ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 12

Si l’étude de la violence constitue une voie d’accès privilégiée à l’œuvre d’Albert Cohen, c’est qu’elle opère à plusieurs niveaux de l’œuvre : sa genèse, sa thématique, sa poétique.

Sa genèse, d’abord, tout au moins dans ce que l’écrivain en rapporte. Avec « Jour de mes dix ans » (repris dans Ô vous, frères humains), Cohen fait de la haine antisémite l’acte de naissance de sa conscience juive et le mythe fondateur de sa vocation d’écrivain ; le nazisme et le génocide donneront, on le sait, des résonances insoupçonnées à ce souvenir d’enfance. D’autres violences originelles sont à considérer, notamment celle de la séparation d’avec la mère, rejouée tragiquement dans l’expérience de sa mort. Rupture de la communauté humaine, deuil impossible de l’unité fusionnelle : deux traumatismes auxquels l’écriture de Cohen ne cesse de se ressourcer, tantôt pour explorer ad nauseam la culpabilité d’exister tantôt pour renouer les fils rompus par l’existence ou par l’Histoire.

L’article d’O. Sécardin et de S. Legrand et celui de Julie Sandler s’attachent à décrire cette dynamique singulière de la négativité dans l’œuvre de Cohen. Les premiers, selon des perspectives essentiellement psychanalytiques, explorent le rapport entre les récits d’enfance et la tentation permanente de la « régression » (psychologique et langagière) des personnages romanesques. J. Sandler, quant à elle, s’intéresse à la valeur fondatrice du “discours de louange“, en émettant l’hypothèse qu’il serait l’exacte contrepartie du discours de haine adressé par le Camelot à l’enfant juif.

L’article de Jack I. Abecassis revient sur un épisode clé de Belle du Seigneur, celui de la cave de Berlin. Il en vient, au terme d’une analyse engagée et stimulante, à voir dans le rapport entre Solal et Rachel la mise au jour des contradictions de la conscience juive moderne, où le complexe “joséphique” se marie à la “haine de soi” (Solal serait l’expression du rapport problématique de Cohen lui-même à la “chair d’Israël ”).

L’effort de Cohen sera de dire (ou de penser, fût-ce avec des moyens qui sont d’un poète et non d’un philosophe) une violence dont il fait la « tare originelle » et à laquelle il donne des noms divers : babouinerie, gorillerie, nature, haine, adoration de la force, virilité, pouvoir… Tout lecteur de Belle du Seigneur ou des Carnets est familier de ces litanies de mots abhorrés (en ce qu’ils délimitent le territoire de l’inhumain) et adorés (en ce que leur ressassement jubilatoire donne à l’œuvre ses inflexions inimitables). C’est avec délectation que, devant Ariane au Ritz, Solal égrène “l’écœurant refrain babouin” comme son chapelet de santal ; au moment où il déploie sa théorie de la babouinerie universelle, le voici comme “envoûté par le mot”. L’exécration prophétique de la violence n’est jamais loin de la jouissance esthétique à la dire et à l’écrire.

Les articles de David Lunel et de Marie Dollé étudient la dimension linguistique et stylistique de la violence. M. Dollé évoque le rapport à la langue d’un écrivain exilé : un jeu fait de révérence et de transgressions réglées, où se laissent entendre, dans un français réputé cartésien, les échos d’une langue étrangère. David Lunel, à partir de quelques échantillons de créations langagières (néologismes, dissociations, oxymores), invite à repérer les échos d’une réflexion sur la violence jusque dans les torsions imposées à la langue.

Ces cinq articles, issus d’une Journée d’études sur “La Violence dans l’œuvre d’A. Cohen”, seront suivis par plusieurs autres. Toutes les signatures en sont nouvelles. Avec la récente publication de l’ouvrage d’É. Lewy-Bertaut, appelé à faire date, la création d’un site Internet et le projet d’un colloque à Cerisy, la recherche cohénienne a de beaux jours devant elle.

Philippe ZARD