Présence d'Albert Cohen dans le secondaire
Cinq textes extraits de l'œuvre d'Albert Cohen ont été donnés, dans le cadre de l'épreuve de commentaire composé, aux deux sessions du baccalauréat de français 1990-1991. L'occasion pour nous de faire un point rapide sur la présentation de l'écrivain dans les éditions scolaires et parascolaires.
Cohen au bac
Notons d'abord que Cohen est le seul auteur dont les textes ont été donnés à trois reprises au baccalauréat 1991 : tous ces textes sont extraits de Belle du Seigneur (l'incipit, la lecture de la lettre de Solal par Ariane et l'attente du Seigneur) : tous traitent, avec lyrisme et souvent avec humour, de la passion de Solal et d'Ariane. En 1990 deux extraits avaient été proposés : l'un tiré de Belle du Seigneur (satire féroce du monde des diplomates) ; l'autre du Livre de ma mère (évocation nostalgique de l'enfance).
Au baccalauréat 1987, deux textes de Belle du Seigneur et du Livre de ma mère avaient déjà été choisis : l'arrivée de Solal chez Ariane, et une méditation sur la vanité du monde des hommes par opposition à la pureté de l'amour maternel.
La présence de l'œuvre de Cohen aux examens du secondaire appelle quelques remarques :
- Elle marque avant tout la reconnaissance de l'œuvre comme partie intégrante du répertoire classique des auteurs du xxe siècle, en compagnie de Giono, Eluard, Laforgue et Le Clézio pour la session 91, et de Colette, Camus, Saint-Exupéry et Sartre pour la session 90.
- Par ailleurs, les extraits choisis offrent un registre varié de tonalités, allant du lyrisme amoureux à la satire, de l'humour à l'ironie mordante, de la narration à la réflexion éthique.
- En revanche, c'est Belle du Seigneur (suivi par Le livre de ma mère) qui fournit la majorité des textes à commenter. Belle du Seigneur, qualifié par un correcteur d'"un des plus beaux romans d'amour français du xxe siècle". Ouverture lyrique et éclatante, monologues intérieurs d'Ariane et de Solal, ces textes illustrent admirablement (commentent les correcteurs) l'attitude de Cohen, metteur en scène de l'ambiguïté : thématique (frustration, jouissance), formelle (voix entremêlées des personnages et du narrateur), stylistique (écriture baroque, langue provocante).
Les manuels.
Cohen est présent dans la presque totalité des manuels du xxe siècle, mais dans des éditions récentes, à partir des années 1980. On ne le trouve pas encore, par exemple, dans le Lagarde et Michard de 1977.
On considérera ici les quatre manuels suivants :
- La Littérature en France depuis 1968 (Bordas, 1982) ;
- Littératures, Textes et Documents, xxe siècle (Nathan, 1987) ;
- Itinéraires Littéraires, xxe siècle (Hatier, 1991) ;
- Lagarde et Michard, xxe siècle (Bordas, 1992).
Nathan insiste sur le caractère inclassable de Cohen, éloigné à la fois des modes littéraires et de la tradition académique ; chez Bordas (1982), l'écrivain figure, en revanche, dans le chapitre "Le récit : renouvellements", et chez Hatier dans "Les chemins de l'écriture : songes et mensonges de la langue".
La Littérature en France après 1968 met l'accent sur le renouvellement de la forme en parlant de génie langagier, de relation passionnelle et quasi érotique avec la langue française, d'ambivalence que ne limite aucun "bon goût" français, et rapproche l'auteur de Proust, Joyce, Céline. Le manuel de Hatier, quant à lui, insiste beaucoup plus (en réaction contre le formalisme ambiant) sur le renouvellement du roman par la transformation de sa substance : le récit devient "le lieu où le désir vient développer dans la langue ses fictions et ses chimères (...), l'élaboration imaginaire où le réel est approfondi par le songe".
Dans ce dernier manuel s'esquisse une critique du style cohénien : "Paradoxalement cette éloquence, poussée jusqu'à l'excès, peut paraître emphatique, affectée, et peut se muer en grandiloquence." Hatier est le seul manuel à donner deux extraits de l'œuvre : l'un tiré de Belle du Seigneur (comme c'est le cas de tous les autres manuels), l'autre de Mangeclous (l'épisode de la lioncesse).
Pour le reste, tous les extraits sont constitués de monologues : l'attente d'Ariane, le discours de séduction de Solal, le onzième manège et la tirade de Solal déguisé en vieillard.
Pour terminer, signalons le Manuel de Latin 1ères-Terminales (Nathan, 1990), qui donne un extrait de Belle du Seigneur (le "cinquième manège de la cruauté"), mis en regard avec un extrait de L'Art d'aimer d'Ovide, ayant pour thème : "Du bon usage de la jalousie".
La reconnaissance "institutionnelle" d'Albert Cohen est donc largement amorcée. On se contentera d'émettre deux re-grets :
- C'est la passion et ses avatars qui, dans l'ensemble, monopolisent l'intérêt, laissant quelque peu dans l'ombre la saga des Juifs et l'autobiographie. Certes, "jamais, nulle part dans l'histoire de la littérature on n'a été aussi loin dans la démystification de l'amour-passion" ; mais le reste de l'œuvre n'en comporte pas moins une vision du monde, une philosophie et une éthique de vie qui auraient mérité un intérêt plus approfondi.
- L'omniprésence de Belle du Seigneur occulte l'importance des autres œuvre s, notamment de Solal, qui contient déjà tous les thèmes à venir. Or, comme l'explique Yves Stalloni dans un article de la revue l'Ecole des lettres, Solal est d'un accès plus facile et moins déconcertant que Belle du Seigneur car, malgré ses éclats stylistiques, il présente une forme de classiscisme propice à l'approche scolaire. Et l'auteur de conclure : "Il faut avoir l'audace de proposer Solal à lire à des adolescents d'aujourd'hui car Cohen peut marquer de son empreinte une sensibilité et une imagination d'adolescent".
Daisy POLITIS
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