Identité, différence et altérité[1]
ETUDE SUR LA REPETITION CHEZ ALBERT COHEN D'APRES "BELLE DU SEIGNEUR"
Par BERTRAND GOERGEN
Nombreuses sont les formes de la répétition. Aussi, lorsqu'on qualifie Albert Cohen de ressasseur (en reprenant les mots mêmes de l'auteur) cache-t-on la réalité éminemment protéiforme derrière l'apparence rigide et stable d'un mot unique. Pour pallier cet inconvénient, nous avons tenté de préciser cette notion en étudiant, dans un premier temps, ses avatars dans un corpus délimité par trois considérations d'ordre différent.
a) L'unité esthétique, qui nous a amené à choisir le roman le plus volumineux de Cohen : Belle du Seigneur.
b) L'unité narrative a limité le choix d'exemples aux deux premières parties du roman, correspondant schématiquement à l'état professionnel.
c) La distinction méthodologique entre micro-structures stylistiques et macro-structures narratives a orienté l'organisation interne de cette première étape de notre analyse.
Commençons par les micro-structures stylistiques : très vite, on s'aperçoit que la répétition de l'unité linguistique minimale, le phonème, est utilisée par Cohen à des fins presque exclusivement satiriques. Allitérations et assonances font des discours de la famille Deume une véritable cacophonie, tandis que les paronomases glissées habilement dans les monologues autonomes d'Ariane révèlent les obsessions érotiques de la jeune aristocrate.
A un échelon (linguistique) supérieur, les reprises lexématiques permettent d'établir une distinction entre répétitions du même et répétitions qui produisent leur propre différence : d'un côté, nous avons des répétitions oratoires[2] ou, plus souvent, démystificatrices, qui rassemblent sous l'égide du même des éléments parfois fort hétérogènes; de l'autre côté on relève, surtout dans les discours de Solal, des lexèmes ou des groupes lexématiques qui, tout en étant récurrents et peut-être parce qu'ils sont récurrents, opèrent un glissement du sens et assurent ainsi la progression au sein d'un langage tournant sur lui-même. En vertu de ressemblances avec la poésie biblique, et faute d'un meilleur terme, nous avons baptisé ces reprises "répétitions bibliques".
Si nous nous tournons vers le niveau macro-structural, nous pouvons dégager deux autres formes de reprises : l'une, plus proprement narrative, la deuxième plus proche du discours idéologique de Cohen. Essayons de préciser quelque peu ce point : il y a dans Belle du Seigneur, un certain nombre de motifs narratifs essentiellement perceptibles parce que leur retour est lié à la récurrence lexématique; c'est le cas, par exemple, de "l'attente sur le seuil et sous les roses" ou encore de la marche (récurrence du verbe "aller" dans un emploi absolu). D'un autre côté, le roman cohénien reflète, en respectant les lois du genre, les thèmes idéologiques chers à Cohen : ainsi, beauté et laideur (physiques) s'opposent symboliquement à travers les figures de la statue (Ariane comparée à la Victoire de Samothrace) et de la naine (Edmée, Rachel).
Une fois dénombrées, ces formes diverses de la répétition, une deuxième étape de notre analyse nous conduira à examiner de plus près leur utilisation dans le cheminement romanesque, en posant comme hypothèse de travail que la dynamique narrative de Belle du Seigneur repose entièrement sur une transformation insidieuse des éléments répétés[3]. En suivant, partie par partie, chapitre par chapitre, l'évolution des motifs relevés au cours de la première partie de notre étude, nous voyons peu à peu les grands axes narratifs se dégager, se préciser. Nous aboutissons en fin de compte à une sorte de schéma actanciel cohérent, dans lequel la judéité, avec ses attributs (faiblesse, être, laideur) est valorisée au détriment de la gentilité (force, paraître, beauté). Toutefois, la beauté (physique) de Solal étant réaffirmée avec insistance à la fin du roman, le héros, juif, serait du côté de la gentilité... alors même qu'il ne cesse de stigmatiser l'adoration de la force ou encore la vanité de paraître ! Ce débordement de la structure cohérente impliquerait-il une adhésion, malgré et contre tout, de Solal aux valeurs de la société occidentale ? Le problème est de taille, puisqu'il engage le "sens" de tout le roman.
Devant cette impasse, nous avons essayé d'appliquer à Belle du Seigneur, une réflexion d'ordre philosophico-littéraire, élaborée par le chercheur nancéien Norbert Elmalih[4]. Celui-ci distingue deux types de récurrence, l'une, la répétition proprement dite qui est réitération non seulement de signifiant, mais également et surtout du signifié posé comme invariant, l'autre, appelé réinscription, qui consiste à inciter à la production d'un texte toujours renouvelable derrière la stabilité apparente du signifiant. Ces deux concepts s'adaptent parfaitement à deux catégories de personnages présents dans le roman de Cohen : les bourgeois ne font que se répéter, alors que les Valeureux semblent présenter un modèle de réinscription. Le couple hétéroreligieux que forment Ariane et Solal oscille sans cesse entre ces deux pôles : le tout est alors de savoir si le dénouement du roman apportera une mort sans lendemain des amants voués au bégaiement de la répétition ou, au contraire, sous le couvert du suicide, un renouvellement éternel dans l'esprit de la réinscription.
Pour en décider, nous nous appuyons (entre autres) sur les répétitions micro-structurales qui sont, elles aussi, porteuses de renouvellement (répétitions bibliques) ou alors reprise stérile du même. Selon ces critères, nous observons un lent cheminement d'Ariane vers la réinscription, pôle que Solal avait atteint lors de son errance à Paris (ch. XCIII). Toutefois, si la scène du suicide est jalonnée d'éléments euphoriques et fait longtemps penser à un chant de triomphe de l'amour renaissant, l'apparition finale de la naine qui pleure, redonne au texte son ambiguïté fondamentale. A la fin, avec l'heure du dernier appel, du chema Israël, c'est aussi l'heure du dénouement de Belle du Seigneur et l'ouverture sur un vide qui pourrait bien être rempli de signification.
Il n'est jamais facile de rendre compte de la présence d'un concept aussi plurivalent que la répétition dans un texte littéraire, a fortiori lorsque l'auteur y a largement recours. Nous avons tenté d'étudier ces emplois dans le but de proposer une lecture du roman. Comme toute lecture, celle-ci attend d'être mise à l'épreuve de la critique et contestée, pourvu que ce soit dans la perspective d'une meilleure connaissance de l'oeuvre d'Albert Cohen.
Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 1, 1991.
[1] Mémoire de maîtrise, Université de Nancy II, 1989.
[2] Voir notamment le discours de séduction de Solal (ch. XXXV).
[3] Une telle hypothèse présuppose évidemment que les répétitions (macrostructurales du moins) forment un système cohérent
[4] Voir Autrement dire, n° 2, P.U. de Nancy, 1985.
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