Albert Cohen : au nom du père et de la mère
de Véronique Duprey
Véronique Duprey entreprend dans cet ouvrage pertinent et bien structuré d’étudier, à l’échelle de l’œuvre entière, le fonctionnement des instances parentales dans l’invention et l’écriture. Elle révèle ainsi un des ressorts les plus complexes de la composition livresque d’Albert Cohen, tout en mettant au jour une structure obsessionnelle.
Refusant "l’approche sacrale" des figures symboliques du père et de la mère — justifiée par l’esprit religieux qui imprègne l’œuvre —, elle préfère recourir à la psychologie des profondeurs pour déchiffrer les "signes" que constituent ces figures. Elle montre que la composition même de l’œuvre, faussement scindée entre récits autobiographiques et ouvrages de fiction, se trouve motivée inconsciemment par les jeux successifs et les revirements identificatoires qui se développent autour de ces deux instances : élection apparente de la mère et refus du père dans l’autobiographie, aversion pour la figure maternelle et quête du père, objet d’identification à la fois rejeté et imité dans les romans...
En s’attachant aux avant-textes, et même, ce qui est plus surprenant, aux textes de guerre et à la figure paternelle et maternelle de Churchill, Véronique Duprey dégage les points nodaux de l’imaginaire d’Albert Cohen centré sur les instances parentales. Malgré la dualité des motifs et les oscillations des investissements, le désir, plus narcissique qu’œdipien d’un retour à l’union avec la Mère et à un monde enfantin protégé semble bien traverser l’ensemble des textes. Si une grande partie du récit relate les aventures amoureuses du héros dans une "ambiance œdipiale" et dans un registre ironique qui permet la distance, de nombreux passages, en revanche, baignent dans une "atmosphère pré-œdipiale" où un univers onirique se déploie, renvoyant à l’univers premier, au cocon maternel des essais, symbole d’amour et de mort : l’imagination, les émotions et la "corporalité dans l’écriture" l’emportent, notamment dans les monologues nostalgiques des héroïnes qui rejettent le monde des adultes. L’écriture se désorganise alors, gagnée par l’oralité maternelle : elle se compose de fragments d’images et de sensations, laissant affleurer les pulsions et les affects.
En s’inspirant des derniers développements de la psychanalyse dans le domaine langagier, Véronique Duprey a le mérite et l’originalité de montrer que la dialectique des figures parentales éclaire les choix et les fluctuations stylistiques de l’écrivain qui se prononce pour "une littérature mineure" et pour "l’enfance du langage". La transparence du discours de surface est opacifiée par des lapsus, des dérapages, et la langue cohénienne semble résister au langage symbolique et codifié du père, à la maîtrise conventionnelle du verbe, privilégiant des "contre-discours" (populaires, domestiques, étrangers) et rejoignant ainsi les perspectives de Proust et de Céline.
Véronique Duprey échappe donc à l’aspect un peu réducteur du décryptage de la constellation parentale à l’œuvre, en élargissant son sujet d’étude au repérage des pôles paternels et maternels de l’écriture, à l’exploration des champs métaphoriques et métonymiques qui alternent dans une superposition narcissique de voix où l’Autre n’a pas sa place.
Nathalie FIX-COMBE
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