ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Mariette : entre le sérieux et (ou) le comique d'une entreprise langagière par Véronique Duprey

Mariette : entre le sérieux et (ou) le comique d'une entreprise langagière

Véronique DUPREY

Le comique d'une entreprise langagière

Le comique du personnage de Mariette

Le personnage de Mariette dans Belle du Seigneur se confond et se mêle, dans une perspec­tive littéraire, au personnage de la bonne ou du valet en action depuis Sancho Pança. Elle occupe la place privilégiée des valets capables de fournir au lecteur un regard extérieur sur les héros, leurs maîtres, tout en livrant des renseignements essentiels sur leur intimité. En outre ce personnage, proche de la servante confidente des comédies classiques, est capable de rapporter les faits qui se sont déroulés hors de la scène romanesque et qui resteraient inconnus sans son récit. Cette fonction de témoin explique que, dans la quatrième partie du roman, où l'on assiste à la dé­chéance de la passion des amants, l'auteur laisse discourir Mariette pendant plus de quatre chapitres[1]. Ce personnage finit même, au début de la cinquième partie, par assurer le rôle de témoin unique de la relation des amants.

Or on peut remarquer que le narrateur ne fournit que peu de renseignements sur ce person­nage. De Mariette nous savons, par les quelques renseignements que nous pouvons relever au fil de son propre discours ou de celui d'Ariane, qu'elle fut la nourrice des enfants du pasteur d'Auble, qu'elle passa au service de Madame Valérie à la mort du pasteur puis qu'elle s'occupa des trois enfants et finalement d'Ariane. Nous savons également qu'elle est veuve et catholique, qu'elle a trois nièces et une soeur. Ces maigres renseignements forment la "fiche" biographique de ce personnage romanesque. Par ailleurs aucun portrait de Mariette n'existe (dans le sens convention­nel de la description d'un personnage à partir de traits physiques, caractériels, moraux, etc.). Ainsi les quelques traits qui servent à présenter Mariette au lecteur apparais­sent plus comme des indices roma­nesques utilisés par tout auteur pour situer son personna­ge, comme le recom­mande une convention romanesque implicite, qu'ils ne témoi­gnent d'une volonté de donner à cette figure une densité romanes­que à partir de sa descrip­tion. Or cette absence de caractérisation est particu­lièrement propre au personnage comique, comme le rappelle J. Sareil dans son étude sur L'écriture comique[2] : "En général, la description des protagonistes de romans comiques est brève et se limite à quelques traits physiques ou moraux."

Que le personnage de Mariette soit comique, nul lecteur ou critique de Belle du Sei­gneur ne saurait le récuser. Le rire fuse à chaque apparition et intervention de cette figure dans la trame romanesque de l'œuvre. Ce rire est en grande partie provo­qué par le décalage qui apparaît entre les apartés francs et ingénus de ce person­nage et la trame romanesque dramatique du reste de l'œuvre. Comme les Valeureux, Mariette introduit une pause divertissante au sein d'un récit assez sombre. Cependant ce comique, loin d'être gratuit et de témoigner simple­ment d'une humeur joyeuse de l'écri­vain, est engagé et vise à mettre en question certains principes et certaines valeurs. Ainsi l'existence de ce personnage dans Belle du Seigneur se justifie par sa fonction contrapuntique au sein du roman. Le comique de Mariette est en effet le plus souvent irrévérencieux. Et que la moque­rie soit légère ou grave, sa visée reste toujours la même : détruire certains principes et désacrali­ser divers tabous. Or le tabou le plus important auquel vient se heurter le comique de Mariette est l'amour passion.

Que le personnage de Mariette démystifie l'amour passion des deux amants en en montrant les bassesses n'aura échappé à aucun lecteur. À l'amour sublime que tentent de vivre les amants, Mariette oppose en effet sa théâtralité et son manque de naturel ("Oui je viens maboule dans cette maison de poupées d'amour qu'ils doivent se voir comme au théâtre, seulement quand ils sont bien fignolés." [BS, 689]). Plus encore l'attaque de Mariette se développe par le rappel des fonctions physiologiques auxquelles même les amants ne peuvent échapper ("les water causettes dans les deux chambres de bains c'est pour que chacun chasse pas que l'autre est allé faire ses besoins, les grands et même les petits" [BS, 687]). La désacralisation n'épargne rien. Et le comique tout naturellement "vise vers le bas puisque son rôle est de rabat­tre" (Sareil).

Plus encore ce qui est bas finit par être rehaussé par Mariette qui n'hésite pas à relever ce qui, sous l'effet de l'affectation et de l'hypocrisie, est dévalué. Ainsi en va-t-il des fonctions physiologiques qui, sujet tabou affecté ordinairement d'une langue métaphorique, sont vantées en termes clairs par Mariette :

"Eh bien moi je dis qu'il n'y a pas de honte à faire ses besoins c'est le bon dieu qui a voulu ça, que même le roi et sa reine ils font leurs besoins et moi aussi, mon mari il savait quand j'y allais et quand même on s'aimait je vous garantis"[691] ;

"Si c'est ça l'amour moi j'en veux pas, avec mon défunt on aurait fait nos petits besoins ensembe pour pas se quitter et moi je dis que c'est ça l'amour" [693].

Ainsi, comme l'énonce J. Sareil, "l'homme s'est fait une si haute idée de lui-même qu'il est bon de lui rappeler ses fonctions excrémentielles et son besoin de copulation". Or l'offensive menée contre ce "théâtre" d'amour, si elle correspond bien à une dénoncia­tion des fausses pudeurs des amants qui refusent les grossièretés physiologi­ques et les contraintes pratiques, ne sombre jamais dans le sérieux mais garde toujours un ton burlesque. Le comique est préservé même lorsque l'attaque est sévère grâce à l'ingénuité et la simplicité même du discours de Mariette, qui revêt toujours un tour divertissant et se gagne la faveur du lecteur en faisant sombrer le comportement des amants dans le ridicule.

Fidèle à une tradition littéraire qui veut que la farce des valets ridiculise la préciosité des maîtres, Mariette révèle ainsi crûment ce que les amants cachent et tentent de contrôler : le jeu des fonctions physiologiques. Le comique de ce personnage est ainsi essentiel­lement porté par le décalage qui apparaît entre la naïveté et la simplicité de son comporte­ment, de sa morale et de ses raisonne­ments et celui des amants, et plus globale­ment de la société qui l'entoure.

Le comique du langage

Le comique de Mariette est en outre langagier. Et bien qu'il n'existe pas de style comique ayant ses modes d'expression propre, il est possible de situer Cohen dans cette lignée d'écrivains qui tels Rabelais, Molière, Queneau, Céline et Proust font parler leurs personnages selon leur origine, leur milieu. Or cette oreille prêtée à l'idiolecte de chacune de leurs figures mêle générale­ment deux intentions chez ces écrivains : l'amuse­ment de transcrire des formes langagières autres en en tirant de savou­reux effets d'écriture comique et la volonté d'ouvrir la littérature à d'autres français porteurs d'idéologies subversives par rapport à celle du français littéraire conventionnel. Or ces deux projets soutiennent visiblement la langue que prête Cohen à Mariette.

En tout premier lieu le traitement qu'impose l'auteur à la langue de Mariette, en tentant de reproduire une langue populaire et orale, est riche d'effets comiques. La langue de la domestique (qui pourrait servir de corpus illustrateur à l'établissement d'une grammaire des fautes du français populaire) ne cesse, par son emploi approxima­tif ou fautif des formes de la langue, de provoquer le rire. Parmi cet ensemble de formes subversives, certaines plus que d'autres déclenchent le rire. Quelques exemples suffi­ront à l'illustrer.

Des particularités phonétiques comme le lapsus linguae, qui réside dans une mauvaise prononciation ou un télescopage sémantique, permet d'obtenir des effets burlesques dans l'écriture : “Chassant pas la différence entre un verre à Bordeaux et un verre à vin fin" [423];  “Voilà testuel[3], enfin non pas testuel si vous voulez, disant pas que ça la dé­man­ge" [445].

Il en est de même pour l'emploi de l'onomatopée, répondant au principe de l'harmo­nie imitative : "peut-être qu'ils vont au cinéma d'amour et Reufeuleumeuleu comme ça jusqu'à ce qu'ils ayent la barbe blanche" [693] ;"J'aime bien boire mon café avec des glouglous" [421].

Au niveau du vocabulaire, le comique est provoqué en tout premier lieu par l'emploi d'un lexique expressif et proche du corps qui introduit des réalités en général rejetées par le discours conventionnel :"Sauf que le roi une nuit il a carambolé[4] la reine" [422]; "On croit que ça y'est, qu'elle va avoir le ballon[5]" [422].

Par ailleurs une partie du lexique employé par Mariette repose sur la déforma­tion de mots, indiquant l'inculture de la gouvernante : "mais elle, elle a été éduquée dans la protestance[6]" [427]; "pauvre Didi on ne faisait pas tant de mignognances[7] pour lui."

En outre Mariette emploie beaucoup de proverbes et de locutions. Or ces formules à valeur senten­cieu­se sont pour la plupart défor­mées par la domestique. Cette transfor­mation que fait subir la voix de Mariette à ces formules engendrent le rire par leur ingénuité ou l'effet subversif qu'elles provo­quent :

"Remet du venin à l'ouvrage"  [421];

"Travaillait à la sueur de mes jam­bes"  [422] ;

"L'amour est enfant de poème comme dit la chan­son" [681];

"Il y a anguille sous cloche" [441].

Certains de ces proverbes et locutions, grâce au travail de déformation que leur fait subir Mariette, perdent leur sens figé et acquièrent une logique sémantique qu'ils ne possé­daient pas jusque alors. Loin de perdre de leur sens pour le lecteur, les transforma­tions que subissent ces expressions l'éclairent sur leur signi­fication réelle : l'associ­ation lexi­cale de "travailler" et de "jambes" apparaîtra ainsi plus probante au lecteur que la combinaison plus abstraite de "travail" et de "front".

La voix de Mariette se révèle en outre créa­trice de jeux de mots : "proparienne" [420][8];  “Putallaz" [420]; "Water-causettes" [684].

On est en droit de s'interroger sur le jeu qui s'établit entre la voix de Mariette et celle du narrateur à l'examen de ces formules. Ces inventions langagières subtiles sont-elles le résultat d'une veine inven­tive inconsciente d'elle-même que posséderait Mariette ? Ou faut-il dans ces jeux de mots percevoir la voix tronquée du narrateur ?

Enfin la présence dans le vocabulaire de la domestique de quelques mots du lexique soutenu ou littéraire, parce qu'ils introduisent un décalage avec le registre populaire, qui forme la base du corpus lexical de ce personnage, ­suscite le sourire du lecteur : "Une vraie gabegie cette cuisine" [420][9];  "ma remplaceuse à moi, gentille et tout, mais pas d'idées, pas l'es­cient de s'orga­niser"[10] [421]; "ça a fait maison vilipendée"[421].

Cependant le comique ne naît pas tant de l'effet ponctuel provoqué par l'emploi d'un procédé spécifique que de l'accumulation de l'ensemble de ces marques qui imposent à la configuration syntaxique, phonétique, graphique et au vocabulaire une tournure populaire et familière.

L'exploitation des incorrections, par l'emploi systématisé d'impro­priétés, de solécis­mes, d'anacoluthes, le lexique populaire, le rythme et les intonations du discours oral pour donner quelques autres exemples de l'étendue du domaine où l'idiolecte populaire introduit sa marque, finissent par imposer au lecteur une langue dont le burlesque naît de l'écart que représentent ces formes avec le code familier du français conventionnel.

Le sérieux d'une entreprise langagière

La recherche de nouvelles voix/voies

Cette étude du langage du personnage de Mariette serait incomplète si après en avoir analysé le comique, on omettait d'indiquer le sérieux que porte en son sein cette entreprise langagière. En deçà ou au-delà de son comique, la langue de Mariette participe en effet à un projet beaucoup plus vaste : la dénonciation dans la littérature de l'emploi d'un français littéraire trop univoque dans ses formes et la volonté d'ouvrir la littérature à de nouvelles voies et voix. Et dans cette tentative, un auteur, Proust va servir de modèle à Cohen.

Cohen, fort de son statut de "bâtard" de la langue française, qui de surcroît trans­forme cette exclusion originelle en revendication[11], entrevoit en effet grâce à Proust, de nouvelles voies. C'est ainsi que dans "le juif et les romanciers français"[12] Cohen déclare à propos de Proust :

"À noter en passant cette merveilleuse faiblesse, cette impossibilité de choisir [..] qui fait des Essais de Montaigne ou de À la recherche du temps perdu, un fleuve entraînant dans sa course fatale tant d'alluvions, en­voyant tant de bras à l'exploration de tant de terres étrangères"[13].

L'œuvre proustienne par sa volonté, entre autres, d'ouverture à des "terres étrangè­res" ("le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus"[14]) révèle une conception de l'œuvre littéraire qui peut s'appliquer à Cohen et à ses publica­tions futures. Pour l'écrivain, sensibilisé par l'expérience de l'exclu­sion au concept d'étran­geté et de marginalisa­tion au sein de la patrie propre, l'œuvre doit s'ouvrir aux voix étrangères, à tous ces emplois langagiers mineurs rejetés par une certaine tradition classique. Cette idée se trouve exprimée dans une des lettres de l'écrivain à André Spire, en 1922, avec lequel il entretint une corres­pon­dance impor­tante :

"Je veux maintenant l'œuvre large et, comme la mer accueillante à tous. Je m'efforcerai de rejeter tout aristocratisme littéraire. Au fond l'œuvre d'élite n'est (peut‑être) pas l'œuvre qu'on écrit pour une élite"[15].

Ainsi, selon Gérard Valbert, Cohen "voulait l'œuvre ouverte, celle qui refuse les schémas de la convention, brise l'unité de lieu et de temps", et l'on peut rajouter l'unité de ton.

Ouvrir l'œuvre à tous, comme l'énonce Cohen à ses débuts de jeune auteur, c'est aborder le travail de l'écriture littéraire en manifestant la volonté d'accueillir la diversité au sein du roman. Or cette variété n'est autre que la multiplication de voix (au sens bakhtinien d'incarnation d'une "position interprétative sur le monde et la société") dans l'œuvre littéraire. Le texte devient une texture polyphonique où se mêlent et se superposent des énoncés qui expriment une compatibi­lité ou un écart les uns avec les autres, répondant à la définition même du roman tel que Bakh­tine l'a défini, à savoir : "un dialogue de langa­ges"[16] qui sont indissoluble­ment liés à "des systèmes idéologiques et [des] attitudes à l'égard du monde [...] qui se contredi­sent"[17].

L'œuvre autobiographique témoigne également de cette association apparemment inévitable entre idéologie et langage. Dans Le livre de ma mère, l'auteur rappelle : "on était des rien du tout sociaux" qui étaient "fiers quoique pauvres"[42]. Or la mère Louise Cohen, consciente de la modestie de son statut, est présentée par le fils écrivain comme ayant "un complexe d'infériorité" [47], ce qui lui fait choisir de parler "à voix basse", [Ibid.]. Elle est même exclue de la communauté des dames de commerce, à laquelle la rattache le métier de son mari, parce qu'elle ne savait pas, comme le souligne Cohen, "parler comme elles"[58]. Une fois diplomate Cohen reviendra sur cette colora­tion idéologique des mots :

"Il y a une chose qui me fait de la peine, c'est qu'il y ait en Israël des citoyens respecta­bles, intelligents et qui parlent admirablement le yid­dish. C'est l'aristo­cratie. Et puis il y a la plèbe. Et moi je fais partie de la plè­be."[18]

L'écriture est donc au service d'une idéologie sociale. De même que le yiddish semble réservé à une élite, "l'amour du style, [...] de Voltaire ou, Dieu les pardonne, d'Anatole France et autres messieurs de l'Académie, n'est qu'une inconsciente satisfaction d'appartenir à une caste privilégiée de possédants" [Chant de Mort, 190], de même que l'idée sartrienne de totale liberté est "une idée bourgeoise, idée de protégé, de préser­vé" [BS,725].

De Mangeclous à Belle du Seigneur ou de Proust à Céline

L'observation du traitement de la langue littéraire par Proust, qui se présente donc à de multiples égards comme un modèle de réfé­rence pour Cohen, permet de mieux dégager une esthéti­que de notre auteur. Et plus l'analyse s'affine, plus la constel­lation Cohen‑Proust se révèle pertinente. C'est ainsi que si l'on constate chez ces deux auteurs la volonté d'"écrire contre la langue" (même si leurs motifs diffèrent) une autre simili­tude se fait jour : la pierre de touche la plus sûre des êtres dans À la recherche du temps perdu comme dans l'œuvre de Cohen est le langage.

Proust est attentif à reproduire les caractéristiques et la qualité du discours de ses person­na­ges. Le langage devient chez cet écrivain, plus que chez tout auteur jusque alors, l'indice le plus sûr pour juger ses caractères. Le langage révèle, par les formes qu'il revêt, les individus au-delà du contenu de leurs discours. De surcroît le style ne se contente pas d'englober le contenu, mais il le révèle. Or, sans pouvoir se prêter à un travail comparatif sur l'ensemble des similitudes qui apparais­sent entre les formes langagières que ces deux auteurs prêtent à leurs personnages (sujet qui prête­rait à lui seul assez de matière à un livre complet), il est intéressant de souli­gner au moins la parenté qui existe entre le personnage de la bonne Françoise qui traverse toute La recher­che du temps perdu et les figures populaires de l'œuvre de Cohen.

On retrouve tout d'abord chez ces deux auteurs le souci identique de prêter une voix personnelle aux figures populaires. Que ce soit dans Mangeclous ou dans Belle du seigneur, les voix des personnages de Jérémie, de Scipion ou de Mariette, loin de se voir concéder la neutralité ou la fausseté de ton des domesti­ques (qui, jusqu'au XVIIIe siècle, s'expriment souvent comme leurs maîtres), acquièrent des formes personnali­sées et originales. Proust de même, et avant Cohen, restitue à la domesticité son importance. Et le discours de Françoise semble, dans ses formes, préparer la voie aux discours des personnages qui sont porteurs du génie de la langue populaire dans l'œuvre de Cohen. On retrouve en effet en germe dans le parler de la bonne de Com­bray la langue spécifique que Cohen exploitera dans son œuvre pour faire parler les personnages de Jérémie, Scipion, Mariette, à savoir le langage populaire et oral :

"Par certains côtés, par son langage entièrement oral où les erreurs d'audi­tion prennent la force d'une création grammaticale et les proverbes la force d'un jugement [...], Proust n'est peut‑être jamais allé aussi loin dans la transposition du style parlé que dans les dialogues de Françoise et de sa patronne"[19].

Proust prête au personnage de Françoise une langue colorée et vivante qui se soucie plus d'expressivité que de correction. L'écrivain effectue ainsi un travail scrupu­leux pour mettre en place dans le discours de la bonne une véritable grammaire des fautes propre à reproduire le langage populaire de "cette illettrée qui fait des cuirs"[20] mais auquel il mani­feste son attache­ment ("Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaire et pourtant un peu individuel qui était le sien"[21]). Cette figure finit même par représen­ter pour l'écrivain "le génie linguistique à l'état vivant, l'avenir et le passé du français"[22].

De même Cohen avoue avec regret son impuissance à reproduire comment  le personnage de Jérémie dans Mangeclous "prononce et susurre" [272][23] de même qu'il avoue éprouver une "ten­dresse particu­lière pour Mariette", cette "brave gouver­nan­te"[24]. L'auteur par ailleurs n'hésite pas à faire revendiquer à ces figures populaires leur parler franc ("et vous savez j'ai pas honte de parler genre marseil­lais" [Mang, 247]); "je suis la Française franc parler" [BS, 426]).

Or en observant de plus près le discours de la bonne de Combray et ceux des person­nages de Jérémie et de Scipion dans Mangeclous, on ne peut qu'être frappé par la simili­tude des procédés utilisés par ces deux auteurs pour reproduire ces paroles. En tout premier lieu lorsque Proust fait discourir Françoise il a soin par exemple de faire encadrer le discours populaire et criblé de fautes de ce personnage par la voix distincte d'un narrateur. Celui-ci se désolidarise de cette forme d'idiolecte, dont il souligne les incorrections, en se prêtant à un commen­taire sur son langage :

"Croyant la langue moins riche qu'elle n'est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu'elle avait entendu parler du jambon d'York avait­‑elle cru —trouvant d'une prodiga­lité invraisemblable dans le vocabulaire qu'il pût exister à la fois York et New‑York — qu'elle avait mal entendu et qu'on avait voulu dire le nom qu'elle connaissait déjà"[25].

De même dans Mangeclous, qu'il s'agisse de reproduire le discours populaire et marseil­lais du personnage de Scipion, ou le discours baroque et populaire de Jérémie, ces palabres sont encadrés par les commentaires du narrateur et sont toujours placés entre parenthèses :

("Difficile de dire comment Jérémie prononce. Voici à peu près. Tous les «u» sont pronon­cés «i». Les «e» deviennent «é» ou «i»[...] «Je suis allé chez un coiffeur qui m'a demandé peu de l'argent» devient : «Jé si allé chez aine bonne coâfffèhrr qui m'a démanedé pé dé arrhgeanne». Impos­sible de transcrire continuellement et complètement cette étrange pronon­ciation. Les phrases devien­draient incom­préhensi­bles.)"[198]

Les deux auteurs ont de surcroît recours à des signes typographiques pour souligner les erreurs du discours. L'usage fréquent des guillemets est ainsi utilisé par Proust comme par Cohen afin de désolidariser le narrateur de certains mots qui sont exclusive­ment rattachés à certains personna­ges populaires ("Il me dit qu'il la connais­sait depuis bien longtemps elle et ses amies, bien avant qu'elles eussent atteint «l'âge de pure­té»[26]). Ceux-ci permettent également de souligner les erreurs de pronon­cia­tion ("Et Jérémie ne cessait de raconter les «injistices des messiés alle­mands»" [Mang, 196]) tout en aidant le lecteur à décoder ces fautes ("Je compris aisé­ment que pureté était dit pour «puberté»" [Proust, op. cit.]). Enfin l'emploi des guillemets sert parfois à indiquer la significa­tion d'un tour régional :"il y avait un collègue en bas qui leur donnait des contremar­ques aque les numéros («aque» dans le langage de Scipion signifiait «a­vec»)" [Mang, 140].

Si Mariette ne peut prétendre acquérir le statut de person­nage autonome de l'histoire par les indices romanesques qui lui sont prêtés, dont nous avons souligné l'indigence dans la première partie, cette épaisseur romanesque la domestique l'obtien­dra par la parole comme certains personnages prous­tiens qui, selon Genette "ne se manifes­tent à peu près que comme des exemplai­res stylisti­ques".

La langue de Mariette est certainement celle à laquelle Cohen a prêté le plus de soin et qui laisse apparaître également le plus clairement le véritable travail d'orfèvre­rie auquel l'écrivain s'est livré sur la langue. L'étude de l'idiolecte de Mariette révèle en effet un travail acharné sur des formes langagières dont la complexité même  récuse l'idée d'un écrivain qui spontanément aurait possédé le don de reproduire une langue populaire et orale (comme l'auteur aimait à le faire croire, soucieux de toujours correspondre au mythe romanti­que de l'écrivain inspiré). Ainsi la présence dans le discours de Ma­riette de la plupart des procédés stylistiques connus à l'époque de la publication de Belle du seigneur pour reproduire une langue familière semble être l'œuvre d'un grand rigoriste plutôt que celle d'un dilettante. La bonne Mariette se situe en effet du côté du discours, de la parole et non de l'action. La gouvernante possède cette même verve intarissable que celle qui est conférée aux personna­ges des Valeu­reux et elle apparaît pour prendre le relais, dans Belle du Seigneur, de la voix critique qui jusqu'à lors était échue à ce groupe de figures[27].

Or, de Mangeclous à Belle du Seigneur, on remarque une importe évolution dans la transposi­tion du discours populaire des personnages. De discours encadré par un narrateur dans Mangeclous, la langue populaire devient dans Belle du Seigneur un discours autonome qui s'affranchit de toute omniscience en se présentant sous la forme de monologues qui ne s'intègrent plus dans une conver­sation ou dans un récit[28]. Par ailleurs la typographie traditionnelle qui réglemente les discours des personnages de Jérémie, de Scipion ou de Françoise disparaît dans celui de Mariette laissant place au flux de la parole. La virgule, seul signe de ponctua­tion présent dans son discours, indique les pauses de la respiration plus qu'elle ne correspond à l'usage normal[29]. Ainsi par ces deux caractéristiques (l'affranchissement de toute omnis­cience et la reproduction du flux de la parole), le discours populaire de Mariette s'éloigne dans Belle du seigneur du style proustien, qui caractérisait le discours des personnages de Jérémie et de Scipion, pour passer du côté célinien.

À lire dans Belle du seigneur les apartés de Mariette, on est tenté en effet de penser que, dans cette tentative de transposition de discours populaire et oral dans l'écriture littéraire, l'écrivain se soit servi de l'exemple littéraire le plus brillant et le plus proche de lui : l'œuvre célinienne[30].

Le projet qui soutient cette œuvre, comme celle de Proust et de celle de Cohen, est égale­ment avant tout d'ordre langagier. Cet écrivain appartient, lui aussi, à la catégorie d'auteurs qui ont tenté de se créer leur propre langue au lieu d'emprunter à la prose classique ses instruments langagiers, les mots dans le texte célinien dispu­tant (ce qui est maintenant devenu un stéréotype de la critique littéraire) le primat au sens romanesque, qui jusque alors régnait en souverain dans la conduite de la création littéraire.

Céline choisit en effet d'exploiter, comme instrument principal pour trouver une nouvelle langue littéraire, le français populaire. Or l'enjeu que représente ce recours à un français argotique et populaire n'est pas uniquement linguistique. Si Céline tend à vouloir mettre en évidence la richesse intrinsèque qu'offre la langue populaire pour l'écriture littéraire, sa transposition dans l'ordre de l'écrit correspond surtout à la volonté détermi­née de cet auteur de miner le français conventionnel et son idéolo­gie élitaire. En 1933 cet auteur qualifie la langue argotique et orale de Voyage au bout de la nuit de langue "anti‑bourgeoise" dont le but est de "démocratiser la langue littéraire"[31].

Le recours au français populaire a ainsi pour but essentiel et nettement avoué de "démysti­fier les indivi­dus, les actes ou les sentiments tenus pour nobles"[32]. Cette langue populaire, associée dans l'esprit du temps à la langue orale[33], dénote donc un souci commun chez Céline et chez Cohen : ces deux auteurs cher­chent à rompre avec une certaine tradition littéraire langagière qui tend à différen­cier nettement l'ordre écrit de l'ordre oral de la langue et ainsi à opposer le langage noble au langage vulgai­re. Ainsi malgré le choc idéologi­que[34] qui sépare le juif Cohen de l'antisémite Céline, il est possible de prêter à ses deux écrivains le même projet langagier : la recherche d'un discours littéraire plus véridique à travers l'insertion dans la littérature de nouvelles voix[35]. Or on sait que Céline parvint en partie à ce but grâce au mélange des deux ordres dont il décrit ainsi la fusion au sein du langage littéraire :

"Faire passer le langage parlé en littérature ce n'est pas la sténographie ­— il faut imprimer aux phrases, aux périodes une certaine déformation, un artifice tel que lorsque vous lisez le livre il semble que l'on vous parle à l'oreille"[36].

L'introduction de la langue parlée dans la littérature permet donc en premier lieu à Céline de subvertir le code littéraire traditionnel en opposant au discours conventionnel de nouvelles idéologies portées par des nouvelles formes d'écriture. Comme le rappelle Henri Godard, l'orientation du discours vers l'oralité chez Céline est utilisée en vue "d'une voix déterminée socialement"[37]. L'insertion de discours populai­res, argoti­ques, oraux, ouvre la littérature et les lecteurs à des systèmes de références méconnus. À travers ces nouvelles formes langagières s'expri­ment des pans idéologiques de la société qui n'avaient pas jusque alors pénétré le domaine de la littérature comme le langage de Mariette qui symbolise le discours des classes simples[38].

Cette voix est introduite par l'écrivain pour interpeller et démentir la langue distinguée, noble et bourgeoise qui domine la littérature en lui opposant un langage soucieux de prosaïsme, de clarté et d'expressivité "en contact avec la vie quotidienne, le travail et le corps"[39] et qui possède son propre code[40]. Ainsi deux intentions se font jour. D'une part écrire autrement pour se débarrasser des faux‑fuyants et des fausses pudeurs du langage noble de la langue française écrite conventionnelle qui tend à évacuer la réalité. D'autre part introduire des formes d'écriture différentes porteu­ses d'autres visions du monde et de la société :

"Par le jeu de nouvelles trouvailles ou à tout le moins des déformations succes­si­ves des termes existants, elle [la langue populaire] maintient suffisamment à vif contre tout effet d'habitude ou de cliché la désignation des réalités devant lesquel­les biaise le français reçu"[41].

La critique, par Mariette, de la fausseté de la langue lyrique et noble des amants dans Belle du seigneur ("À tabe malgré que tout à l'heure ils ont fait les cent coups dans le lit, à tabe des politesses que ça me met hors de moi, des non merci, se parlant même chose que deux présidents de la république" [BS, 692]) intervient après celle des Valeu­reux dans les œuvres précédentes et se construit parallèlement à celle développée par le héros Solal dans ses monologues. Cependant cette dénonciation d'un langage littéraire noble et conventionnel est indubitablement plus convain­cante lorsqu'elle est portée par la voix populaire de Mariette. La critique de fond (le refus d'un langage noble) s'appuie alors sur un langage qui rejette dans ses formes ce qui est l'objet même de la condamna­tion de son discours[42]. Comme l'énonce J. Sareil :

“Pour qu'il y ait désacralisation, il faut qu'il y ait attaque ou moquerie du sacré. C'est pour cela que le comique se plaît volontiers dans le do­maine où les tabous sont si bien acceptés que le langage lui-même en est affecté et devient métaphori­que. L'offensive est alors menée contre ces interdits et contre la façon dont ils sont exprimés et qui devient source de plaisanterie"[43]

Ainsi tout autant que le contenu de son discours (qui reprend en charge les thèmes chers à l'écrivain[44]: critique de la loi du plus fort, de la puissance sociale, réhabili­ta­tion du physiolo­gique, des valeurs prosaïques etc.) les formes du langage de Mariette confèrent à ce personnage son identité au sein du roman. La voix populaire de la gouver­nante et celle des amants s'affrontent ("Et puis je ne dois pas lui dire rien à tabe [..] et puis quand je sers je dois me tenir de tousser" [BS, 692][45]). En parta­geant le discours immédiat réservé aux amants, la vision de Mariette est rendue égale à la leur. Et puisque son discours se présente sans narra­teur interposé, elle assume le rôle de narrateur provisoire.

Cependant il est indéniable que Céline est allé beaucoup plus loin que Cohen dans son exploitation de la langue parlée. Son emploi en est systématiquement étendu au discours de tous les personnages alors qu'elle est portée dans l'œuvre de Cohen par quelques voix seulement. Par ailleurs Céline évite, contrairement à Cohen, d'intro­duire dans le discours de ces personnages ce qui fait purement figure de fautes afin de ne pas associer ces formes à un locuteur "populaire" qui maîtriserait mal la langue :

"Il est tout à fait remarquable que dans cette prose de Céline qui se nourrit de langue populaire, ces innombrables à‑peu près lexicaux (pas plus que les déforma­tions de construction) ne sont jamais sentis comme des fautes attribua­bles à un locuteur «populai­re». Lorsque Proust fait parler Françoise et le direc­teur de l'hôtel de Bales, ou Albert Cohen Ma­riette dans Belle du Seigneur, les expres­sions archaïques ou populai­res vont de pair avec les déformations de mots [...]. Mais, involon­taires et inconscients dans le discours de ces person­na­ges, chez Céline nul ne doute qu'ils soient voulus. Spontanément le lecteur les situe non en deçà de la maîtrise de la langue, mais au-delà comme un défi lancé en connais­sance de cause à l'usage reçu"[46].

Aussi le rapprochement tenté ici par Henri Godard entre ces trois auteurs (Céline, Cohen, Proust) nous semble des plus pertinents. Chez ces trois écrivains s'exprime le désir de mettre à l'honneur dans la littérature d'autres formes langagiè­res, dont par exemple le langage populaire, qui comme la langue française elle‑même, et sa toponymie, est parsemée d'erreurs. La langue de Mariette, comme celle de Françoise ou des person­nages céliniens, est directement rattachée au génie de la langue. Et cette langue vivante déforme le langage pour mieux le former et le reformer.

L'exploitation de la langue populaire, orale ou parlée (peu importe le nom qu'on lui donne), se présente donc chez ces trois auteurs comme un "contre‑discours" qui a pour fonction principale de contester le discours bourgeois et noble dominant la littéra­ture avec ses formes se conformant au "bon usage". Par ailleurs les œuvres de ces trois écrivains sont dominées par le souci de représenter d'autres français jusque-là exclus de la langue littéraire et qui pourraient l'enrichir. L'introduc­tion de ces contre-discours a donc aussi pour conséquence immédiate d'inté­grer d'autres visions du monde. Ainsi chez ces trois auteurs la teneur langagière n'est pas dénuée d'une certaine idéologie et l'on retrouve dans leurs œuvres respectives l'idée contempo­raine que l'engagement le plus profond de l'écrivain passe par le choix des "voix", des "français", des formes langagières qu'il choisit de développer dans son œuvre.

Ces considérations doivent amener le lecteur à considérer le discours de Mariette comme bien autre chose qu'un "exercice de style" gratuit de l'auteur. Derrière les ficelles langagières, utilisées par Cohen, pour provoquer le rire "gras" du comique en faisant de la langue de Mariette un pastiche et un stéréotype de la langue populai­re, le recours aux formes du langage populaire n'est pas arbitraire mais sous‑tend une tentative de reproduction d'une parole "autre" au sein du discours romanesque.

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 6, 1996.

 

 


[1] Voir chapitres LIII, LV, LVI, LXV. Toutes les références aux œuvres de Cohen, indiquées entre crochets dans l'article, renvoient à la collection blanche (Gallimard).

[2] Jean SAREIL, L'écriture comique, PUF, 1984, p. 67

[3] Un jeu s'établit ici entre les deux mots auxquels renvoie appa­remment le terme de "testuel" employé par Mariette, à savoir : "textuel" et "testicule". Et le comique naît du double sens qui peut être prêté à ce mot.

[4] Dans la langue populaire, "posséder". Le substantif "carambolage" évoque lui l'accou­plement sexuel.

[5] "Avoir le ballon" selon le Dictionnaire du français non conven­tionnel signifie "être enceinte".

[6] Employé ici à la place de "protestantisme", ce terme de "protes­tance" joue sur l'effet comique que provoque la confusion qui s'éta­blit avec le terme "protestation", tendant à faire du protestan­tisme la religion de la protestation par excellence.

[7] "Mignognance" est ici employé à la place de "mignardise".

[8] Ce terme se présente comme un mot-valise qui mélange d'une part l'association des termes "propre à rien" et d'autre part l'ex­pression "propre arienne".

[9] "Gabegie" [de l'ancien français, "gaber" (tromper)] : désor­dre, gaspillage prove­nant d'une gestion défec­tueuse ou mal­honnête.

[10] du latin médié­val "meo , tuo...sciente"  ("moi, toi... le sachant"). cf. "à bon escient".

[11] Dans Le livre de ma mère cette différence au départ subie ("je me rappelle, j'étais un écolier pourvu d'un accent si oriental que mes camarades de lycée [...] prophétisaient que jamais je ne pourrais parler comme eux" [42]) se transforme en revendication ("ils avaient raison d'ailleurs" [Ibid.]).

[12] Revue de Genève, n° 33, Mars 1923.

[13]  [Nous soulignons] Ibid., p. 348, note 1.

[14] M. PROUST, Contre Sainte-Beuve, in "Essais et articles", p. 559.

[15] [Nous soulignons]. Lettre adressée à Spire, 14/1/1922, citée dans Le magazine littéraire, janv. 1989, n° 261, p. 31.

[16] M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. Tel, 1987, p. 115.

[17] Ibid., pp. 116‑117.

[18] Les Nouvelles littéraires, 27/5/80, n° 2730, p. 21. De plus on ne peut oublier que Cohen, au-delà de ses activités littéraires, se dévoua dans son activité professionnelle en grande partie à la cause des réfugiés. Cet engagement est de même nature que celui qui apparaît dans son acti­vité littéraire : donner un passeport, un titre de voyage aux réfugiés apatrides, c'est en effet reconnaître l'exis­tence d'un groupe de la population jusque alors ignoré.

[19] Fernandez RAYMOND, Proust ou la généalogie du roman moder­ne, Grasset, 1979, p. 186.

[20] M. PROUST, Du côté de chez Swann, in À la recherche du temps perdu, éd. de P. Clarac, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, p. 54.

[21] Sodome et Gomorrhe, Bibliothèque de la Pléiade, p. 726.

[22] À la recherche du temps perdu, tome II, p. 736.

[23] Pour Cohen, la voix humaine semble posséder une capacité de création sémanti­que qui est liée au jeu sur la pronon­ciation, sur les intonations et même le souffle.

[24] Nouvel Observateur, "Les vraies amour de Cohen, 10‑16 octobre 1986, p. 139.

[25] Du côté de chez Swann, p. 446.

[26] Sodome et Gomorrhe, p. 776.

[27] Le groupe des Valeureux dont le narrateur nous rapporte les aventures épiques, reste présent dans Belle du Sei­gneur. Cependant Mariette possède l'avantage de pouvoir nous faire pénétrer dans l'intimité de la païenne Ariane dont les Valeureux, parce qu'ils sont juifs, ne peuvent qu'être exclus.

[28] On assiste donc dans l'œuvre de Cohen comme dans la création proustienne au sacrifice de la parole unique de l'auteur et à la multiplication des propos des person­nages (l'auteur "se sacrifie pour ses héros, chacun ayant sa diction, son accent, son vocabulaire, son style, son univers de pensée"(Proust et le roman, p. 179.). Par ail­leurs le rôle du narrateur devient donc très limité : "ce que le narrateur commente, c'est un mot, une phrase, une réplique d'un dialogue au cours du récit, mais lorsque les héros ont le génie du langage, il les laisse parler et ceux‑ci ne sont parfois que ce qu'ils disent" (Ibid., p. 145).

[29] L'usage des virgules ne répond plus dans le discours de Mariette au souci d'articuler logiquement les groupes syntaxiques mais "vise à représenter le débit du discours et son rythme physiologique ou expressif" (Danièle LATIN, Le voyage au bout de la nuit de Céline: roman de la subversion et subversion du roman, Palais des Académies, Bruxelles, 1988, p.96.). Et loin de faciliter la lecture du texte, l'usage de la virgule, pour le moins capricieux, semble avoir pour but de déjouer les repères que le lecteur utilise habituellement comme autant de jalons logiques. La virgule est introduite là où l'usage la proscrit usuellement. Elle tente ainsi de reproduire la parole spontanée qui ressemble à un fondu enchaîné : cette parole remet en question des phénomènes aussi cou­rants que l'enchaînement et le découpage dans l'écrit du discours. Le lecteur est alors obligé de convertir le graphisme de la virgule en système d'intonation. Ainsi tous les traits prosodiques se trouvent transposés dans la langue écrite grâce à cet emploi unique et spécifique de la virgule. Voici un exemple où la virgule, dans le discours de Mariette, correspond à cette respiration de la phrase orale et s'éloigne de son usage codifié par la langue écrite : "Quand je suis entrée avant‑hier de retour donc de Paris ma soeur ayant dégonflé j'ai eu les sangs en culbute de la voir en décadence cette cuisine, moi que je la tenais fière et ordrée, une vraie bijouterie, il a fallu mon courage et ma grandeur de décision, nettoyant les vitres tout de partout à la peau de chameau, enfin tout, remet­tant tout en propreté, m'arrêtant pas une minute pour souffler vu la force de désordre qu'y avait" [BS, p.420].

[30] Malgré les témoignages contradictoires de Cohen à propos de ses affections littéraires, il semble que l'écrivain ait eu connaissance de l'œuvre célinienne ("alors il rêvait successive­ment d'être [...] un Céline — être un homme de son temps", Mang, p. 415.) même s'il prétend par ailleurs ne pas l'avoir lu : "Y'a Proust, y'a Proust [...] mais tous les autres qu'est ce que c'est ? [...] enfin il y a peut être Céline que je n'ai pas lu, je ne sais pas" (Radioscopie avec J. Chan­cel, avril 80). La mauvaise foi de Cohen éclate encore une fois ici magistralement, dans l'emploi de ce "peut‑être".

[31] Cahiers Céline, n° 1, p. 51 et p. 172. Cahiers Céline, n° 2, p. 133 cité dans Henri GODARD, Poétique de Céline, Gallimard, p. 186, note 1.

[32] Poétique de Céline, p. 194.

[33] Il ne faut pas oublier que le français populaire, avant d'être transposé dans la littérature aux XIXe et XXe siècles, a toujours été oral (exception faite des lettres privées).

[34] On sait que la critique célinienne de l'ordre bourgeois ne se fit pas au nom de l'aspiration à une société plus libre et qu'elle se transforma en des concep­tions racis­tes. Ainsi tout en voulant dénoncer ce qu'il y a d'oppres­seur dans un discours organisé par la logique et la gram­maire d'une langue, qui plus est imposée comme la seule correcte par la société, Céline cherchera un ordre oppressif seul capable selon lui de fonder une société forte.

[35] Il semble bien que, pour Cohen, une des caractéristiques importantes de la parole véridique en littérature soit proche de la définition qu'en donnait Céline : "Resen­sibi­liser la langue, qu'elle palpite plus qu'elle ne raisonne (...)" , Lettre de Céline à Milton Hundus, 15 mai 1947. De même Cohen affirmait détester "les romans épurés, intelligents à vomir et plus secs que caroube" (BS, p. 290).

[36] On peut voir que Céline établit la même confusion que ses contemporains entre langue parlée et langue orale.

[37] Poétique de Céline, p. 131.

[38] Mariette symbolise plus exactement la classe ouvrière. Ce personnage évoque d'ailleurs à plusieurs reprises ses attaches avec cette classe : "Mon plus fort travail du temps de la fabrique" [BS, 686].

[39] Ibid., p. 194.

[40] La langue populaire et orale de Mariette devient en effet un mode langagier à part entière avec un système de réfé­rences culturelles propres : chansons populaires des années vingt et trente : Édith Piaf [BS, p. 444 et p. 446], Juliette Gréco [BS, p. 427]...

[41] Poétique de Céline, pp. 201‑202.

[42] À cet égard les discours plus conventionnels des Valeureux et de Solal sont beaucoup moins convaincants.

[43] L'écriture comique, p. 24.

[44] Nombreux sont en effet les indices qui laissent pressentir et se profiler derrière le person­nage de la bonne, la voix du narrateur. En premier lieu on assiste subreptice­ment au mélange du discours de Mariette avec celui du narrateur par l'absence de recours aux guillemets ou aux inci­ses pour différencier les deux voix. ("Alors, débarrassée du peignoir, elle se réconforta à la manière des vieilles, en s'admirant localement", BS, p. 488). Ce mélange des deux voix peut être aussi décelé dans le dosage par­fois très subtil d'opinions contradictoires : "Et à bien réfréchir le plus pratique ça serait la religion des juifs parce que là y'a qu'un Dieu, un point c'est tout, sauf que c'est quand même des juifs" [BS, 427].

[45] Ainsi le plurivocalisme cohénien, tout en se présentant comme une ouverture de l'écriture à toutes les formes de discours, met au jour également l'écartèlement de l'é­criture entre différents discours marqués socialement et idéologiquement. Ceux‑ci loin de dialoguer ou même de coexister, se nient mutuellement.

[46] Poétique de Céline, p. 106. Nous voudrions cependant nuan­cer l'opinion de Henri Godard. Si le discours de Mariette traduit en effet un en-deçà de la langue puisque ce per­sonnage est dénué de tout désir conscient d'utiliser la langue populaire comme instrument de défi vis-à-vis du français reçu, il nous semble néanmoins que Cohen lui‑même, en choisissant d'introduire ces formes au sein du discours romanesque, poursuivait le même dessein que celui qui peut être prêté aux personnages céliniens : la mise en cause du langage littéraire tradition­nel. Ainsi le but poursuivi par ces deux auteurs est le même. Mais alors que Céline prête directement à ses personnages cette volonté de subvertir le langage romanesque en recourant à la langue populaire, chez Cohen ce projet n'est pas explicité dans le discours de Mariette mais cependant annoncé dans l'au­tobiographie et se décèle dans les voix démultipliées du narra­teur dans l'œuvre romanes­que (V. discours critiques de Solal et des Valeureux sur le langage conventionnel des Occidentaux).