) formé par Solal et Ariane, Pierre Varrod montre que dans Belle du Seigneur, les descriptions cohéniennes qui semblent suivre le nouveau modèle conjugal fondé sur l'amour, l'égalité des sexes et la liberté de la femme, correspondent en fait au vieux modèle d'avant 1968 (date de parution de ce roman), habilement déguisé par les apparences. Anne Simon analyse ensuite les bestiaires cohéniens et examine la façon dont l'utilisation et la présence problématiques des animaux reflètent les ambivalences externes (chronologiques) et internes (théoriques) contenues dans la notion d'antinature chère à l'auteur. Judith Kauffmann, enfin, définit dans un premier temps puis offre de nombreux exemples de l'incongruité et de la démesure qui parcourent l'œuvre d'Albert Cohen. À partir de ces illustrations, Kauffmann révèle un auteur qui est à la fois moraliste, humoriste et mémorialiste, ce qu'elle dénomme d'une façon innovante un « humorialiste » (285).

La quatrième partie se tourne vers l'imaginaire des mythes littéraires et religieux pour en évaluer la présence et les transformations dans la fiction cohénienne. Après avoir souligné la « dimension quasi mythique » (311) des Valeureux, Marie Dollé recommande cependant de ne pas réduire l'imaginaire cohénien à une simple opposition Orient versus Occident car selon elle l'auteur parvient à créer un espace de conciliation entre ces deux pôles, en particulier dans son utilisation de la langue française orientalisée ou peut-être tout simplement « cohénisée ». À partir des analyses de René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, l'étude de Carole Auroy-Mohn considère ensuite les phénomènes de médiation mis en jeu dans les relations amoureuses triangulaires dans Solal et dans Belle du Seigneur. Olivier Sécardin utilise le texte d'Ulysse comme prototexte et discute des rapports entre Cohen et Homère. Il examine à tour de rôle les Valeureux et Céphalonie, l'éternel féminin et Solal et termine son étude avec une discussion sur l'activité ontologique de la littérature comparative. Alain Schaffner clôt cette partie avec une étude sur le « romanesque des romans » et les « romans du romanesque » (373). Après avoir examiné la façon dont les définitions du romanesque (de Souriau et de Schaeffer) s'appliquent certes à Cohen mais restent trop restrictives, Schaffner accentue l'importance de cette « dimension essentielle » (374) de l'esthétique de l'auteur, « à la fois gage de son efficacité et une des cibles qu'il se propose d'anéantir » (370)

La cinquième partie cerne de plus près le processus même de l'écriture et commence avec un article de Julie Sandler qui met en évidence la fonction narrative des débuts et des entrées dans les romans de Cohen. Sandler montre tout ce que l'enthousiasme visible de l'auteur pour les commencements peut cacher d'ambivalence envers ce qui suit, c'est-à-dire envers le passage du temps et le cheminement vers la mort. Marta Caraion analyse ensuite les rôles du miroir et de la page blanche dans l'écriture cohénienne, entre mise en scène, création d'un interlocuteur, mise à distance du lecteur qui, d'abord antisémite, ne redevient frère que dans la mort. Selon Caraion, le miroir permet avant tout de métamorphoser la réalité, tout comme l'écriture transforme le réel en fiction, car il « signifie ce dédoublement que l'écriture réalise » (403. L'étude de Claire Stolz propose une « confrontation entre phrases cohéniennes et phrases sarrautiennes » (430) et se penche tout particulièrement sur les phrases longues, les sous-conversations dialogales et les phrases averbales pour relever les éléments polyphoniques et ironiques, pour souligner les différences et surtout les ressemblances et enfin montrer la façon dont le travail des deux écrivains sur la phrase relève de la recherche de leur temps et les situe au centre de la littérature des années 1950-70. Anne-Marie Paillet, enfin, dans une étude détaillée de l'adjectif cohénien, discute des néologismes, des positions et des emplois inhabituels des adjectifs, et considère la façon dont leur utilisation se fait miroir du message et des intentions de l'œuvre cohénienne en ce qu'ils sont à la fois familiers et pourtant surprenants, trouvant leur place dans « une sorte d'écriture de l'évidence qui s'allie à la surprise » (456.

La dernière partie, plus courte, offre deux études qui examinent la réception de l'œuvre de Cohen en Israël. Selon Vera Korine-Shafir, la quête identitaire solalienne est aujourd'hui présente dans de nombreux livres d'auteurs israéliens, immigrants qui connaissent la même impossibilité identitaire entre mémoire et appartenance, à l'ombre du "Sabra", modèle identitaire dogmatique adopté à la veille de la naissance de l'État d'Israël. Cyril Asnalov discute des problèmes de traduction du français en hébreu qui peuvent expliquer le délai et la tiédeur de la réception de Cohen en Israël, auxquels s'ajoute le fait que l'auteur, Juif sépharade diasporique, parsème son œuvre de commentaires perçus comme désobligeants vis-à-vis des Juifs ashkénazes qui constituent son lectorat en Israël. Aslanov relève donc un ensemble d'éléments qui « perturbent la communication entre Juifs diasporiques et Israéliens sabras », ainsi qu'entre « Ashkénazes et Sépharades, […] culture laïque [et] culture religieuse » (486.

Si ce bref inventaire des actes du colloque est loin de rendre justice aux différentes études individuelles présentées dans ce livre, il montre cependant l'ampleur et la diversité des approches, l'étendue des questionnements et des possibilités de recherche qui à leur tour reflètent la richesse de l'œuvre cohénienne. Ces études utilisent parfois des passages et des citations identiques sans pourtant jamais se répéter ; elles fournissent au contraire différentes perspectives et une multitude d'approches, attestant d'une part le sérieux de la recherche cohénienne qui se trouve ici rassemblée dans un ouvrage de référence dorénavant indispensable, et d'autre part l'ampleur de cette œuvre qui se laisse aborder, découvrir et explorer de tant de façons fécondes et convaincantes. Comme le rappelle Anne Simon dans son étude des bestiaires métaphoriques, Cohen compare l'acte d'écriture au travail d'un termite, - « Termite patient quoique bizarre, je fore mes couloirs, diligemment mes méandres, studieusement mes tunnels » (O vous, frères humains, 1045). Les vingt-quatre articles de ce volume s'attachent à suivre cette écriture dans tous ses « couloirs », « méandres » et « tunnels » afin d'en dégager l'unité et la cohésion tout en instaurant diverses lignes de lecture et en offrant diverses perspectives qui permettent effectivement de situer "Albert Cohen dans son siècle". Qu'en soient vivement remerciés les organisateurs pour leur initiative et leurs efforts et bien sûr les intervenants pour leur participation dans une discussion enrichissante et prometteuse d'excellentes années à venir dans la recherche cohénienne. L'année 2005, particulièrement riche avec la parution de ce volume, ainsi que celle des livres de Laure Michon-Bertout et de Nathalie Combe, est de bon augure.

Véronique MAISIER