Grotesque et marginalité,
de Judith Kauffmann
Le grotesque cohénien, explique Judith Kauffmann, "est plus souvent optimiste que sombre. Mais des arabesques solaliennes le nimbent d'ombres menaçantes". Sensible, avec Bakhtine, aux résonances joyeusement subversives des manifestations carnavalesques, elle ne néglige pas les tonalités plus inquiétantes accentuées par Wolfgang Kayser — la sensibilité au grotesque semblant suivre la courbe des grandes crises qui ébranlent les représentations collectives. Aussi l'étude qu'elle propose, résolument centrée sur les Valeureux et sur le rire qu'ils provoquent, engage-t-elle en fait une vaste exploration des profondeurs de l'œuvre. On ne s'étonnera pas de voir le premier chapitre s'ouvrir sur la description de Mangeclous ; au-delà du portrait, qui met l'accent sur le bas corporel, l'intérêt se concentre sur les indices de la relation du narrateur au personnage, relation d'attraction-répulsion dont les ambivalences se reflètent dans la position de Solal face à Mangeclous. Le rapport des deux protagonistes se ramène, de prime abord, à l'antagonisme de l'excès grotesque et de la sobriété classique. Mais Judith Kauffmann analyse avec acuité la complémentarité des exposés sur la séduction qui se tiennent au Ritz et dans la cave de Céphalonie, Université d'un jour, et relie cette cave, "envers carnavalesque de la caverne platonicienne", à celles de Saint-Germain et de Berlin : elle en vient à faire de Solal le partenaire de Mangeclous au sein même du jeu grotesque, où leurs positions respectives de prince, voué aux rôles nobles, voire tragiques, et de pitre se révèlent finalement instables. Le dernier volet de ce premier chapitre, consacré à l'échec du voyage d'Aude dans les souterrains de la Commanderie, rattache l'impuissance de son regard à percer les apparences à sa réticence à partager le repas commun, et donc à prendre le risque d'une absorption de l'autre ; l'analyse de l'ambiguïté entre la communion et la dévoration dans l'activité de nutrition lance le thème du chapitre suivant.
Le thème alimentaire, y est-il expliqué, "décrit une certaine manière jubilatoire d'entrer en relation avec les choses et le monde". La nourriture sera étudiée comme objet de représentation, mais aussi comme support du langage figuré, puisque le lexique alimentaire intervient souvent à titre métaphorique chez Cohen, en particulier pour décrire l'activité verbale. Ne peut-on tenir le plaisir verbal pour une forme raffinée du plaisir oral primitif de la nutrition ? L'étude s'élargit donc des "plaisirs des mets" aux "plaisirs des mots". On relèvera entre autres une réflexion ingénieuse, inspirée par Michel Serres, sur le parasite, entendu à la fois comme individu qui vit aux dépens d'un tiers et bruit qui trouble la communication sociale.
Du plaisir des mots, on passe à leur pouvoir, lorsque Judith Kauffmann démonte, par une analyse de la stratégie argumentative, le piège du grand discours de Solal au Ritz ; elle y retrouve la situation de la blague grivoise, échange de propos scabreux près d'une oreille féminine que doit attirer la puissance suggestive des mots. Mais la représentation d'une séduction romanesque fait vite glisser la réflexion vers la séduction du romanesque. Par un effet d'autoréflexivité du texte, trois figures du lecteur se laissent identifier parmi les protagonistes : Ariane, subjuguée par l'illusion romanesque, s'immerge dans la fiction ; Solal s'y abandonne temporairement et dans un acte de pleine lucidité, mais n'en sortira pas indemne ; Mangeclous, enfin, professeur en séduction amoureuse, donne l'image d'un "lecteur récalcitrant", qui s'installe dans les non-dits d'un texte (en l'occurrence Anna Karénine), pour le dynamiter en une parodie burlesque.
Il reste, dans une dernière étape, à situer le déploiement du grotesque sur l'arrière-fond tragique de l'Histoire. À la cave de Berlin est attribué un "doublet aérien" : la Belle de Mai, havre précaire où Solal fait retour sur l'épisode berlinois et conçoit l'étrange histoire des Rosenfeld. La rhétorique du monologue, gouvernée par la double logique du "camelot" (Ducrot) et du "chaudron" (Freud), laisse affleurer une mauvaise foi argumentative qui renvoie à une culpabilité diffuse ; mais le texte se laisse aussi décrire comme un "cénotaphe", qui conjure le vide de l'oubli par la densité même de la typographie. On pourra s'arrêter sur l'étude du "marranisme" de Solal, nourrie de références à l'histoire de Joseph et ses frères et surtout à celle d'Esther : lisant l'histoire des Juifs de Perse comme "exemplaire d'une aventure humaine qui assume tous les risques", dans l'absence d'une parole divine directe, J. Kauffmann montre comment la fabulation cohénienne rejoint le sens profond de la fête de Pourim. Enfin, dans une belle réflexion qui n'esquive pas les problèmes posés par les phénomènes de disproportion régissant les représentations grotesques, elle décrit la réponse que l'attitude humoristique oppose aux traumatismes du monde.
La richesse des références à de multiples secteurs des sciences humaines assure, sans la rendre indigeste, la richesse d'une réflexion qui renvoie, à de multiples reprises, le lecteur à sa responsabilité : responsabilité d'un partenaire actif dans un processus de communication qui, sous la forme volontiers agressive du burlesque, en appelle à son identité d'homme.
Carole AUROY
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