ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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La bisexualité chez les personnages d'Albert Cohen par Daisy Politis

La bisexualité chez les personnages d'Albert Cohen

 

Daisy POLITIS

"En mon vieil âge, je retourne vers toi, Maman morte, [...] sainte sentinelle et gardienne de ton fils."1 Ainsi commence le dernier ouvrage de Cohen, Carnets 1978; suit une longue et tendre évocation de la mère d'avec laquelle toute séparation est fondamentalement impossible.

Ce refus du deuil, l'écrivain peut l'exprimer par le désir d'abolition du sexuel dans les rapports homme-femme et par un brouillage de la sexualité qui conforte le fantasme de l'androgynie2. Il semble toutefois qu'à partir de l'extraordinaire intimité cohénienne avec la sensibilité des femmes, on pourrait se demander si certains symptômes ou conséquences de ce deuil impossible tels que l'homosexualité ou la bisexualité des personnages dans les romans ne seraient pas une tentative, même vaine, de sortir de cette dyade fusionnelle.

Séparation difficile, illustrée par les conduites d'échec du héros marqué par le projet inconscient de s'immoler à une mère archaïque qui a dominé son enfance, conduites qu'il répète sous des formes substitutives sans pouvoir les dépasser. Or on trouve disséminés dans les romans de Cohen, de façon assez régulière pour être significative, des personnages aux tendances homosexuelles, des héroïnes qui aiment les femmes, des hommes à la féminité prononcée ou inconsciemment affichée, éléments qui peuvent être les indices d'un déplacement, sur le plan imaginaire, d'une homosexualité latente.

Des données biographiques dont les romans exposeront les conflits, on retiendra trois aspects : d'abord l'attachement intense à la mère, favorisé par la tendresse excessive de celle-ci et renforcé par l'effacement du père; ensuite l'épisode du Camelot, le jour anniversaire des dix ans, qui renvoie brutalement l'enfant en quête d'assimilation vers le maternel, juif, faible, féminin (tel qu'il se décrit lui-même, dans Ô vous, frères humains); et finalement l'identification à la mère revendiquée par l'écrivain dans l'autobiographie, comme conscience et maintien de ce féminin au fond de soi : "Je te ressemble tellement, je suis tellement ton fils [...] Je me regarde dans la glace, mais c'est ma mère qui est dans la glace."

"Je ne suis qu'un fils et qu'un ami", dit Cohen dans les Carnets, il se définit ainsi par rapport à la Mère et par rapport au Même (l'ami Pagnol). Il serait intéressant de voir comment la fiction romanesque va tenter d'évacuer cette fixation à la mère et tout ce qu'elle peut induire d'homosexualité latente.


Le narrateur va d'abord montrer que ces tendances homosexuelles sont latentes chez tous les hommes : dans le groupe social, chez les aristocrates, et chez le héros et son double.

D'abord en société : l'homosexualité est latente dans les groupes, ce qui n'est pas sans rappeler la horde primitive deTotem et Tabou, où Freud explique l'essence homosexuelle des rapports sociaux, — la horde des frères parricides dont l'homosexualité est un élément du pacte social prohibant l'inceste; ainsi Cohen décrit la S.D.N., les rapports dominants/dominés entre ses membres, le cocktail Benedetti où le vassal "se joint à son tour fémininement jouissant au cercle des autres vassaux"3 avec la figure du "Juif converti et homosexuel qui connaissait à fond la haute société européenne où il avait pu enfin entrer après 20 ans de stratégies, de flatteries et de couleuvres avalées"4.

L'homosexualité est latente aussi dans le monde clos des Valeureux avec l'exaltation fervente de l'amitié d'où les femmes sont exclues, une amitié telle qu'elle peut être vue comme une homosexualité idéalisée.

Elle apparaît encore dans le monde extérieur vu par les amants exclus que ronge l'ennui : "L'auditeur au conseil d'état revint coiffé d'un chapeau de femme"1.

Tout autre est son rôle lorsqu'elle se devine, toujours de façon allusive, chez des personnages précis : des aristocrates tels M. de Maussane "qui ne pouvait se passer de ce garçon qu'il aimait", ou Jacques de Nons dont "l'amitié (pour Solal), subite et exagérée, avait quelque chose de pénible"; ou Lord Rawdon "sensible à la beauté masculine". Il n'est pas jusqu'à Adrien Deume, être falot qui n'existe que par le social, qui ne soit qualifié de "vierge bouleversée et timide épousée" dans son comportement avec son supérieur Solal.

Dans ce monde bien établi, sûr de son droit, où se lit en filigrane la volonté que chacun reste à sa place, en son nom, en son sexe, la composante homosexuelle vient parasiter, en quelque sorte, la représentation sociale et le discours de ceux qui "en sont", qui font partie de cette société bien clivée entre ceux qui comptent et les étrangers. Comme si, pour l'étranger Cohen/Solal, cette composante homosexuelle venait perturber la netteté des catégories en usage, et ajouter un imperceptible élément d'étrangeté à ceux qui en sont le plus dépourvus.

Quant aux étrangers eux-mêmes — Solal "qui comble son ami d'une tendresse exagérée dominatrice" ou "qui aime fémininement la démarche de son père"; et son double Mangeclous qui aime "pédérastiquement" ses enfants —, leur féminité qui apparaît de façon récurrente met en évidence une sensibilité profonde inconsciente, un "moi" étranger. "Je" est autre. "Je" est une part d'inconscient, "Je" peut même être une femme dans la mesure où Aude et Ariane apparaissent aussi comme des doubles féminins de l'auteur.

Or ces doubles sont des personnages à la sexualité complexe; Aude et Ariane ont des tendances homosexuelles, les unes fantasmées, les autres vécues. Ces héroïnes ne représenteraient-elles pas quelque chose de plus que des doubles par lesquels Cohen travestit sa féminité ?

On pourrait alors essayer de déterminer le rôle de cette bisexualité féminine à laquelle s'identifie le narrateur, et qui lui permet en quelque sorte de percer l'énigme de la femme, donc de la mère pour prendre ses distances à son égard.


Le narrateur va à la fois dire ouvertement le malaise et tenter de l'exorciser dans les romans.

Dans Le Livre de ma mère, on lit : "Obscurément je lui en voulais de trop surveiller et deviner"; plus loin, il la déconsidère, quoique sans méchanceté, en la traitant d'"empotée, pauvre roulée d'avance" qui "acceptait, bon chien fidèle, un petit sort"; ou bien encore : "ma chatte, cette faible d'esprit me regarde, c'est ma mère qui me regarde."

Quant aux romans, les sentiments s'y expriment plus ouvertement lorsque la mère est traitée de "créature larvaire aux yeux faux" ou lorsque Solal se demande "pourquoi (il) avait de la répulsion pour cette femme qui le considérait avec une odieuse clairvoyance"; sans oublier les portraits de mères phalliques détestables comme celui de Mme Deume.

On retrouve ce sentiment de rejet dans les thèmes narratifs lorsque le narrateur dit la volonté de rupture en provoquant les suicides des amantes-mères, Adrienne et Isolde. Ces suicides sont décrits de façons très différentes. Le suicide d'Adrienne intervient alors que la mère de l'auteur est encore vivante : il est décrit de l'extérieur, d'une façon rapide, presque neutre; celui d'Isolde est restitué de l'intérieur, d'une manière bouleversante comme si, dans ce roman de la maturité qu'est Belle du Seigneur, l'auteur avait pris la mesure de la difficulté de cette démarche : se débarrasser de la mère.

De plus, et ce n'est peut-être pas un hasard, le dernier contact physique de Solal avec les amantes-mères avant leur suicide reprend les mêmes paradigmes : homosexualité, asexuation.

En effet, le dernier rapport de Solal avec Adrienne c'est avec sa maîtresse déguisée en homme : "deux hommes s'effrénaient devant le grand miroir"1. Quant à Isolde, c'est l'impossibilité du rapport sexuel : "Cette vieille Isolde qu'on avait voulu garder par pitié mais qu'on ne touchait plus"2.

Mais paradoxalement, ce rejet de la mère s'accompagne d'une intense identification à la femme. Cohen le dit lui-même : "Je suis Ariane dans son bain, je suis la vieille Mariette. Je suis elle." D'ailleurs les monologues d'Ariane indiquent de manière frappante la réalisation, dans les thèmes narratifs, du topos de l'identification. Même en tenant compte du fait que le narrateur masculin a souvent tendance, par narcissisme, à créer son propre objet-reflet sous le couvert de ce qu'il nomme "amour", l'objection s'écarte parce qu'on trouve chez Cohen un polymorphisme identificatoire assez extraordinaire dans sa diversité : il suffit de lire des monologues aussi variés que ceux d'Ariane, de Mariette, de Mme Deume, des tricoteuses d'Agay... Ces identifications multiples sont non seulement produites, mais le narrateur les parle, et souvent avec une très grande authenticité.

Je préférerais alors au mythe de l'androgyne celui d'Orphée, qui ramène Eurydice de l'enfer et à qui il est interdit de se retourner sur le mystère féminin : lorsque, impatient, Orphée désobéit, il perd Eurydice, est décapité par les ménades; sa tête flotte et chante jusqu'à l'île de Lesbos.

Or Cohen réussit là où Orphée échoue, et mène allégrement sa barque parmi les femmes; rien ne l'empêche de se retourner vers le secret invisible de la féminité dont Freud disait qu'elle est la part inaccessible de la personnalité chez les deux sexes.

Il s'agit peut-être, plutôt que d'androgynie, de bisexualité. La nuance peut paraître faible  : mais l'androgyne étant celui qui réunit dans un même être les caractères des deux sexes, il se présente comme une totalité close, sans Autre, et qui se fascine de sa propre image; tandis que le terme de bisexualité implique que chaque sexe a une part des caractères de l'Autre et entrevoit une possibilité d'ouvrir un accès à l'Autre.

Comment se présente cette bisexualité dont Freud disait qu'elle est constitutive de l'individu, chaque être humain refoulant une position sexuelle du sexe opposé ? Les héroïnes Aude et Ariane sont toutes deux bisexuelles, mais de Solal à Belle du Seigneur, l'évocation de leurs saphismes respectifs évolue sensiblement. Pour Aude il s'agira d'une possible attirance homosexuelle, mais timidement évoquée et toujours tempérée : "Aude rêvait d'un pays merveilleux où elle ne parvenait pas à introduire son fiancé et où elle vivait seule avec trois amies et un jeune ermite"1."Et, un peu plus loin : "Aude vint s'asseoir sur les genoux d'Adrienne, éprouvant un plaisir sans doute pur à poser sa joue contre les beaux seins fermes"2. Puis vient Solal et toute allusion aux tendances homosexuelles disparaît.

Le cas d'Ariane est différent. Les épisodes saphiques sont évoqués ouvertement à deux reprises : dès le début de Belle du Seigneur, au premier monologue d'Ariane, la relation avec Varvara est une première initiation à l'amour; à la fin du roman s'insère l'épisode avec Ingrid qu'Ariane propose d'appeler pour essayer de sauver ce qui reste de l'amour défaillant. L'homosexualité d'Ariane apparaît donc au début et au terme de sa vie sexuelle avec, entre-temps, l'échec de ses relations avec les hommes.

Or, même traitée de façon succincte, cette homosexualité féminine n'est-elle pas signifiante ? Ne serait-elle pas quelque chose de plus que la simple transposition dans les romans d'une réalité vécue ? (L'inspiratrice du personnage d'Ariane était effectivement lesbienne.) Et l'auteur, en explorant et en s'identifiant à cette bisexualité féminine ne s'ouvre-t-il pas un champ très étendu ? Pour mieux le cerner, faisons une incursion dans la théorie freudienne concernant la féminité, où il est affirmé que la bisexualité est plus accentuée et plus complexe chez la femme3.

Au stade phallique, avant le stade œdipien il y a chez l'enfant coprésence du sexuel et de la pensée, du désir et du sens; chez le garçon ou la fille, le pénis est investi pour devenir le phallus, c'est-à-dire le signifiant du désir et de la loi symbolique. Or ce stade phallique qui structure l'enfant en tant que sujet, est vécu différemment par le garçon et par la fille : le premier fait l'expérience de la Loi, du symbolique avec son sexe, dans son corps, tandis que chez la fille il y aura une dissociation fondamentale entre le sexuel, le sensuel et la Loi, le symbolique; chez elle cette expérience reste à faire indéfiniment et induit une certaine fragilité structurale. Freud ajoute que l'énigme féminine relève peut-être de cette bisexualité car les régressions aux fixations de cette phase pré-œdipienne sont très fréquentes et se présentent sous forme d'alternance d'époques à prédominance "virile" et d'époques à prédominance "féminine"4.

La bisexualité féminine est aussi plus complexe au stade œdipien, car l'œdipe, chez la fille, passe par une phase très intense et très ambivalente, l'amour-haine de la fille pour sa mère; en effet, après la symbiose avec la mère, la fille va se détourner de la mère, la haïr en se tournant vers le père; mais en même temps elle va s'identifier à elle comme femme. Le rapport de la fille au réel de son corps compromet ce changement d'objet d'amour, c'est-à-dire le renoncement à la mère au profit de la personne et des valeurs du père, parce que tout événement qui met le réel de son corps en jeu lui arrive comme réalisation de son désir incestueux pour la mère.

À partir de la théorie freudienne, trois aspects spécifiques de la bisexualité féminine émergent : ambivalence, alternance et distance. Or Cohen fait effectivement une identification à cette bisexualité-là et reprend à son compte, en les réalisant dans l'écriture, ces trois aspects précis.

L'ambivalence des sentiments à l'égard de la mère, mélange d'amour, de culpabilité et de ressentiment, est chose courante chez l'homme; mais ce que ressent la fille lorsqu'elle découvre que la mère n'a pas de pénis et qu'elle la rend responsable de son manque à elle, c'est de la haine, celle qu'éprouve l'auteur devant la mère châtrée, lorsqu'il prend conscience des imbrications du réseau mère/juif/faible/châtré, réseau où il s'enlise.

Au Camelot qui le traite de "petit youtre pur sang [...] raccourci où il faut", l'enfant essaie de faire "un sourire tremblant, un sourire de faible, un sourire juif trop doux qui voulait désarmer par sa féminité"1. Le juif et le féminin sont souvent englobés dans le même ressentiment. Lorsque l'auteur assume l'autre aspect de la bisexualité — l'alternance virilité-féminité qui caractérise les régressions féminines, où le lesbianisme apparaît comme un besoin de réparation avec une autre femme et la virilité féminine comme un déni du manque du phallus — cela produit cette même oscillation, cette même complexité chez le héros et chez les personnages. Il en est ainsi de Solal, de son double Mangeclous, de son autre double Adrien. Tous présentent ces alternances de virilité et de féminité et Solal illustre particulièrement bien ce que cette position implique comme jeux de rôles pour les héros : Ariane est à la fois son enfant, sa mère, sa folle sœur; il souhaite être à son égard comme père et fille, ou bien, parlant d'elle, il dit : "Ô merveille d'être deux amis, et même deux amies un peu."

On peut considérer que toutes ces héroïnes, Aude, Adrienne, Isolde, inscrivent dans les romans cette différence qui permet de sortir  du Même et de faire le deuil de la fusion, en notant la nécessaire bisexualité de tout romancier digne de ce nom. Quant à Cohen, il apparaît comme un des rares privilégiés possédant le pouvoir d'une authentique projection non sur, mais en la femme.

Reste à évoquer les dix dernières pages que Cohen a écrites dans Carnets 1978, celles où il parle d'identification et de "tendresse de pitié" avant de s'adresser à Dieu. Il s'identifie d'abord à Pierre Laval, puis, coup sur coup, à trois femmes : la malheureuse vulgaire aux frisettes, la mamelue à grosse croupe et... la lesbienne, en ces termes : "Pitié aussi, l'autre jour de cette lesbienne [...] j'étais elle et j'avais pitié, tendresse et pitié de sa lamentable singularité soudain devenue mienne !"2.

Cette tentative de mise à distance de la mère, même si elle ne réussit finalement pas vraiment, n'est pas néanmoins sans intérêt, car l'auteur, ne se contente pas de s'identifier passivement à la mère, mais explore la complexité bisexuelle du féminin et, ce faisant, prend le recul nécessaire pour intégrer cette complexité comme dispositif au service de sa création littéraire.


Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 5, 1995.

 


1 Carnets 1978, Gallimard, 1979, p. 9.

2 Évelyne LÉWY-BERTAUX : Albert Cohen, mythobiographe ? Thèse de doctorat, U. de Grenoble III, 1995.

3 Belle du Seigneur, Gallimard, 1968, p. 234.

4 Ibid., p. 235.

1Ibid., p. 711

1 Solal, Coll. Folio, Gallimard, 1984, p. 287.

2 Belle du Seigneur, Gallimard, 1968, p. 402.

1 Solal, p. 119.

2 Ibid., p. 122.

3 FREUD, "Sur la sexualité féminine", in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1931.

4 FREUD, Sur la sexualité féminine, 1931.

1 Ô vous, frères humains, Gallimard, 1972, p. 41.

2 Carnets 1978, p. 172.