ALBERT COHEN ET LA TRADITION LITTERAIRE : FILIATIONS ET RUPTURES/ II
Le Cahier Albert Cohen numéro 3, dans le sillage du Cahier Albert Cohen numéro 2, se situe sous le signe des "filiations et ruptures" qui marquent les rapports de l'œuvre cohénienne avec les grandes traditions littéraires. Dans cette perspective, le Cahier s'ouvre sur un entretien avec Marthe Robert, qui nous a donné ici sa vision propre et originale du monde cohénien (l'opposé, bien sûr, du monde de Kafka avec lequel elle s'est identifiée). Ses remarques pénétrantes sur le génie de Cohen rejoignent les questions fondamentales que peut encore poser un grand critique sur la littérature, le langage, le roman, et les rapports qui s'instaurent entre modernité et tradition.
Le Cahier présente trois études, issues des recherches me-nées au séminaire de l'Atelier A. Cohen. Dans la première, intitulée A propos d'Albert Cohen : vous avez dit épique ?, Jacques Gaillard se propose de battre en brèche la notion d'épopée fréquemment appliquée à l'œuvre d'Albert Cohen - notion qui tendrait à contester sérieusement son caractère romanesque. Se référant à la définition hégélienne de l'épopée, largement acceptée depuis l'époque romantique, d'un "long poème développant une vision identitaire d'une culture ou d'un peuple", l'auteur note que, dans cette perspective, l'épopée apporte des réponses plutôt qu'elle ne suscite des questions. Or "l'instance fondamentalement problématique de la judéité dans l'œuvre de Cohen" s'accommode assez mal de l'affirmation d'une "unité culturelle forte et rassurante". De surcroît, sur le plan formel, l'œuvre de Cohen, si elle rappelle Homère par son usage des épithètes et des caractères fixes (concernant au moins Les Valeureux), reste sans unité de ton, de lieu, de style, d'intrigue, et mêle à plaisir les modes (scènes, récits, farces, rêves). L'unité du texte résiderait plutôt, dit Gaillard, dans le fait "qu'il s'organise secrètement au-tour d'une thèse grave" - celle du destin historique d'Israël et des mille discordances de l'âme juive. Et l'Histoire, on le sait, est justement le domaine du roman.
Si le roman de Cohen nous surprend, nous déroute, pour-suit l'auteur, c'est qu'il "contourne et excède" les règles de la vraisemblance acceptées par le XIXe siècle. Il fait fi de tout réa-lisme conventionnel et rejoint la liberté souveraine des grands no-vateurs du XVIIIe siècle : Sterne, Fielding, Marivaux, Diderot. L'auteur débouche ainsi sur la notion de "fantaisie", "assez insaisissable", il l'admet. Gaillard tente de la cerner : "l'écriture s'accepte comme fantaisie dès lors qu'elle se départ d'un rôle de célébration ou d'explication". Elle "mise sur le plaisir". Elle permet le lyrisme, l'émotion, à condition d'en rompre l'intensité par l'ironie. Le roman n'est pas la vie. Il est "l'imaginaire de la vie", où triomphe le mensonge créateur, presque toujours suivi d'un "monologue de la conscience ou de la mémoire", où se réaffirme, dans la déréliction, "l'idée d'une irréductible différence, ineffable en soi, éternellement problématique".
Dans la seconde étude, intitulée Un "étrange athée" aux prises avec Pascal, Carole Auroy scrute la longue méditation des Carnets, traversée d'appels de la foi, "où résonnent les accents suppliants d'un dialogue avec Dieu". La question qui hante Cohen est celle de l'existence de Dieu : "comment croire ?" et surtout d'une foi vraie, sûre, forte. Assourdi par le silence de Dieu, l'écrivain sombre dans une angoisse déchirante.
A première vue, l'unique référence explicite à l'auteur des Pensées semble insolite sous la plume de Cohen. Une snob, qui se dit croyante, lui a cité d'un ton péremptoire la célèbre formule de Pascal : "Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé". Voilà de quoi susciter chez Cohen une avalanche de griefs contre Pascal : par peur de la mort, il invente Dieu qui lui sera garantie de survie. Son "pari" est "'odieux, indigne". La prière n'est qu'un mécanisme d'autosuggestion. Mais la forme cinglante du rejet ne doit pas, note Carole Auroy, nous masquer les raisons de Cohen qui relèvent d'une part d'une grande rectitude intellectuelle, de l'autre du refus de la vile notion d'intérêt au nom de l'honnêteté morale, et enfin des plus nobles exigences d'une conscience réfractaire aux mécanismes d'illusion volontaire, comme à toute forme de séduction. "A Pascal, écrit l'auteur, Cohen oppose une haute définition de l'athéisme."
Par-delà cet affrontement initial sans résolution, de nombreuses affinités se manifestent entre Pascal et Cohen ; les Carnets sont pleins d'allusions à peine voilées au texte des Pensées. Parmi les exemples cités par Carole Auroy, relevons le duo poursuivi par Pascal et Cohen, s'étonnant tous deux d'être là et pas ailleurs, et se demandant dans quel but cet être éphémère va piteusement disparaître. Chez les deux écrivains s'exprime un sens profond de la misère et de la fragilité humaines, si facilement oubliées. Aussi l'homme est-il méchant et dérisoire, poussé par la concupiscence et par le culte de la beauté et de la force. Mais chez cet être sordide et bestial, que de grandeur aussi. "Ni ange ni bête" dit Pascal. "Difforme et sublime création", dit Cohen.
Carole Auroy note les démarches semblables des deux écrivains : les trois chemins de la foi - raison, coutume, inspiration - chez Pascal ; - recherche intellectuelle, soumission à la pratique, effusion mystique - chez Cohen. Et pourtant l'issue est toute différente, car les trois chemins de Pascal se relayent dans une continuité systématique alors que, chez Cohen, ils sont discontinus et immédiatement mis en question : la recherche intellectuelle est décevante, la soumission à la pratique devient une fin en soi, et l'effusion mystique ne pouvant s'établir dans la durée, est peu fiable. Si Pascal et Cohen connaissent tous deux la faim et la soif de Dieu, et inversement le danger d'être "repus" de Dieu, si tous deux s'en remettent à Dieu pour les convertir (c'est Son affaire !), si tous deux se livrent à des retours critiques sur eux-mêmes dans la suspicion du "bel écrit" (Pascal) et de la "belle page" (Cohen) - reflets d'un moi suspect d'arrière-pensées -, Pascal débouche sur la conscience de l'indignité de l'homme et sur la nécessité de son humiliation, voire de son anéantissement, alors que Cohen, se voyant "méritant", débouche sur une morale pratique modeste et sur un humanisme athée qui permettra de "survivre sous l'oeil du néant". Seul un mot ultime unira encore ces deux mendiants de Dieu dans leur sentiment du malheur de l'homme sans Dieu : "C'est à vous seul, mon Dieu, que je m'adresse pour vous obtenir" (Pascal) ; "Aie pitié…, je n'attends ma foi que de toi" (Cohen).
Dans la troisième étude, consacrée aux rapports de Cohen et de Stendhal, l'auteur se limitant, dans une minutieuse recherche comparative, à Solal d'une part, et au Rouge et le Noir, doublé de Lamiel, de l'autre, parvient à situer historiquement les relations entre Cohen et Stendhal, à savoir durant les années vingt, époque de la genèse de l'oeuvre romanesque qui aboutit en 1930 à la publication de Solal. C'est la nature, la qualité, les dimensions psychologiques, sociales et proprement littéraires des rapports entre les visions cohénienne et stendhalienne qui sont en fait mises en lumière.
L'auteur analyse tout d'abord les deux mentions explicites de Stendhal, brèves et insolites, qui apparaissent dans le texte de Solal. En scrutant leur contexte, il en dégagera les richesse ca-chées, orientant ainsi la recherche dans quatre directions, sépa-rées pour la clarté de l'exposé : 1) La parenté inattendue de Solal avec Lamiel, qui apparaît comme une "soeur" du héros cohénien, avec qui elle partage une détermination implacable, une lucidité passionnée et une exigence rigoureuse de vérité. 2) La parenté bien plus évidente entre Julien et Solal, deux héros frères qui suivent un parcours presque identique. 3) La parenté non moins évidente entre les deux héroïnes, Mathilde et Aude, qui suivent, elles aussi, une voie analogue. 4) La parenté de deux visions de la société incarnées princi-palement par les deux héros, dont la noble passion de la vérité les marquera du signe de leur authentique "héroïsme". La mort, pour chacun d'eux, sera l'apothéose de l'homme enfin libéré de toutes les vanités, qui peut accéder à l'état de conscience purifiée. Ils ne revendiquent plus alors que la simplicité, la justice et la vérité. Leur mort elle-même est simple. La soif de justice leur est com-mune. "Solal meurt avec et pour les errants et les miséreux. Julien meurt avec et pour les pauvres et les opprimés". Quant à la vérité, seule garante de la paix et du bonheur, elle sera le privilège de la "sensibilité du cœur naïf, alliée à la lucidité impitoyable d'une tête raisonnante et d'un oeil froid". Le fruit en est "l'horreur de la sentimentalité et de sa soeur, l'hypocrisie". Chez tous les deux prime l'exigence de rigueur, capable de nous pré-server de la "confusion entre la rêvasserie romantique et la folie du génie visionnaire". A cet égard, la référence à Stendhal a certainement nourri le génie naissant de Cohen.
Le Cahier, fidèle à sa tradition, présente des comptes rendus de recherches récentes intéressant les études cohéniennes. Notons la recherche de Bertrand Goergen, Pour une approche polyphonique de l'oeuvre d'Albert Cohen. Étude entreprise dans la perspective de Mikhaïl Bakhtine, qui entend séparer le projet esthétique de l'écrivain de son fondement idéologique. Nathalie Fix traite de L'Imaginaire de la féminité dans Belle du Seigneur. Etude tout entière consacrée au personnage d'Ariane, vu sous divers éclairages. Notons le mémoire d'Ariane Tapinos, Lecture politique d'Albert Cohen. L'auteur entend dégager des romans une réflexion sur l'histoire de son temps, en particulier le nazisme. Enfin Évelyne Lewy-Bertaud, dans son Albert Cohen, mythobiographe ?, propose une étude théorique ambitieuse, visant à "transformer les catégories du roman et de l'autobiographie par une contamination réciproque". Le mémoire de D.E.A. est, dans ce cas, un aperçu très élaboré d'un doctorat en voie d'exécution.
Sous la rubrique "Livres", paraît un texte de Daisy Politis, intitulé Présence d'Albert Cohen dans le secondaire ainsi que la présentation de la traduction grecque de Solal par Georges Haniotis.
Denise GOITEIN-GALPERIN
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