ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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A propos d'Albert Cohen : Vous avez dit épique ? par Jacques Gaillard

A propos d'Albert Cohen : Vous avez dit épique ?

[article initialement publié dans Les Cahiers Albert Cohen n°3, 1993, p. 19-30]

Jacques Gaillard

Université de Strasbourg

Cette étude trouve son origine dans un mouvement d’humeur. Il est assez constant, chez les commentateurs de l’oeuvre d’Albert Cohen, de lire l’adjectif épique à longueur de pages, si ce n’est à longueur de chapitres. Et, à la moindre occa­sion, en des sens parfois contradictoires : épique est le rire que suscitent les Valeureux, épique, la folle entreprise de Solal, épique, cette “Geste des Juifs” que constituait globalement, dans l’esprit de son auteur - si ce n’est dans sa réalisation littéraire - le récit repris, dupliqué, remanié, surdéveloppé des aventures des Solal. C’est ainsi que Jean Blot décèle un versant “romanesque” (Solal) et un versant “épique” (les Solal) qui coexistent et se re­joignent parfois - nécessairement à un sommet, comme il se doit pour des versants : lorsque Solal, cessant d’exister pour son compte, renoue avec son identité juive, et se reconnaît comme un Solal. Il va sans dire que nous tenons là un des thèmes majeurs de l’oeuvre romanesque de Cohen; mais tout lecteur saura recon­naître que la rencontre entre Solal et son Peuple est essentielle­ment problématique : en cela, elle est romanesque, si l’on se place du point de vue des ingrédients psychologiques du personnage, ou critique, si l’on envisage la fonction symbolique du récit, qui décrirait une “impossibilité d’être juif”, paradoxale pour Solal, puisqu’il se sait et se veut juif. A moins que la question lanci­nante que pose et que se pose Cohen tienne tout entière dans ce dilemme : être juif, ne serait-ce point se demander sans trêve ce que c’est qu’être juif ? Après tout, les questions ressassées des Carnets, l’angoissante interpellation de Dieu, la fascination quelque peu blasphématoire du Messie des chrétiens pourraient accréditer une telle formulation.


Cette instance fondamentalement problématique de la judéité dans l’oeuvre de Cohen suffirait à susciter quelques doutes sur la nature (ou l’ambition) “épique” de cette oeuvre, pour autant que les commentateurs que nous évoquions - Jean Blot, mais aussi, de façon beaucoup plus nuancée, Denise Goitein-Galperin - s’accordent, plus ou moins implicitement, à poser en définition que l’épopée procure non des questions, mais des réponses : elle est affirmation d’une identité, en globalisant, par un récit à fonc­tion éminemment symbolique, les indices d’une unité culturelle forte et rassurante. D’où, mais au prix d’une métaphore, l’idée que Cohen, écrivant la Geste des Juifs, dessine en somme le “Visage de (s)on peuple”. Notons surtout le singulier (qui dénote l’unité) de ce Visage. Alors que le récit romanesque avait, on s’en souvient, multiplié les visages, et pas toujours ressemblants entre eux, de ce peuple multiple en quête d’unité.

Enfin, sur le plan de l’intentionnalité littéraire, l’on a sou­vent établi que Cohen avait des manières homériques. Certes, dans une interview, l’écrivain place Virgile et Homère au nombre de ses lectures méditées; ce qui n’est guère original. Le paradoxe serait alors que l’épopée “unifiante” que nous évoquions se ren­contre mieux dans l’Enéide que dans l’Iliade et l’Odyssée. Restent des traits stylistiques (essentiellement des épithètes poé­tiques, fixes et obligées) et des allures de la fiction (la fixité des caractères de certains personnages, en l’occurrence les Valeureux) pour corroborer une “tonalité” homérico-épique de cette écriture. Le rapport serait désormais non point aux ambitions de l’épopée, mais aux dispositions caractéristiques du genre épique, modélisé, comme il se doit, par une image “classique” des poèmes homériques. Même le rire se trouve dès lors accrédité comme élément épique, bien qu’Homère soit rarement burlesque, en référence à l’épisode fameux du “rire des Dieux”.


On voit donc au moins deux acceptions du terme “épique” (l’une, spéculant sur le sens, l’autre, s’appuyant sur une évalua­tion formelle) qui affirment, en fin de compte, la portée de l’oeuvre romanesque de Cohen, en ce qu’elle contourne et excède les ordinaires règles du romanesque contemporain.

En effet, l’allure de prime abord patente de “roman d’apprentissage” suivi de “roman d’amour”, avec des ingrédients de “roman satirique” et de “roman d’aventures comiques” est à ce point éclatée qu’on peut y lire une volonté délibérée de contourner la notion même de roman - ou plutôt, dirons-nous, le “contrat de lecture” qui fait qu’un lecteur se reconnaît lisant un roman. Ce contournement, si l’on est confiant en l’étymologie, pourrait être décrit comme parodique. On envisagera de ce point de vue le glis­sement ironique qui accompagne, dans Belle du Seigneur notamment, toute ré­férence aux “mythes” occidentaux de l’Amour, de Tristan à Don Juan, mythes “décalés” qui, loin d’élever l’intrigue amoureuse, comme il est commun dans le roman d’amour, alimentent la part d’imposture que, fièrement, revendique Solal.

Quant à l’excès, il serait, par hypothèse, relatif à l’ordinaire futilité que l’on impute aux fictions romanesques, illusions qui peuvent donner plaisir, émotion et pensée, mais ne disposent pas de paradigmes majeurs - d’Idées, pour parler en philosophe. Le symptôme même de cette élévation peut s’apprécier dans l’esthétique commune, qui place, consciemment ou non, le roman dans les genres “bas”, comme la chanson ou la poésie anecdo­tique, par opposition aux genres “hauts” du tragique, de l’hymne ou, précisément, de l’épopée. L’interrogation du lecteur se porte sur l’impossible synthèse qu’appelle - et refuse à la fois -  un texte qui, renonçant à toute unité de ton, de lieu, de style, d’intrigue, mêlant scènes, récits, farces et rêves, laisse entendre, par sa paradoxale réussite, qu’il s’organise secrètement autour d’une “thèse” grave.


J’ai tendance, pour ma part, à penser que, dans l’un et l’autre cas, l’assimilation rapide à l’épopée constitue un renonce­ment d’analyse, et que le mot, pour élogieux qu’il soit, fait un peu, comme souvent, fonction de mot-valise. Et je m’en félicite­rais presque, car, si l’on y réfléchit, rien n’est plus ennuyeux que l’épopée pour un honnête lecteur de notre temps (c’est ce que confiait - je me sauve en le rappelant ! - Paul Valéry à Gide). Or il ferait beau voir que l’on s’ennuyât à Belle du Seigneur...


Revenons sur cette définition implicite de l’épopée comme “long poème développant une vision identitaire d’une culture ou d’un peuple”. Nous en tenons la notion d’Hegel : auparavant, la question de l’épique était celle du merveilleux, sur lequel s’escrimèrent théoriciens et praticiens de la littérature épique, de Ronsard à Voltaire. Avec Hegel, et en accord avec sa philosophie de l’Esprit, se développe cette acception de l’épopée, qui générera les tentatives épiques du Romantisme. Il est étonnant qu’on fasse si grand cas d’une analyse hégélienne si manifestement idéolo­gique, et fausse quant à ses modèles : car, comme le montre ai­sément P. Vidal-Naquet dans son Introduction à l’Iliade aux édi­tions Folio, rien ne s’applique plus mal à cette définition que l’épos homérique.

Nulle part, dans l’Iliade, on ne voit s’affirmer un “peuple grec” (les Achéens) face aux “barbares” (les Troyens) : les deux adversaires sont aussi “grecs” les uns que les autres, ils exhibent exactement la même culture, la même religion, les mêmes struc­tures mentales et ne s’opposent que dans les conditions d’une guerre de caractère féodal (si l’on accepte ce relatif anachronisme puisque l’on parle des “barons” achéens). Jamais l’on ne dira dans l’Antiquité que les Troyens étaient “moins grecs” que les Achéens, et que la victoire des uns a été celle de la Civilisation sur la Barbarie. Au contraire, note Vidal-Naquet, l’opposition entre la structure civile très unifiée de la société troyenne et le disparate querelleur des “chefs de guerre” achéens ne pourrait tourner, de ce point de vue, qu’à l’avantage des premiers. L’Iliade est le récit d’une supériorité militaire laborieusement acquise, en sept jour­nées seulement, et par des moyens que conjure ordinairement l’organisation sociale aboutie. De ce point de vue, elle est mieux imitée par la Chanson de Roland que par le poème de Virgile.

Certes, l’“épopée du Retour” de l’homme Ulysse dans l’Odyssée, si elle traduit en aventures des désarrois métaphy­siques, dessine un imaginaire affectif et géographique qui im­plique un moment de l’histoire des hommes, si l’on veut aller au-delà d’une spectaculaire série d’expériences héroïques : on n’en peut déduire un paradigme de durée, ni une positive affirmation de la “grécité”. S’il faut trouver une “épopée de célébration identi­taire”, c’est, nous le disions, à l’Enéide qu’il faut songer.


Ceci nous ramène à Cohen, à travers ses enfances. L’on a souvent glosé sur l’amitié avec Pagnol, dont, ce me semble, on sous-estime les monnayages littéraires dans l’oeuvre de Cohen. Le fait est que Pagnol, à qui manquait le souffle épique en ces jeunes années où, condisciple d’Albert adolescent, il se faisait élégiaque par talent et opportunisme sentimental, a réalisé, chemin faisant, une oeuvre adorablement virgilienne, une oeuvre résolu­ment optimiste, une oeuvre dont les bons sentiments masquent souvent qu’elle est de grande littérature. Relisez Pagnol, et vous y trouverez que tous les vices que décèle une vision réaliste de l’humain provençal se décantent en vertus kantiennes qui fondent une morale de l’innocence reconquise. D’un côté, le lyrique (Pagnol); de l’autre, l’épique (Cohen) : curieux partage, où l’on oublierait sans doute l’essentiel : d’un côté, la quête du simple, ultime expression de quelques certitudes, de l’autre, l’obsession du complexe, qui sans cesse fait rature, et commande la plume, dans ses pudeurs comme dans ses impudeurs.

Il faudrait s’étonner, et davantage qu’on ne le fait, de voir que le fédérateur des consciences, dans l’oeuvre de Cohen, a pour nom Scipion, comme l’autre César ou Marius, et se traîne en ce port où, sans tragique ambition, se jouent des trilogies. Rien n’est plus réconfortant que la paradoxale amitié entre Scipion et Jérémie, frères d’une étrange misère, car condamnés à rêver leur bonheur, traînant l’un sa rhétorique tartarinesque, et l’autre ses valises et son accent indéfinissable, marqués à jamais d’être cari­catures, et un peu trop humains pour ne prêter qu’à rire. Contraste avec ce Nord et ce Sud du judaïsme, qui, dans l’oeuvre de Cohen, ne dialoguent jamais vraiment, restent incapables d’une unité fondamentale intimement sue et reconnue, et dispo­sent, dans le champ de l’Histoire et des Moeurs, la barrière des contradictions entre les Juifs du ghetto varsovien et ceux des îles ensoleillées. Autour de Kfar Saltiel, dès Solal, s’affrontaient non seulement les Juifs et leurs ennemis, mais les Juifs entre eux, au point que Mangeclous redoute de devenir antisémite. Seule une ineffable tendresse peut lier entre eux ces deux visages d’un peuple, et il faut pour cela s’abstraire de l’histoire, ancienne ou moderne : celle qui sépara le Sépharade un peu trop gai de l’Ashkénaze errant et résigné, celle qui réserva le pire de la Shoah aux Jérémie de notre Europe. Plus que tout autre, avec son ordi­naire sensibilité, Cohen était sans doute ému de ce disparate, qu’il sut lire, avant d’autres, dans le destin d’Israël.


Il se peut qu’à lire ainsi son oeuvre, on y rencontre non point l’éternité, que cherche l’épopée, mais l’Histoire, qu’accepte le roman. Le roman est la diction subtile de mille discordances : celle entre l’extérieur et l’intérieur, langages différents, distance mille fois mensongère et mille fois éducatrice; celle entre le désir de durée, et la vérité des lassitudes, que dit en mots lucides et noirs la cacophonie de la passion amoureuse; celle entre l’amour divin, qui nous ferait Messies, et l’implacable silence qui nous laisse, métaphysiquement, pauvres comme Job; celle entre l’immuable destin et les catastrophes de l’histoire; celle entre l’intention et l’acte, celle entre l’écriture et la vie : oui, qu’on re­lise Cohen, et l’on y verra que l’écriture n’est point - hypothèse optimiste - une Création renouvelée, ni une Célébration vivifiante, mais le grouillement funèbre des vers sur le cadavre, la proliféra­tion cancéreuse de l’imaginaire sur le vrai, la voix du tourment, non celle des vérités.

“Albert, tu es malin”, disait Pagnol à son vieux camarade, dont il aimait les mensonges, les jeux, les travestis multiples et visibles. Dont il aimait le faux Orient, les feintes naïvetés, les atti­tudes rusées. Cohen est un malin, mais un malin douloureux. Comme Ulysse, il a ses ruses, et sa nostalgie est celle d’un livre qui sans cesse reste à ré-écrire. Un livre du Retour à l’initiale paix, entre Juifs et Gentils, entre Père et Fils, entre amants, entre cousins, entre humains. S’il est une odyssée, dans Cohen, ce n’est pas celle que l’on croit lire sur les bords du Léman - “lac stylographique” - lorsque Solal surgit devant Aude, nouvelle Nausicaa, ou lorsque Berlin s’entrouvre, après les caves de Saint-Germain, sur une descente aux Enfers : les symboles, patents, stipulent que ces scènes ou ces péripéties, comme les tribulations d’un Solal en déchéance, imitent l’épopée au même titre qu’ailleurs est imitée la Passion. Mais toujours, cette ironique distance dont se pare l’écrivain fait que l’illumination est précaire, condamnée en ses fins, vouée à se dissoudre dans la glace d’un poison ou l’artifice d’une fausse mort. On ne saurait être moins épique, on ne saurait être mieux romanesque.


Cette idée est importante, et il faut nous y arrêter. A l’intertextualité conventionnelle et admirative de la littérature “occidentale” qui, volontiers, et notamment par l’imitation, exhibe ses modèles, Cohen oppose l’impertinence de ces modèles à son propos. Solal chevalier, naufragé, parvenu, sauveur, autant de situations sacralisées par la littérature et qui, en l’occurrence, sont jeux de rôles à la fois jubilatoires et tourmentés pour un héros d’authentique solitude. Aussi bien, la distanciation formelle sou­ligne le malaise : l’écrivain, au détour de sa parodie, interpelle le lecteur, se réfugie dans le lyrisme cantical, parle de sa plume d’or, de sa chatte, de sa mémoire, de ses fantômes, casse la trame hypocrite, s’étonne, s’émerveille et doute. L’épique, forme pos­sible, ne se convertit point en performance héroïque : Solal a beau descendre aux Enfers, il n’en sort point héros, mais gueux, ne sauve rien ni personne, mais détruit, et se détruit. Il s’avère qu’il n’a pas de destin. De même, la complaisance des Valeureux à être personnages de farce se brise sur l’écueil de leur mélancolie. Seule Ariane est romanesque jusqu’au bout, de ce point de vue : c’est la récompense de sa soumission.


Mais cette stratégie déconcertante, qui brouille les itinéraires et bouscule le postulat d’une lisibilité des trajectoires, n’enfreint pas irrémédiablement les potentialités de l’écriture narrative de fiction. Rien ne dit, si ce n’est la mode, que le roman doive être un énoncé dépourvu de ruse, et tristement mimétique d’un réel connu. Entendons par là, essentiellement, d’un réel historique et possédant la vraisemblance du concret. C’est une idée tout à fait superficielle qu’un roman est l’histoire de “quelqu’un qui vit quelque chose à un moment donné” (autrement dit : une “situation”, de crise généralement). Ce peut être “quelqu’un cherchant son histoire”, et l’on tient à ce fil en lisant et relisant l’histoire faite et refaite des amours de Solal. Passons sur le hé-ros : il lui faut un monde. L’épopée, on l’oublie trop, bénéficiait, par le polythéisme, d’une série de degrés entre humain et divin qui autorisait jusqu’à l’hypothèse d’une transgression définitive, d’une apothéose sublime. Le monothéisme interdit cette attitude, il condamne l’humain à l’aventure et aux questions - c’est de cela même que naît le roman. La question du salut est au-delà du livre de Cohen : dans le livre, il n’est question que de jeu, burlesque ou désespérant. Comme Julien Sorel, on répète devant la glace le mouvement de doigts qui d’un homme fait un évêque. Et Solal, qui s’interdit d’avouer son plaisir (chose que Cohen fait avouer à Ariane) joue à être Messie, comme le stendhalien devant sa glace se savait faux prélat. Ni Julien, ni Solal ne s’abaisseraient à dire l’abominable mot de plaisir, bien trop humain sans doute, qui solderait en jouissance le commerce avec la société des hommes ou la douce chair des femmes. Je m’étonnais, relisant Cohen, que le plaisir se fonde toujours en cantique, et ne soit jamais l’aveu de l’homme. Rituel, stratégique, triomphal, le plaisir est toujours suggéré comme une compassion de l’homme à son rôle. Voire à sa mécanique mystiquement transfigurée : Reins que lève l’Eternel, Reins qu’abaisse l’Eternel, disait déjà, pastichant les Psaumes, le poète de Paroles Juives. Et le romancier quitte sa prose pour le cantique, lorsque Solal possède ses femmes. La dé­notation stylistique, pour emphatique qu’elle soit, dit assez qu’en romanesque, la chair est trop faible pour être sanctifiée.


Ce refus de plaisir grave est un postulat romanesque qui se déploie dans l’immense parabole du texte de Cohen. Nous sommes loin, bien loin d’une ambition épique, stipulant que les attributs sont fixes, et la substance variable. La saisie romanesque veut au contraire qu’une substance identique subisse des affects variants, et que chaque péripétie soit - étymologiquement - cata-strophe. Le héros romanesque peut affirmer aux quatre vents son identité, il culbute et se retrouve cul par-dessus tête : il est ludion, et s’en remet. On ne le reconnaît plus, il ne se reconnaît plus. Il se voudrait, par jeu, un type, il se révèle être une histoire. Ce qu’il advient de Solal, et de l’écriture dont procède Solal : répétitive, “ressassante” (volons le mot à Cohen), cette splendide machine n’usine que des catastrophes, ou des apocalypses - elle n’habille que pour dépouiller. Cela n’exige point ce commerce abusif que des écrivains habilement diégétiques, mais laborieusement mimé­tiques, ont entretenu avec la vraisemblance et ce qu’il est convenu d’appeler le réel. Depuis le picaro, l’on sait qu’en roman tout est possible, la mort même n’étant qu’arbitraire, provisoire décision du narrateur. Une fiction acceptée comme telle - règle du jeu ro­manesque - n’a de compte à rendre à personne, et nous porterions gravement la croix du romantisme d’abord, puis du naturalisme, en pensant qu’une biographie vraisemblable  (sentimentalement ou socialement) constitue l’idéal du roman. Nous avons oublié Crébillon, Sterne, Fielding, Marivaux, Diderot, leurs histoires à tiroirs, leurs impasses, leurs libertés. Tous romanciers, c’est-à-dire montreurs d’ombres. Sachons nous détacher de l’éducation de nos goûts : il ne nous déplaît pas que les histoires, sans fin, recommencent. L’amour du type “vrai” est, en matière de ro­mans, une idéologie que Balzac sema, que Flaubert distancia, que Zola accrédita, que nos Prix Goncourt perpétuent - mais que Stendhal dénonça, et, sans doute, Proust après lui, en nous sommant de ne jamais choisir entre Marcel qui écrit et Marcel qui est écrit.


Ces propos s’appuieront, au demeurant, sur ce que Cohen lui-même nous dit de ce fameux “roman à l’occidentale” dont Adrien Deume épouse la mode, et dont Tolstoï permet de montrer les contradictions. La plaisante “lecture” d’Anna Karénine par Mangeclous stipule qu’à prendre ce type de roman au pied de ses postulats, il s’anéantirait dans le ridicule : l’objection réaliste des désordres physiologiques  constitue un puissant antidote des pré­tentions romanesques à disséquer le corps même de la passion. Que ce miroir soit le reflet (angoiss é ou mielleux) d’une société bourgeoise dont la spiritualité ne tient qu’à des simulacres, on s’en convaincra aisément à lire l’ordinaire de la moderne littéra­ture romanesque. Mais que le roman puisse excéder cette impos­ture de réalisme conventionnel et se déployer comme une rhap­sodie problématique, et donc se priver du plaisir mimétique pour s’affirmer en tant que plaisir d’une fantaisie douée de sens, Cohen nous le dit par son oeuvre même, et c’est dans cette pro­fondeur que l’on a cru voir une épopée. Tant il est vrai que l’on avait un peu oublié ce que le roman pouvait être.


L’enjeu n’est pas de dire positivement ce qu’être juif veut dire, mais de susciter la question même de l’identité. On le voit à examiner ces Valeureux qui, s’ils sont juifs, sont assurément de mauvais juifs, plus ressemblants aux Marx Brothers qu’à ces hommes pieux que confortent la certitude et l’orgueil d’être en­fants de Dieu. Ils ne s’inquiètent d’une éthique ou d’une méta­physique que lorsque s’éteint en eux le jeu, au moment d’un re­mords ou d’une rêverie. Le petit Salomon lui-même, dans Solal, meurt d’une façon suffisamment burlesque pour que sa pureté naïve le dispense d’être un héros. Strictement inefficace, comme tous les Valeureux, il a l’avantage d’une fragilité qui suscite la tendresse, comme Michaël a la force tranquille des chiens fidèles, Mangeclous la folie inoffensive, Mathattias la mutilation d’une avarice psychotique, et Saltiel l’humanisme lunatique et intermit­tent. Ce sont tous des éclopés, volontiers cyclothymiques. Le seul des Solal qui prétende être un héros de Dieu et du peuple juif, c’est-à-dire Solal lui-même, sombre dans la démesure de ce projet qui pourrait être épique, mais se révèle désespérément ro­manesque : l’ambition de façonner une “nouvelle Eve” (ou en-core : d’assurer, par l’amour, une conversion sublimante de l’hostilité à la tendresse) se dissout en une histoire d’amour mortifère, dont l’intrigue, si on la détachait de l’écriture, serait d’une banalité de faits divers, et n’engagerait que les profondeurs passionnelles qu’on voudrait bien lui supposer. Oui, un fait divers, dirait Stendhal. Qu’encore une fois il eût été possible de réécrire. Ariane après Aude après Adrienne, le roman peut ainsi s’initialiser indéfiniment d’un alpha, quand, définitivement, l’épopée court vers l’oméga.


Revenir à la fantaisie : cette notion n’est point aimée des théoriciens de la chose écrite, car elle est assez insaisissable, et stipule, en dernière instance, cette dégradation des hautes fonc­tions de l’écriture que la théologie du Livre, la poétique des Psaumes, l’enthousiasme de l’épopée ont, en quelque sorte, con­sacrées. L’écriture s’accepte comme fantaisie dès lors qu’elle se départ d’un rôle de célébration ou d’explication. Tout comme l’amour s’accepte comme plaisir dès lors qu’il ne se dit plus comme mystère. Entre les deux, une rhétorique peut se déployer, qui mise sur la fonctionnalité de l’écrit : persuader, séduire peut-être, véhiculer l’idée ou l’émotion, cela se dit, se lit, se fait, et l’on verra aisément qu’une telle gestion de l’écriture est une sa­vante économie. L’écriture de fantaisie, malgré qu’on en ait, mise sur le plaisir (étant entendu que l’émotion en est un), et n’engage, dans ses propres stéréotypes, que la reconnaissance provisoire d’un type. Le lecteur de roman se complaît avant tout au genre, ou à l’idée qu’il s’en fait, laquelle a bien varié depuis le Satiricon, Chrétien de Troyes et les Amadis. Dès Cervantès s’avère l’ambition, pour le roman, de se contourner lui-même, et de se dire comme fantaisie (Don Quichotte lisait les Amadis). Ainsi, Mangeclous a lu Tolstoï. Et Cohen a lu Stendhal, Proust, Joyce peut-être, pour s’en démarquer en ironique distanciation. La fan­taisie n’exclut nullement l’intensité lyrique ou émotive, il n’est pas question ici de tartes à la crème, et le burlesque n’est pas une fin obligée; elle dément seulement que, telle la passion, l’intensité soit permanente. Et il se peut que le dandysme de Cohen trouve ici sa juste mesure : comme le diable de Baudelaire, il fait croire que le roman n’existe pas vraiment. La vie existe : mais le roman n’est pas la vie. Il est l’imaginaire de la vie, un imaginaire stylisé et donc volé à l’ineffable platitude des ordinaires physiologiques. Si l’on voulait parodier Lacan (pourquoi pas ?), l’on dirait qu’au-delà du roman sage qui se tient pour chaîne de signifiés, il est un roman fou qui se sait chaîne de signifiants. C’est cette logorrhée romanesque qui, j’imagine, fit la paresse, le plaisir, le génie de Cohen. Les Valeureux en sont l’emblème satirique, et Solal l’emblème héroïque. Ainsi la notion même de “mélange des genres” n’offre de sens qu’en regard d’une saisie classificatrice de la littérature, que Shakespeare mit en déroute pour longtemps - et nous savons que Cohen lisait volontiers Shakespeare.


Notre ambition, dans cette étude, était d’avertir contre le danger d’un mot flou. “Fantaisie” peut être jugé plus flou encore qu’“épopée”. Il se trouve pourtant que l’épique est opposé au ro­manesque, et le bât était blessant pour ces romans que nous ai­mons. La “Geste des Juifs” s’écrivait peut-être, pour Cohen comme pour Zangwill, non par une célébration épique de la ju­déité, mais par sa mise en fiction familière : l’idée même d’un “roman juif” stipule la revendication d’un imaginaire concurrentiel des catégories qui marquent celui des Gentils. D’où cette fantaisie cohénienne qui, sachons le dire, transcende exotiquement l’habituelle intertextualité de l’écriture occidentale, ce réseau de marques et repères où s’opère l’alchimie de nos goûts et de nos jugements. Sans cesse trompés, nous en sommes ravis. Tout cela prend des airs de farce, et nous voici fascinés. Comme lorsque, enfants, lisant le Voyage au Centre de la Terre, nous présumions sagement qu’on n’atteint pas à ce centre en descendant dans un volcan, et que ce centre n’existe vraisemblablement pas. Mais alors, pourquoi descendre dans un volcan ? Le pastiche de vrai­semblance d’une représentation mensongère ne serait-il pas le triomphe même du romanesque ? Depuis vingt-cinq siècles de culture post-platonicienne, l’Occident feint d’attendre que l’art le conduise aux Idées (plus récemment, manière nouvelle, à quelques concepts “bruts”). Et ce, par le biais des sensations. D’où cette accoutumance à reconnaître nos  idées. Et nos étonne­ments aux mensonges. L’échec d’Ezéchiel - son incompréhension totale et cruelle, si blessante pour Cohen - tient à cette attitude qui stipule le quod decet de l’art. Ainsi : on aimerait que, comme le suggère vaguement son titre, Belle du Seigneur fût épique. Et toute l’oeuvre de Cohen, sachant ce que l’on sait, en grande envie d’une héroïsation définitive du Juif. Et c’est Solal lui-même qui nous conforte dans cette envie. L’absolu, enfin. Dix, quinze siècles de théologie n’ont pas réussi à le cerner dans le seul mythe véritable dont l’Occident dispose, et qui se dissout en mystère. Mais voilà : dès ses titres, Cohen prend le parti d’être mystérieux. Là, un nom qui est prénom, et connote à l’infini l’hispanité, la solitude, le soleil etc. Là, un sobriquet qui est tout sauf juif. Là, un prophète qui, au théâtre, sèmera la discorde chez les enfants de Dieu. Et Belle du Seigneur ...


Pour l’anecdote, je vous confierai que, lorsque parut Belle du Seigneur, ce titre m’abusa. Paris était plein de barricades, les vitrines éclataient, on s’insurgeait contre la molle culture dont le prêtre officiel, Maurice Druon, ministre, venait de bénir la célé­bration télévisuelle de son oeuvre : Les Rois Maudits. Ce roma­nesque historique, tout en charriant quelques fantasmes, illustre parfaitement le contraire même de la fantaisie. Donc, pris en bon écolier par l’intertextualité dominante, je jugeai qu’un éditeur aussi respectable que Gallimard, sous un titre aussi chevaleresque (ajoutez qu’on sortait de Belle et Sébastien, hommage tout aussi romanesque aux sentiments élevés que peut susciter un chien ber­ger pyrénéen), sacrifiait à quelque relance de la mode médiévale. Une geste amoureuse quelque part entre Chrétien de Troyes, le Vidame de Nemours et le Ministre de la Culture, voilà ce que lais­sait lire ce titre si noble pour ce livre si gros, étant entendu que, pour ma part, j’exécrais cette littérature d’enclumes... Etais-je sot, ou simplement pris au piège du travestissement cohénien ? A vous d’en juger. Entendez par là qu’après m’être longtemps, per­sonnellement, traité d’imbécile, j’en suis venu à penser que ce contresens était plein de sens. Jamais, au grand jamais, je ne me serais attendu à trouver, dans ce livre, le visage du peuple juif. Sauf à décrypter, encore et encore, ce titre superbe et obsédant. Triomphe du signifiant : il se charge, comme dans les rêves, dans l’après-coup (expression cohénienne !), d’une foule de signifiés agissant non en système, mais en galaxie complexe - j’en suis même venu à imaginer que Belle du Seigneur pouvait se lire    aussi : Evasion du Messie...


Plus sérieusement : n’oublions jamais que, dans le roma­nesque selon Cohen, tout commence, avance, se fait et se défait par le mensonge. C’est-à-dire : l’habit même du désir. Avoir ce que l’on n’a pas, être ce que l’on n’est pas, c’est l’interdit même du plaisir qui se joue dans la passion (aux deux sens du terme) de l’imposture. Voyez Mangeclous, voyez Solal : même élan vital vers le mensonge créateur d’inextricables situations, pur projet de parole et de rôle qui n’aboutit qu’à des possessions immédiate­ment dépréciées. Survient alors la chute des parures, la nostalgie qui est de mort tissée, l’abandon des fantaisies qui montre com­bien celles-ci étaient graves, et le solitaire monologue de la cons­cience ou de la mémoire (c’est tout un) qui rend le bouffon suici­daire, et assassine le héros. En panne d’apothéose, irrémédiable­ment, le monde de Cohen montre le comble de la déréliction : l’absence de Réponse.


Pour séduire, Solal s’habillait “à la russe”. Un jeu, mais un jeu sérieux. D’une écriture souvent travestie naît, sous la plume d’or de Cohen, par ruse ou par doute, l’idée même d’une irré­ductible différence, ineffable en soi, éternellement problématique, et qui, dans l’Histoire, ne s’affirme que par le malheur, l’injustice, l’holocauste. Voilà ce qu’eût pu dire, en écho de l’histoire même, une épopée moderne de la judéité. Le risque était de se dissoudre en messianisme politique, et je ne doute pas, pour ma part, qu'au lendemain de la guerre, Cohen en ait eu scrupule : l'ancien projet de la "Geste des Juifs", toujours flou, au demeu­rant, altéré une première fois par l'échec d'Ezéchiel, devenait plus pénible encore à concevoir après ce cauchemar. Plus profonde, et sans doute infiniment mieux enracinée dans la fonction testimo­niale de l'écriture humaine face à la révélation totale du Livre, l'inquiétude d'un homme lui-même partagé entre deux cultures posait l'exigence d'une création : le “roman juif” dont rêvait Cohen avait pour enjeu non l'écriture d'une épopée, mais une véritable épopée de l'écriture. Cette admirable supercherie n'a pas fini de nous étonner.