ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 11

RELIRE SOLAL

Pour beaucoup de lecteurs, Cohen reste l’homme d’un seul roman : en publiant, en un volume isolé, Belle du Seigneur — puis en regroupant le reste de l’œuvre, tous genres confondus, en un second volume — la "Bibliothèque de la Pléiade" a entretenu le malentendu. Nombreux, pourtant, sont ceux qui regrettent que la gloire du dernier chef-d’œuvre ait quelque peu éclipsé l’unité du projet romanesque et que le gigantesque massif qu’est Belle du Seigneur fasse aujourd’hui de l’ombre au roman qui, en 1930, marqua — et avec quel éclat — les vrais débuts de l’écrivain. Deux ans après le numéro spécial des Cahiers Albert Cohen sur Belle du Seigneur, il était temps de rendre justice à Solal.

On le sait, ce roman occupe une place à part dans l’œuvre. Il est le premier d’une tétralogie qui s’achèvera presque quarante ans plus tard : Mangeclous, Belle du Seigneur et les Valeureux se présentent comme la suite logique et chronologique de Solal. Certes, la fin du roman — la solaire résurrection du héros — s’ouvrait à toutes les continuations narratives ; tout indique, pourtant, qu’au moment de la conception de Solal, Cohen n’avait pas encore à l’esprit la totalité de son cycle à venir. Ce n’est qu’après 1930 que fut conçu ce que l’auteur envisagea un moment d’intituler La Geste des Juifs ou Solal et les Solal. D’où le statut encore indécidable du roman, aux yeux de ses lecteurs et des critiques. Premier volet d’un cycle pour les uns (que l’auteur s’est employé à réintégrer a posteriori dans ses romans ultérieurs, par tout un système de références et de rappels), il ne serait pour d’autres que le germe, sinon le brouillon, du grand œuvre à venir. Ainsi s’expliquerait le jeu des répétitions et des redoublements, si frappant — si embarrassant parfois — pour ceux qui enchaînent la lecture des quatre romans : Aude, préfiguration d’Ariane ; Madame Sarles, ancêtre de Madame Deume ; le pasteur Sarles, ébauche d’Agrippa ; Jacques, esquisse d’Adrien. La liste pourrait s’étendre : Adrienne et Isolde, Château de Saint-Germain et cave de Berlin, Ministère du Travail et Société des Nations…

Pourtant, peut-on sérieusement affirmer que tout, dans Solal, est fait pour aboutir à Belle du Seigneur ? Outre que ce serait régler bien vite le statut de ces duplications, symétries, échos et correspondances entre les deux œuvres, un tel "finalisme" a toutes chances de nous faire manquer le génie propre d’un roman qui ne ressemble à nul autre. Le Cohen de 1930 n’a pas perdu sa mère, ni connu la guerre, la résistance, le génocide des Juifs ; il n’a pas définitivement élaboré ce qui deviendrait bientôt sa "vision du monde". Il y a dans Solal une forme de fulgurance juvénile, d’insolente irréflexion, de romantisme peut-être, de "naïveté" même (si l’on rend à ce terme toute sa dignité esthétique) qui mérite d’être étudiée pour elle-même. L’unité d’inspiration ne doit pas dissimuler la portée des différences, la profondeur des infléchissements, la force singularisante du contexte biographique et historique.

C’est l’intérêt des trois principales contributions de ces Cahiers que de nous permettre de jeter un regard neuf sur le premier roman de Cohen. La longue étude de Norman Thau, en démontrant des similitudes saisissantes entre Solal et Le Juif Süss de Lion Feuchtwanger, permet à la fois de replacer l’œuvre de Cohen dans un contexte élargi (celui de l’Europe de l’entre-deux-guerres) et d’éclairer sous un nouveau jour la question juive dans le roman, à travers le thème de la "permanence identitaire". L’article d’Évelyne Léwy-Bertaut prolonge ce questionnement en explorant les conditions de possibilité d’un roman d’apprentissage juif. La lecture des réflexions de Cohen lui-même sur "Le Juif et les romanciers français", publiées dans la Revue de Genève en 1923, apparaît, dans les deux articles, particulièrement précieuse pour qui veut saisir le contexte intellectuel qui préside à la conception de Solal : on peut regretter qu’un tel document n’ait jamais été réédité. Alain Schaffner, quant à lui, engageant un dialogue fécond avec des études antérieures, revient sur un épisode, souvent commenté, jamais épuisé : celui du Château de Saint-Germain, en choisissant d’approfondir l’aspect proprement "gothique" de l’imaginaire cohénien. Ces études, aussi riches qu’originales, sont utilement complétées par les informations que Denise Goitein-Galpérin met à notre disposition sur les années genevoises d’Albert Cohen et sur son amitié méconnue avec Marc Chapiro.

Le chantier de la recherche reste immense. Tout au moins peut-on espérer que ce dossier donnera, aux uns, l’occasion de prolonger et d’approfondir leur connaissance d’un grand roman, aux autres, simplement, le désir ou le plaisir de lire et de relire Solal.

 

Philippe ZARD