ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen et la mort de Dieu par Carole Auroy

Albert Cohen et la mort de Dieu

Carole AUROY

Lorsque Albert Cohen présente dans Belle du Seigneur la vision hallucinée d'une nature qui s'agite "irresponsablement pour assassiner et vivre"[1], on entend résonner encore l'ébranlement qui se produisit dans les consciences plus d'un siècle plus tôt, au moment où une modernité en crise remettait en question sa propre foi dans le progrès. Rien d'autre ici, en effet, qu'une représentation fantasmatique du "struggle for life" darwinien et de la conception de l'histoire qu'il induit : celle d'une violence qui s'étend sur des millions d'années, sous l'effet d'une causalité purement mécaniste. On sait quelles conclusions tira du spectacle de cette activité inquiète de la nature un certain pessimisme philosophique : ce qu'un Schopenhauer discerne dans le jeu de toutes les apparences, c'est une pression, sans raison et sans but, pour vivre — une volonté de vivre primale, qui se divise en une infinité de volontés particulières, engagées en d'incessants combats. On n'est pas loin, là encore, du spectacle que donnent chez Cohen tous les petits "morceaux de nature" [2] dressés les uns contre les autres.

Le surgissement d'une telle vision du monde chez les penseurs du XIXè siècle ne marque pas, bien évidemment, la naissance de l'athéisme — dont la question s'est posée bien antérieurement. Du moins a-t-on atteint le point où cet athéisme se déploie dans toute sa radicalité — et où peut retentir une voix qui, proclamant la mort de Dieu, invite l'homme à en scruter les ultimes conséquences. Tout optimisme rationaliste devant le progrès s'effondre. L'essence de l'univers, note le théologien Hans Küng, n'est plus de l'ordre du logos, de la raison — mais de celui de la pulsion[3].

De fait, lorsque Schopenhauer voit l'existence écartelée entre l'appel impérieux des désirs et l'ennui de l'assouvissement, il ne peut décrire la condition humaine que comme une triste situation, et n'a que deux chemins de délivrance à proposer : l'art, qui élève l'homme au-dessus de son individualité douloureuse, et une éthique de la compassion, qui lui dicte de renoncer à tout désir, à toute passion, tout en soulageant la passion d'autrui par sa propre pitié. Bon gré, mal gré, c'est de cette dernière solution que semble se satisfaire Albert Cohen à la fin des Carnets, dans son grand plaidoyer pour la "tendresse de pitié"[4] — position éthique qui doit, à défaut de combler sa propre soif d'absolu, éviter au moins aux hommes de s'entredéchirer. Mais il est alors difficile de ne pas soumettre cet apparent aboutissement de l'œuvre au grand questionnement qui par la voix de Nietzsche se dirigea contre Schopenhauer lui-même et qui vint contester la validité de cette fragile pitié proclamée devant un ciel muet.

Apparemment, la confrontation de Cohen et de Nietzsche n'appelle qu'une conclusion, aisée à tirer : celle d'un irréductible antagonisme entre le romancier juif et un penseur dont fut dénoncée l'influence sur les théoriciens du racisme germanique. L'histoire a montré où menait le culte de la volonté de puissance; s'en tenir à Schopenhauer et à sa sagesse désabusée, c'est dresser le rempart d'un dernier humanisme contre l'horreur.

Des questions, pourtant, demeurent. C'est avec une lucidité certes terrible mais troublante que Nietzsche établit un lien logique entre la proclamation de la mort de Dieu et cet à quoi bon ? que le vide du ciel fait peser sur tout humanisme. Quel ordre de valeurs résistera à l'effondrement de toute transcendance, sur quoi se fondera désormais la notion même de vérité ? Un tel vertige, le moraliste qu'est Albert Cohen le repousse, par un discours éthique clair et vigoureux. Mais affirmera-t-on que Solal échappe totalement à ce qu'on pourrait appeler la tentation du Surhomme — c'est-à-dire à l'ivresse de celui qui, dans le vacillement de toutes les valeurs, ne se reconnaît d'autre loi que l'exaltation de son propre vouloir ?

Deuxième série de questions : le malaise qui saisit parfois Solal, entre ivresse de puissance et désespérance nihiliste, représente-t-il une simple tentation à repousser, ou un mouvement plus profond que le discours éthique de Cohen devra prendre en compte ? La stratégie de l'écrivain consiste en effet à assumer les attaques de Nietzsche contre le judéo-christianisme, à accepter l'invective lancée contre une certaine vision de l'homme et du monde — pour revendiquer la grandeur de cet idéal décrié. Mais il est permis de se demander si, de la sorte, Cohen ne se serait pas laissé enfermer par Nietzsche dans un fallacieux dilemme. A trop admettre — suivant Nietzsche — que le judéo-christianisme est fondé sur un refus de la nature, à proclamer son propre rejet de tout ce qui pourrait s'apparenter à la volonté de puissance, n'impose-t-il pas des entraves insoutenables à cette force spontanée qui en lui, en Solal, en nous, voudrait dire oui à la vie ? La question que l'œuvre nietzschéenne pose à celle de Cohen porte peut-être, finalement, sur la place qu'il accorde dans son discours à cet élan — et sur le sens qu'il donne à un oui prononcé en faveur de la vie.

Deux morales face à face

Il est difficile, certes, de trouver une opposition plus vigoureusement exprimée que celle qui dresse l'écrivain juif contre le chantre des instincts primitifs. Deux morales sont face à face. L'une d'elles fait l'apologie du fauve; les qualités qu'elle valorise sont celles de "la bête de proie et l'homme de proie"[5]: "esprit d'aventure", "folle témérité", "rancune", "dissimulation", "instinct de proie", "besoin de dominer", et aussi "haute et libre intellectualité", "décision d'être seul", "grande raison"[6]. Elle marque son adhésion à une violence qui apparaît comme le mouvement même de la vie : "…vivre, dit Nietzsche, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter…"[7]. Il écrivait ailleurs : "Vivre ­— cela veut dire : rejeter sans cesse loin de soi quelque chose qui tend à mourir; vivre, cela veut dire : être cruel et inexorable pour tout ce qui en nous n'est que faible et vieilli, et pas seulement en nous. Vivre — serait-ce donc être impitoyable pour les agonisants, les misérables et les vieillards ? être sans cesse un assassin ? — Et pourtant le vieux Moïse a dit : Tu ne tueras point !"[8]. L'adversaire est clairement désigné. Solal ne s'y trompe pas, qui reprend tous ces thèmes dans le grand monologue du chapitre XCIII de Belle du Seigneur et dénonce les séductions d'une "voix de gai savoir"[9].

Cette voix, lorsqu'elle magnifie "la superbe bête blonde"[10], vise à l'exaltation d'un état primitif de l'humanité, sorte d'innocence originelle où la cruauté se donne libre cours. Nietzsche admet la définition selon laquelle "… le sens de toute culture est de tirer du fauve «homme» un animal apprivoisé et civilisé, un animal domestique" — mais cette culture représente pour lui "la régression de l'humanité"[11]. Ainsi se développe une conception de l'histoire que Cohen reprendra à son compte, tout en lui attribuant des valorisations opposées — l'antithèse posée par Solal entre nature et antinature reprend presque littéralement un concept nietzschéen, celui de contre-nature[12]. Le devenir humain est conçu comme un lent dégagement de la brutalité originelle. La différence, évidemment, c'est que l'un des auteurs exprime sa nostalgie là où l'autre manifeste sa répulsion. "…Il faut reconnaître et mettre en lumière l'effroyable texte primitif de l'homo natura", écrit le premier, raillant les moralistes chez qui règne "la haine de la forêt vierge et des climats tropicaux"[13]. Le second s'insurgera contre "le retour à la grande singerie de la forêt préhistorique"[14]. Or pour l'un comme pour l'autre, le moteur de l'évolution de l'histoire ­— ce qu'il faut lire, en fait, sous le mot de culture — c'est le grand projet sur l'homme propre au judéo-christianisme.

"Il y a chez l'homme comme chez toutes les autres espèces animales un excédent de ratés, de malades, de dégénérés, d'infirmes, d'êtres voués à la souffrance", affirme Nietzsche; le christianisme cherche à les faire survivre, au prix d'une inversion de toutes les valeurs propres "au type humain le plus haut et le plus accompli" — entendons, celui qu'animent les instincts de conquête et de domination. "Ne semble-t-il pas, conclut la démonstration, qu'une seule et même volonté ait régné sur l'Europe au cours de dix-huit siècles, la volonté de faire de l'homme un avorton sublime ?"[15]. Cette "monstrueuse et sublime invention", Cohen la revendique au nom de son peuple; "être difforme et merveilleux aux yeux divins", tel est l'homme façonné par la Loi, et si son aspect peut surprendre, c'est bien parce que, créature encore en devenir, il a dépouillé la beauté du fauve[16]. "Le christianisme, lit-on dans L'Antéchrist, a pris le parti de tout ce qui est débile, bas, malvenu"[17]; c'est précisément cet adjectif qui définit chez Cohen l'homme nouveau, encore "mal venu " pour des milliers d'années[18].

De fait, judaïsme et christianisme sont pour Nietzsche les illustrations parfaites d'un élan de rancœur qui rejette le culte de la force. C'est précisément dans l'affrontement entre la Rome païenne et la Judée qu'il voit le symbole du combat entre une morale du "ressentiment" et un "idéal aristocratique" : "Rome sentait dans le Juif quelque chose comme la contre-nature même, en quelque sorte le monstre qui lui était diamétralement opposé…"[19]. Il explicite ailleurs l'antithèse : "Ce sont les Juifs qui, avec une logique terrifiante, ont osé s'opposer à l'équation aristocratique des valeurs (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé de Dieu) et la renverser et maintenir ce renversement avec la ténacité de la haine la plus abyssale…"; c'est là la "déclaration de guerre la plus radicale de toutes"[20]. Cohen, louant son peuple d'avoir au Sinaï "déclaré la guerre à la nature et à l'animal en l'homme"[21], ne dit pas autre chose…

Quel but se donne en effet l'entreprise du faux vieillard de Belle du Seigneur, sinon celui de dissocier les termes de l'équation qui à bon, aimé de Dieu, heureux associe les adjectifs noble, puissant et beau ? Solal déguisé abdique les séductions du conquérant pour entrer dans une faiblesse consentie, qui follement croit au bonheur. Cohen reprend jusqu'aux analyses nietzschéennes sur le langage — selon lesquelles le mot bon est chargé d'un contenu différent par la morale aristocratique et par la morale du ressentiment : Solal, démasquant l'adoration de la force dont "le vocabulaire même (…) apporte des preuves"[22], suit la même démarche qui consiste à traquer dans le langage le reflet d'une conception du monde.

Sur le fond d'une analyse identique, les deux écrivains portent des conclusions éthiques opposées. Un fragment de L'Antéchrist résume l'antithèse :

"Qu'est-ce qui est bon ? Tout ce qui élève dans l'homme le sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même.

(…) Qu'est-ce qui est plus pernicieux que n'importe quel vice ? — La compassion active pour tous les débiles et tous les malvenus — le christianisme…"[23].

L'écrivain juif qui dénonce le culte de la force et prône la "tendresse de pitié" prend pour lui l'invective.

La stratégie d'Albert Cohen se dessine donc : il s'agit d'accepter le portrait qui lui est renvoyé du peuple juif et l'interprétation donnée du judéo-christianisme — pour renverser l'image vile et en montrer la grandeur secrète. Deux exemples caractéristiques illustrent cette attitude.

La Contribution à une généalogie de la morale retrace une visite fantasmatique dans les "ateliers où l'on fabrique l'idéal". Une transmutation des valeurs y déguise l'impuissance en bonté, la bassesse en humilité : "Ils sont misérables, cela ne fait aucun doute, tous ces marmotteurs, tous ces faux-monnayeurs cachés dans leurs recoins, quoiqu'ils se tiennent chaud l'un l'autre — mais ils me disent que leur misère est une élection et une distinction de Dieu, que l'on châtie les chiens que l'on aime le plus…"[24]. Aude, découvrant les caves de la Commanderie où Solal abrite les siens, traverse le même décor souterrain, dans la même atmosphère hallucinatoire, et en reçoit la même vision négative. Mattathias, présentant "des alliances dont l'or, prétendait-il, était préservé des intempéries par une couche de cuivre", ou tels talmudistes dont on sait seulement qu'ils "commentaient des commentaires"[25] figurent même la présence de ces marmotteurs et de ces faux-monnayeurs dénoncés par la vindicte nietzschéenne. Mais l'image grotesque subit une métamorphose : voici que surgit une cohorte de vieillards magnifiques et c'est avec orgueil que le texte proclame la grandeur de leur misère : "Le malheur ne les courbait pas. Ils allaient, éclairés d'élection, et leur complot était l'amour des hommes"[26].

Autre exemple de cette stratégie de renversement : selon Nietzsche, la morale de la crainte valorise, face au fauve, le "mouton", "l'agneau". Elle procède de "l'instinct de l'animal de troupeau appelé homme"[27].  Mangeclous fait écho à ce thème : Solal se représente un Dieu enjoignant à Israël de se comporter avec la docilité d'un "gras mouton bien doux". Sa fierté se rebiffe, prise d'un mouvement de répulsion. "Et pourtant, affirme-t-il, cette moutonnerie était ce qu'il aimait le plus au monde"[28].

Il est évident que le renversement demande ici un certain effort. Il ne va pas sans déchirements, et le personnage de Solal lui-même paraît tiraillé entre deux morales. Ses contradictions intérieures révèlent toutes les difficultés d'une stratégie qui, épousant le regard de l'autre, inclut la nécessaire étape d'une humiliation assumée. Plus profondément, elles tendent à indiquer, au creux de la conscience la plus défiante, de secrètes connivences avec la voix tentatrice. Or ces connivences pourraient bien miner insidieusement le discours éthique dont Solal se fait dans l'œuvre le porte-parole, sinon peut-être le plus authentique, du moins le plus brillant.

Solal et la tentation du Surhomme

Le héros d'Albert Cohen se reconnaîtrait assez bien dans cette "morale de maîtres" que définit Par-delà la bien et le mal :"Elle met au premier plan le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder, le bien-être d'une haute tension interne, la conscience d'une richesse désireuse de donner et de se prodiguer; l'aristocrate aussi vient en aide au malheureux, non par pitié le plus souvent, mais poussé par la profusion de force qu'il sent en lui"[29]. Comment ne pas penser à la prodigalité de Solal, faisant don avec une superbe insouciance de son dernier argent — volé, du reste ! —  à un jeune homme mal vêtu[30] ? "L'aristocrate, poursuit Nietzsche, révère en soi l'homme puissant et maître de soi, qui sait parler et se taire, qui aime exercer sur soi la rigueur et la dureté, et qui respecte tout ce qui est sévère et dur"[31]. Aude, jeune épouse de Solal, reste déconcertée devant son mutisme et sa froideur, partagée entre souffrance et admiration[32].

Il faut bien reconnaître, du reste, que les termes de l'équation nietzschéenne (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé de Dieu) paraissent réunis en lui. Il peut bien, faux vieillard, tenter de les disjoindre : il lui suffit d'arracher son déguisement pour les conjuguer à nouveau. Mais c'est précisément là ce qui donne à son entreprise sa crédibilité. On ne méprise bien que ce que l'on possède. C'est parce que la faiblesse de Solal est choisie, et non subie, qu'elle peut devenir une valeur. Prêtant à son héros une stature aristocratique, Cohen répond à Nietzsche qui affirmait : "De la force exiger qu'elle ne se manifeste pas en tant que force, qu'elle ne soit pas une volonté de terrasser, une volonté de subjuguer, une volonté de dominer, une soif d'ennemis, de résistances et de triomphes, c'est aussi insensé que d'exiger de la faiblesse qu'elle se manifeste comme force"[33]. Force et faiblesse, dans cette perspective, sont l'essence même du fort et du faible — et non des attitudes dépendant de la volonté d'un sujet libre. Solal, puissant qui ne se manifeste pas comme puissance agissante, affirme sa liberté et provoque Ariane à une libre réponse — la faisant échapper au rôle de créature subjuguée par les armes usuelles de la séduction. Que la force se manifeste comme faiblesse, c'est là une démarche insensée, qui pourrait faire advenir l'autre espérance folle : que la faiblesse se manifeste comme force. Le faible, dit Nietzsche, voudrait bien interpréter sa faiblesse comme liberté — comme si elle était "un résultat délibéré, quelque chose de volontaire, de choisi, un exploit, un mérite"[34]. C'est précisément un "exploit"[35] que Solal se propose d'accomplir. Parce qu'il pourrait prendre les traits du Surhomme, il est celui qui doit tenter le pari, celui dont l'impuissance peut être un résultat délibéré et un mérite. Que Jérémie, le vieux Juif errant de Mangeclous dont il emprunte les traits et la valise, se soit lancé lui-même dans l'aventure, sa portée n'eût évidemment pas été la même.

Par malheur — et c'est ici qu'éclatent les ambiguïtés dont est porteur le héros de Cohen — le refus d'Ariane sanctionne l'échec de Solal. Il fait alors acte d'allégeance à la plus pure morale des maîtres : "Femelle, je te traiterai en femelle, et c'est bassement que je te séduirai…"[36]. Lors de son enlèvement, plus tard, la jeune femme trouera la nuit d'un "long appel de joie"[37], cri dionysaque où se déploient avec ivresse toutes les pulsions jusqu'ici jugulées.

De fait, le paradoxe paraît constitutif du personnage de Solal. Le terme même de seigneur, sur lequel joue le titre d'un des romans, à la fois lui confère une stature messianique et le pare de prestiges aristocratiques — on parle aussi de la "race des seigneurs"… L'amour vécu avec Ariane, depuis le "gloire à Dieu" initial, va propulser le couple par-delà le bien et le mal[38]. La tentative du faux vieillard elle-même était marquée du sceau d'une certaine ambiguïté : ce qu'il proposait à la jeune femme, c'était bien une aventure adultère, c'est-à-dire, aussi nobles et pures qu'en fussent les motivations, un acte de transgression vis-à-vis du Décalogue, et de cruauté vis-à-vis du mari abandonné. Au moment même où il entendait proclamer une éthique fondée sur le respect de la faiblesse, Solal, déjà, se situait au-delà de la morale.

C'est ainsi qu'étrangement, la figure du héros paraît osciller entre le Christ et Dionysos. Des traits christiques lui sont prêtés dès la fin de Solal, au cours de cette errance qui reproduit les étapes de la Passion et de cette résurrection qui lui confère une stature messianique. Mais une autre figure — païenne — se profile aussi derrière le visage de Solal : celle du dieu antique  mis à mal par les Bacchantes, qui meurt et ressuscite. La fin du premier roman cohénien résonne comme un hymne panthéiste à la gloire du flux vital. Tout un symbolisme astral et saisonnier semble indiquer une sortie du temps linéaire, où se joue le drame du salut, vers un temps cyclique — et le héros lui-même s'avance vers la reconduction indéfinie d'un même drame. "Il était d'autres vies et il était d'autres femmes"[39]… Une structure d'éternel recommencement paraît entraîner ses aventures.

Or cet éternel retour, c'est pour Nietzsche le mouvement même de la vie. Le bonheur, explique-t-il dans la Considération intempestive de 1876, réside dans la faculté de sentir toutes choses hors de l'histoire : car ce que l'histoire enseigne, c'est le retour incessant des mêmes dispositions — de sorte que le monde, loin de marcher vers un salut final, se retrouve, à chaque instant de son histoire, achevé et à son terme. Tout agir, dans ces conditions, exige de l'oubli.

Le nouveau départ de Solal est bien fondé sur un oubli[40]. Et la structure du drame semble orientée moins vers un salut définitif que vers un engloutissement périodique dans le chaos, la déréliction — la pierre lancée au visage du héros, à la dernière page du roman, l'annonce. Lorsque le personnage s'éloigne "vers demain et sa merveilleuse défaite"[41], il convient sans doute de donner tout leur poids aux mots : ce qui est proclamé là, ce n'est pas la valeur effectivement salvifique de l'itinéraire de Solal — en fait, cette fin ne résout rien, ni de ce qui s'est joué entre Aude et lui, ni du sort de l'enfant qu'il a engendré… Mais en cette phrase s'affirme une volonté de vivre, envers et contre tout, dans l'adhésion au mouvement même de l'histoire. Est-on si loin de cet acquiescement dionysien à la vie qui fait le fond de la doctrine nietzschéenne de l'éternel retour ?

C'est au Livre III d'Ainsi parlait Zarathoustra que cette doctrine trouve un exposé particulièrement parlant :

"Vois, nous savons ce que tu enseignes : que toutes les choses reviennent éternellement et nous-mêmes avec elles, et que nous avons déjà existé une infinité de fois, et toutes les choses avec nous.

Tu enseignes qu'il y a une grande année du devenir, une sorte de monstre de grande année : semblable à un sablier, il lui faut sans cesse se retourner de nouveau, afin de s'écouler et de s'achever de nouveau :

— de sorte que toutes ces années sont semblables à elles-mêmes en grand comme en petit, et que dans cette grande année nous sommes aussi semblables à nous-mêmes, dans les grandes choses comme dans les plus infimes"[42].

Dans cette conception du temps se forge un acquiescement à la vie qui est acte suprême de volonté : chaque geste que l'on pose, il s'agit de le vouloir à tel point qu'on pourrait souhaiter le voir se reproduire, identique, une infinité de fois. En cet acte de volonté, l'homme trouve son identité — puisqu'il se veut toujours semblable à lui-même — et ainsi une forme de permanence, d'éternité. Le surhomme, lit-on dans Par-delà le bien et le mal est "le plus consentant à l'univers, qui non seulement a appris à s'accommoder de tout ce qui a été et de tout ce qui est, et à le supporter, mais qui souhaite revoir toutes choses telles qu'elles ont été et telles qu'elles sont, pour toute l'éternité"[43]. Sur Aude qui l'a bafoué, Solal prononce une bénédiction : "Oui, elle m'a frappé. Qu'elle soit bénie. Oui, j'ai souffert par elle. Qu'elle soit bénie en vérité. Elle a brisé ma vie. Qu'elle soit bénie et tous les hommes de la terre avec elle"[44]. Plus qu'une parole de pardon, fondatrice d'une relation nouvelle, on a peut-être ici l'expression d'un consentement pur, à ce qui a été et qui ne saurait être autrement.

Bien des traits rapprochent en fait Solal de Zarathoustra, l'annonciateur du Surhomme nietzschéen. Comment par exemple mieux interpréter le malaise qui le saisit lorsqu'il apprend qu'Aude est enceinte que par la résonance de ces questions :

"Tu es jeune et tu désires femme et enfant. Mais, je te le demande : es-tu l'un de ces hommes qui ont le droit de désirer un enfant ?

Es-tu le victorieux, le vainqueur de toi-même, le souverain de tes sens, le maître de tes vertus ? C'est cela que je te demande.

Ton désir vient-il de la bête ou du besoin ? Ou de la solitude ? Ou du mécontentement de toi-même ?

Je veux que ce qui désire un enfant soit ta victoire et ta liberté. Il faut que tu élèves des monuments vivants à ta victoire et à ta délivrance.

Il faut que tu construises au-dessus de toi. Mais d'abord, il faut que tu te sois construit toi-même, l'âme et le corps à angle droit" [45].

Solal à cette époque, rappelons-le, est voué à l'exclusion sociale, mécontent de lui-même et aigri face à son existence. Au moment de l'accomplissement de soi, dans les dernières pages du roman, il pourra élever son fils vers le soleil, et le laisser derrière lui comme un monument à sa victoire et à sa délivrance…

La marche du héros, accompagné d'une cohorte de miséreux qui l'attendaient à un carrefour, éveille ensuite d'autres échos. "Lorsque Zarathoustra  eut dit adieu à la ville qui était chère à son cœur et dont le nom était : La Vache bigarrée —, beaucoup de ceux qui se disaient ses disciples le suivirent et lui firent escorte. Ils arrivèrent à un carrefour : alors Zarathoustra leur dit qu'il voulait continuer seul son chemin, car il aimait la marche solitaire"[46]. Solal à la fin du roman qui porte son nom ne congédie pas son escorte; mais dans la forêt de Belle du Seigneur, on le retrouvera cheminant seul, tout juste accompagné d'un valet silencieux qu'il laisse vite derrière lui; la divergence des itinéraires a eu lieu dans le blanc qui sépare les dernières pages de l'un des romans des premières de l'autre — pages que relie, au-delà des épisodes de Mangeclous supposés remplir ce blanc, une profonde continuité thématique.

L'image d'apothéose qui clôt Solal entre elle-même en résonance avec quelques fragments nietzschéens qui l'éclairent d'un jour inattendu. Le Surhomme médite, avant un nouveau départ :

"Zarathoustra avait dit cela à son cœur quand le soleil était encore au zénith : alors il leva les yeux et interrogea le ciel, car il avait entendu le cri perçant d'un oiseau. Et voici ! Un aigle décrivait dans les airs de larges cercles et un serpent était attaché à lui, non comme une proie, mais comme un ami : car il s'enroulait autour de son cou.

«Ce sont mes animaux», dit Zarathoustra, et il se réjouit de tout son cœur.

«Le plus fier des animaux sous le soleil et le plus intelligent des animaux sous le soleil, — voici qu'ils sont partis en reconnaissance»"[47].

Solal, après sa résurrection, se dresse sous le soleil tandis qu'un aigle apparaît au zénith. Une interprétation qui prête au héros des traits christiques reconnaît volontiers dans le tableau un symbolisme trinitaire — le soleil figurant la présence de Dieu le Père et l'oiseau celle de l'Esprit auprès de la figure messianique. Cette lecture néanmoins ne rend pas compte du surgissement, à la place de la colombe attendue, d'un "oiseau royal"[48]. N'est-il pas ici, cet aigle qui éploie son vol, le symbole même de l'affirmation du vouloir ? Les animaux de Zarathoustra représentent la force de la volonté et la puissance de l'esprit. S'étonnera-t-on de reconnaître parmi eux un autre animal emblématique de Solal, dont les cheveux sont comme "dix mille serpents noirs"[49]?

Dans une caverne, le héros nietzschéen s'apprête à sortir de sa solitude :

"Etonnés, son aigle et son serpent regardèrent vers lui : car un proche bonheur, pareil à l'aurore, s'étendait sur son visage.

Que m'est-il donc arrivé, ô mes animaux ? dit Zarathoustra. Ne suis-je pas métamorphosé ? La félicité n'est-elle pas venue sur moi comme une rafale ?

Fou est mon bonheur et il dira des choses folles…"[50].

On relèvera ici un thème plusieurs fois évoqué dans Solal[51], celui de la métamorphose. Pour Zarathoustra, cette métamorphose s'opère dans un retour vers les hommes. Un élan d'amour, rude et sans complaisance, le pousse hors de sa caverne, comme Solal sortant, "fou d'amour pour la terre"[52] des caves de la Commanderie où il se terrait avec son peuple. Le bonheur du héros nietzschéen tient dans un acquiescement à la vie et dans la conscience d'un savoir à transmettre. Cette science, qui est science de l'existence, a été acquise dans les tourments de la plus douloureuse lucidité :

"L'esprit est la vie qui tranche à même la vie : elle accroît son propre savoir par son propre tourment : saviez-vous cela ?

Et ceci est le bonheur de l'esprit : être oint et consacré par les larmes pour devenir la victime du sacrifice — saviez-vous cela ?

Et la cécité de l'aveugle, ses hésitations et ses tâtonnements doivent encore témoigner de la puissance du soleil qu'il a regardé en face — saviez-vous cela ?"[53].

On pense à Solal aspirant le "vin charnel" qui coule de sa blessure, consacré par le sang du sacrifice — et regardant le soleil "face à face"[54].

Voilà donc, en cette fin de Solal, un épisode éminemment symbolique que l'on peut lire aussi bien en adoptant un symbolisme christique qu'un symbolisme nietzschéen — de sorte que deux ensembles de valeurs que le discours éthique oppose ont ici le même support. Le texte opère alors une superposition étrange des traits du Serviteur Souffrant et de ceux du Surhomme.

Cette double lecture met au jour une réelle ambiguïté : le héros cohénien semble osciller entre une vocation d'élu de Dieu et un simple statut surhumain. Dans la première perspective, il évolue au sein d'une histoire orientée vers un salut et dont le sens est garanti par une transcendance; dans la seconde, il accueille l'instant et le mouvement de la vie, en prononçant en leur faveur un oui sans autre fin que lui-même. Mais cette ambiguïté pourrait bien être aussi le signe d'une tentative de réconciliation : elle manifesterait au cœur de l'œuvre le besoin de faire place, dans le discours éthique et religieux, aux élans vers la vie, voire à l'instinct d'affirmation de soi. Ainsi ébaucherait-elle, en quelque sorte, une réponse à la formule par laquelle Nietzsche clôt son Ecce homo"Dionysos en face du Crucifié…"[55]. Car à la fin du premier roman d'Albert Cohen s'opère une rencontre entre le visage d'Israël, humilié en Solal, la figure du Serviteur Souffrant, dessinée notamment par les traits christiques que revêt le héros, et une silhouette mythique qui incarne l'ivresse de l'existence.

On peut émettre l'idée qu'une telle synthèse était possible, précisément, dans Solal — écrit au tournant des années trente, avant l'horreur de la Shoah. Le discours éthique de Cohen n'y a pas encore pris consistance sous la forme de cette radicale antithèse entre nature et antinature qui parcourra les œuvres postérieures : traquant le culte de la force dans toutes ses manifestations, insistant sur le caractère ascétique du travail sur l'homme opéré par la Loi, l'écrivain affirmera de plus en plus clairement l'exigence d'un choix. A l'époque où paraît Belle du Seigneur, l'épreuve de l'histoire a montré où menait l'apologie de la volonté de puissance — et il s'agit désormais de refuser toute compromission. Par ailleurs, le texte nietzschéen auquel font écho certains passages de Solal n'est pas parmi les plus provocateurs du philosophe, ou du moins il n'atteint pas la virulence forcenée des ouvrages qui l'ont suivi. Autant de raisons qui permettent de comprendre le glissement, chez Cohen, d'une volonté de synthèse jubilatoire à un discours éthique radical, répondant à des écrits plus que violents.

La question demeure cependant de savoir si le discernement, le choix rendus nécessaires après l'heureuse conciliation n'entraînent pas l'œuvre sur la voie d'un malaise. Là encore, la confrontation avec des textes nietzschéens propose de ce malaise une analyse dont il convient peut-être de ne pas esquiver l'épreuve.

Cohen à l'épreuve de Nietzsche

Contre un oui adressé à la vie, Nietzsche dénonce une volonté de néant qui mène à la mort de l'homme et mine la civilisation moderne : il faudrait, selon le philosophe, en imputer la faute au judéo-christianisme, avec son cri de guerre lancé contre le déchaînement des instincts naturels et son parti-pris en faveur des faibles et des souffrants. Un chapitre de la Contribution à la généalogie de la morale, intitulé Que signifient les idéaux ascétiques ?, opère la critique virulente d'une certaine attitude de rejet de l'existence, et diagnostique en elle la source du malaise de l'homme moderne[56]. Or la crise traversée par Solal avant sa résurrection dionysiaque illustre comme à plaisir ces analyses — ce qui n'est pas, évidemment, sans poser question.

Une morale fondée sur "le grand dégoût de l'homme" et sur "la grande pitié de l'homme", écrit Nietzsche, mène au nihilisme; déjà, l'Europe connaît "l'atmosphère d'un asile d'aliénés, d'un hôpital"[57]. Pernicieuse est cette pitié liée au dégoût, prompte à s'y engloutir. Solal rejeté par Aude et déambulant dans les rues de Paris est saisi d'un puissant mouvement de compassion envers tous les passants — "Pauvres. En réalité, même en ce moment, je les aime", murmure-t-il. Mais brutalement, au moment où, héros au visage d'aliéné, il passe près d'un hôpital, l'écœurement le submerge — "Que m'importent ces singes qui se prennent au sérieux sur leurs deux pattes"[58]. Toute morale s'effondre alors et le personnage, revendiquant un droit sur tout, opère un passage par-delà le bien et le mal — mais un passage dérisoire qui se concrétise par le vol d'une brioche. La compassion vire au dégoût et le dégoût engendre une pulsion de mort, que traduit l'achat d'un poignard, destiné au meurtre d'Aude et servant finalement au suicide de Solal. La pitié s'abolit dans la haine et dans la haine de soi.

C'est précisément ce lien entre une pitié teintée de dégoût et la haine de soi que souligne Nietzsche. "Je suis celui que je suis : comment parviendrais-je à me libérer de moi-même ? Et pourtant — j'en ai assez de moi !"[59], gémissent, sous sa plume, les malvenus de l'existence. On pense au cri "de douleur, de peur et de rage contre sa vie"[60] poussé par Solal. Comment expliquer que le héros  illustre ainsi le fiasco dans lequel, selon un discours que toute l'œuvre de Cohen réprouve, les faibles et les vaincus de la vie menacent d'entraîner toute une civilisation ?

Peut-être endure-t-il simplement ce qu'il dénoncera plus tard comme la tentation de la haine de soi, insinuée au creux de sa conscience juive par les propos antisémites[61]. Ce serait le réflexe de l'humilié qui succombe à la haine de son humiliation, détestant sans la contredire la vision de lui-même qui lui est renvoyée. L'expérience alors n'appellerait d'autre solution qu'un discours éthique et apologétique restaurant l'image dégradée.

Mais un processus plus insidieux encore paraît enfermer Solal dans un dilemme qui voue la conscience de soi au malaise. Et ce processus a une double source, tenant à la fois à la façon dont le héros a accueilli son judaïsme et aux influences reçues de l'Occident. Le personnage en sa jeunesse a vécu son appartenance juive comme interdiction : le discours de Gamaliel lors de la majorité religieuse de son fils, émis sur un ton de fatigue et de mépris, lui présente, sous la forme purement négative de l'anathème, un idéal d'ascèse[62]. Il l'invite à refuser la nature, la femme et la beauté — la vie telle qu'elle s'offre aux élans de l'adolescent, et telle qu'elle miroite en Occident. Or en Occident, le jeune homme rencontre une société qui encourage la réussite, tolère les conquêtes, accueille les vainqueurs, une société qui lui fait fête, mais au prix d'une mutilation : fantaisie, exubérance et mauvais goût sont proscrits, et il lui appartient de refouler son identité juive dès qu'elle se fait trop voyante — dès que se manifestent, en particulier, les Valeureux ! Ainsi se creuse la scission intérieure qui va lui interdire, jeune époux aimé et ministre brillant, d'acquiescer à la vie, d'acquiescer à lui-même. A Saint-Germain se dresse un héros vindicatif, qui répète, sous une forme névrotique, des échos du discours de Gamaliel tout en agitant les signes de sa puissance comme autant de joujoux dérisoires. Aude se plaint : "Maintenant, il lui interdisait même la musique. Son insistance fatigante et inutile à répéter que la musique était un accouplement et une abomination. Cette joie qu'il avait de déceler le péché en elle, d'interpréter malignement le moindre regard sur un homme, un enfant, un arbre ou une jeune paysanne. Il se repaissait des trahisons inconscientes dont il l'accusait. Fatigant et monotone, avec sa «justice, justice» toujours aux lèvres et sa haine absurde de la charité"[63]. Nietzsche tourne en dérision "les vindicatifs déguisés en juges, qui ne cessent d'avoir comme une bave empoisonnée le mot «justice» à la bouche, une bouche aux lèvres toujours serrées et toujours prête à cracher sur tout ce qui n'a pas l'air mécontent et qui va son chemin de bon cœur"[64]. Solal tourmentant sa jeune épouse tend à justifier la raillerie…

De fait, la morale d'antinature dont le discours de Gamaliel présentait un condensé paraît peser sur lui, reçue comme une contrainte mal intériorisée, sans qu'il trouve hors du souterrain de la Commanderie un espace où déployer son aspiration à vivre. La judéité dont il ne parvient à s'émanciper tout comme l'intégration à une société occidentale déliquescente sont vécues comme un amoindrissement de soi, lui réclamant le tribut d'une part de lui-même.

Un épisode de Mangeclous est tout aussi caractéristique. Refoulant son identité juive et entrant dans le rôle qu'exige de lui une société policée qui bannit exubérance et folie, Solal connaît un succès au goût amer[65]. Sans amour et sans joie, il s'adonne à des piqûres de morphine. Une sensation d'inhibition, explique Nietzsche, s'empare parfois de larges masses de population : "On combat en premier lieu ce malaise dominant par des moyens qui abaissent le sentiment vital en général, au niveau le plus bas. Si possible, plus de volonté, plus de désir; éviter tout ce qui entraîne la passion, tout ce qui donne du «sang»…"[66]. Le héros de Cohen paraît victime de ce mal de vivre à l'œuvre dans la société européenne à laquelle il tente de s'assimiler, sans que son judaïsme lui offre cet idéal positif que réclameraient ses élans vers l'existence. Le voici livré à un scepticisme qui signe pour lui la mort au désir.

Comment sortir de ce malaise, dès lors que l'abandon aux instincts, le mépris du faible et l'annihilation de la conscience prônés par Nietzsche apparaissent comme une solution inacceptable ? Une voie s'ouvre à Cohen. Il s'agira de restaurer, dans un discours éthique vigoureux — et plus seulement dans une figure héroïque ambiguë, comme à la fin de Solal — les valeurs que représentent l'adhésion à la vie et le triomphe de la volonté. Ainsi va se constituer un véritable héroïsme de l'antinature. Le choix pour la vie se donne à lire dans la lutte opiniâtre du peuple juif à travers les siècles, et c'est dans le travail sur soi qu'il opère que se manifeste la plus haute expression du vouloir. Nietzsche lui-même le concédait : "… les Juifs sont sans doute la race la plus vigoureuse, la plus résistante, la plus pure qu'il y ait actuellement en Europe…"; aux "idées modernes" délétères, il opposait la foi obstinée d'Israël, au point de voir dans l'assimilation du peuple juif la voie d'un regain de force pour une civilisation déclinante[67]… L'auteur de Belle du Seigneur opère un renversement magistral des accusations portées contre la volonté de néant à l'œuvre dans les idéaux ascétiques : dans le mouvement d'émergence d'une créature façonnée par l'obéissance à la Loi et par la traversée des épreuves historiques, il reconnaît cette dynamique même qui fait de l'homme "une corde tendue entre la bête et le Surhomme — une corde sur l'abîme"[68]. Simplement — mais la distinction est de taille  — là où le Zarathoustra nietzschéen employait le terme de Surhomme, il propose, lui, l'image d'un homme pleinement humain, encore à venir.

Ainsi se découvre une tâche mobilisant toutes les puissances du désir. Sans doute cette restauration du désir marque-t-elle un épanouissement de la pensée de Cohen depuis le programme sec et austère de Gamaliel — dont pourtant l'œuvre ne renie rien par la suite. Mais de plus en plus s'affirme, semble-t-il, une primauté donnée à l'amour, qui empêche le discours de se réduire à un simple exposé éthique, et qui transfigure le code moral, reçu parce qu'aimé. A la haine et à la vindicte dénoncées par Nietzsche comme le moteur et le fruit d'une morale de contre-nature se substitue la générosité d'un amour jaillissant — amour d'un peuple, d'une Loi, d'une terre, amour d'un Dieu vers qui s'élance une exigence passionnée…

Dans le premier roman, l'errance de Solal dans les rues de Paris, reprenant les étapes d'une Via Dolorosa, tend à faire de lui un Messie de l'amour en échec — le Messie d'un amour malade et impuissant, assez proche, finalement, du portrait que Nietzsche donnait du Christ[69]. Christ au visage d'aliéné marchant sous un ciel fermé, Solal vit la faillite d'un amour qui n'arrive pas à se donner et à se faire force de vie; ne lui répondent que l'incompréhension d'Aude et les railleries des passants. Et pourtant, il va dépasser une méditation qui ne reconnaît aucun au-delà aux limites d'une tendresse humaine en échec. Car c'est avec une saveur divine que va jaillir en lui un sentiment encore inconnu, en un embrasement qui est magnification de la vie : "Comme un être vivant était beau et infiniment adorable !"[70]. L'élan d'amour scelle une réconciliation avec l'autre ­— Aude qu'il contemple endormie —, avec soi-même, avec l'existence. Le héros prend sur lui le châtiment destiné à la jeune femme, en plongeant dans son propre sein le poignard qu'il tenait levé. Il se reprochera ce geste suicidaire, encore vindicatif, dans un constat d'erreur : "… pourquoi avait-il détruit la vie en Solal ?"[71]. Ainsi se trouve répudié le refus de la vie auquel il se sentait condamné, dans le partage intime qui l'empêchait d'acquiescer à son identité juive aussi bien qu'à une réalité occidentale insatisfaisante.

Cela dit, les aventures de Solal se poursuivent au-delà du midi radieux sous lequel se clôt le premier roman et invitent à s'interroger sur la mise à l'épreuve de cet amour magnifiquement proclamé. Résistera-t-il à l'hostilité indéfiniment reconduite que doit rencontrer le héros ? Tiendra-t-il, surtout, face à l'écœurement qu'engendrent les bassesses humaines ? Car s'il est encore un point commun qui rapproche l'œuvre de Cohen de celle de Nietzsche, c'est bien l'âpreté du jugement qu'ils portent sur les tares d'une humanité moyenne. Qui mieux que Mangeclous — ou peut-être davantage encore Michaël — sait parler de l'homme "comme d'un ventre à deux besoins et d'une tête qui n'en a qu'un" — dénonçant "la faim, l'appétit sexuel et la vanité comme les véritables mobiles des actions humaines"[72] ? Les voilà bien, ces cyniques "qui avouent ingénument l'animalité, la «règle» qu'ils portent en eux, et qui gardent cependant ce qu'il faut d'esprit et de piquant pour se sentir obligés de parler devant témoin d'eux-mêmes et de leurs pareils"[73]. Ils sont, dit Nietzsche, les aides qui faciliteront la tâche à l'homme supérieur désireux de se mêler au vulgaire au nom de la connaissance. En regard d'un Michaël, qui évoque avec une crudité complaisante la réalité des amours humaines[74], Solal lucide et indigné fait bien figure d'homme supérieur. Cependant, ses compromissions amoureuses font résonner une note fausse dans l'écœurement qu'il proclame, tandis que le cynisme de ses cousins résonne haut et fort, dans une joyeuse et pleine franchise qui leur confère au cœur de l'œuvre un rôle original et essentiel[75].

Mais où mène un tel cynisme ? Si c'est au dégoût ou à la conscience d'une supériorité, on est loin de l'amour proclamé par Solal lors de sa résurrection. Reste la voie de la compassion : la "tendresse de pitié" jaillit, chez Cohen, sur le fond d'une âpre lucidité; elle naît de la conscience de la mort à laquelle chacun est promis, et de la connaissance de l'universelle irresponsabilité des hommes — indéniable si l'on ne voit en chacun d'eux qu'une somme de déterminismes. Alors peut naître un élan authentique vers ceux-là mêmes qui sembleraient appeler la pire inimitié : au-delà des plus profonds mépris, la conscience d'une identique misère ontologique permet de s'identifier profondément à l'autre[76].

Cette "tendresse de pitié" ancrée dans le pessimisme a des résonances schopenhaueriennes. Selon le philosophe allemand, le partage d'une condition humaine intrinsèquement douloureuse inspire les actes de douceur qui permettront de soulager la souffrance d'autrui. De surcroît, l'homme doit reconnaître que, dans son individualité, il n'est qu'une manifestation passagère de la volonté de vivre, et cette lucidité lui fera apparaître l'individu étranger sur le même pied que lui. Il surmontera donc le principe d'individuation, qui donne l'illusion d'une séparation spatio-temporelle entre les êtres, pour avoir accès à une tendresse désintéressée. C'est ainsi que Schopenhauer peut proclamer "l'identité de la tendresse pure avec la pitié"[77].

Cette éthique de la compassion se développe sur le fond d'une renonciation au désir et d'un mépris de la vie. C'est la voie qui s'ouvre pour rendre supportable une souffrance liée par nature à l'existence. Or chez Albert Cohen aussi, le plaidoyer pour la "tendresse de pitié" s'élève sur les ruines de tout désir. L'absence de Dieu, à la fin des Carnets, a brisé chez l'écrivain jusqu'à l'envie de boire et de manger[78]. Seule une réponse divine, toujours espérée, pourrait relancer la volonté de vivre. Mais faute de cette réponse, l'existence perd sens et saveur; l'unique objet de foi demeure la "tendresse de pitié", frêle rempart pour empêcher les hommes de s'entredéchirer.

Une telle éthique à goût de désenchantement peut inspirer, aussi noble soit-elle, un certain malaise. Point n'est besoin d'être très caustique pour discerner en elle ce que l'on pourrait appeler une éthique pour anorexique de la vie — la grandeur pathétique de l'œuvre réside du reste dans la lucidité qu'elle témoigne à ce sujet. Mais comment cette ultime solution satisferait-elle l'élan vers l'existence, le besoin d'affirmation de la volonté, le jaillissement puissant du désir qui se manifestent tout au long des romans ? L'accusation de Nietzsche est à prendre en compte : la pitié d'un homme capable d'affirmation de soi, dit-il, a de la valeur; "mais que vaut, au contraire, la pitié des souffrants, ou celle de ceux qui vont jusqu'à prêcher la pitié ?"[79].

Autre sujet d'interrogation : la "tendresse de pitié" n'apparaît guère comme  un sentiment qui grandit celui qui en est l'objet — futur cadavre et irresponsable esclave de ses déterminismes. A un amour âpre et rude qui veut le progrès de l'autre s'oppose une compassion liée à la honte de son destinataire : "Malheur à ceux qui aiment sans avoir une hauteur située plus haut que leur pitié !"[80] proclamait Zarathoustra.

Quelle autre voie, alors, hors le mépris nietzschéen et la pitié cohénienne ? Les deux auteurs s'accordent dans leur dénonciation de l'amour du prochain, merveilleux mais irréaliste et souvent mensonger pour l'un, animé d'impulsions troubles pour l'autre[81]. "L'amour des hommes, sans l'accompagnement de quelque arrière-pensée qui le sanctifie, n'est qu'une sottise et une brutalité de plus…"[82]. La remarque est grinçante; derrière son ironie apparaît néanmoins l'idée que seule une pensée transcendante peut suppléer aux carences de cet amour, lui donnant de surmonter le mépris, face auquel il n'est que sottise, ou ses propres ambiguïtés, qui n'en font souvent qu'un manège brutal. Chez Cohen, la nostalgie de son ancienne foi dans l'amour du prochain est liée à celle de la foi religieuse de sa jeunesse. L'homme livré à ses propres forces peut atteindre la "tendresse de pitié"; un peu de sensibilité suffit. Pour croire en l'amour du prochain, universel et inconditionnel, il faut pouvoir voir en tout homme, envers et contre tout, une image de Dieu.

Nietzsche, qui refuse de considérér en l'homme ce reflet divin, proclame pourtant bien une certaine forme d'amour — qui serait débordement de puissance, expansion créatrice; Zarathoustra invoque le soleil : "Bénis la coupe qui veut déborder pour que son eau, coulant à flots dorés, porte partout le reflet de ta joie !"[83]. On peut rester inquiet face à un élan qui le pousse vers les hommes — matière brute dont il se propose d'extirper la figure du Surhomme — comme "le marteau est poussé vers la pierre"[84]. Mais plutôt que d'épiloguer sur ce point, on se plaira à retrouver chez Cohen l'image de la coupe : "O vous, mes frères de la terre, compagnons desquels je me tiens à distance, compagnons de la même galère, dites-moi, dites, tandis que je tiens une invisible coupe levée, dites ce que je suis venu faire en ce médiocre banquet. Du fond des âges infinis, je suis venu, et me voici, si provisoire. Pourquoi, et est-ce pour rien, et n'y a-t-il vraiment rien ?"[85]. La coupe ici est celle de l'action de grâces et du don. Mais l'ombre du néant fait peser un écrasant "est-ce pour rien ?" sur cette action de grâces et sur ce don, c'est-à-dire sur l'amour de la vie et des hommes. La conscience de la solidarité humaine renvoie à la question du sens — à celle de Dieu. Cette solidarité n'est-elle que celle de "compagnons de la même galère" — mais alors, pourquoi ne pas rester à distance de frères de misère dont la vue ne fait que rappeler une commune infortune ? — ou l'aventure a-t-elle un sens, qui fera déborder la coupe levée ?

La question de Dieu se fait, chez Nietzsche comme chez Cohen, objet de passion. Les refus nietzschéens n'ont rien de serein : le penseur dénonce au contraire un certain athéisme insouciant, superficiel et irresponsable, qui n'entrevoit pas ses propres conséquences. Il traite de "petit nain prétentieux" le savant moderne, l'universitaire plein de supériorité par rapport à la chose religieuse[86]. Il apostrophe de la sorte les philosophes qui se posent en défenseurs de la vérité, idole dérisoire qu'ils substituent aux anciennes vénérations  : "chevaliers de la triste figure, messieurs les faquins de l'esprit, vous qui lui tissez ses toiles d'araignée"[87]. Leur combat contre le malaise dominant qui s'empare parfois d'une civilisation "est assez intéressant mais trop absurde, trop indifférent à la pratique, trop filandreux, nous attendant à tous les tournants…"[88]. Albert Cohen exprimera une identique méfiance face à la philosophie et aux réponses qu'elle peut apporter à sa propre angoisse existentielle : rien d'autre en elle qu'une "filandreuse toile d'araignée toute de tromperies"[89]. Une double exigence de passion et de lucidité se fait jour face aux questions ultimes.

Cette lucidité n'est pas sans risques; elle dérange, à tout le moins. Nietzsche vient de décrire toute la vie instinctive comme le développement de la volonté de puissance; il se justifie ensuite : "Une chose peut être vraie même si elle est au plus haut point nuisible et dangereuse…". Solal exhibe les hypocrisies et les faux-semblants qui régissent la vie en société; il revendique un "esprit juif destructeur"[90]. Dans les deux exemples cités ici, l'âpre clairvoyance se met au service d'une vérité — désagréable à accepter — sur l'homme. La passion et l'exigence de vérité se font d'autant plus fortes qu'elles se portent vers la question de Dieu. Dissolvantes, elles condamnent des représentations pitoyables et tranquillisantes, et vitupèrent, finalement, l'image d'un Dieu qui ne serait pas à la hauteur de lui-même.

Dans la prière, Nietzsche dénonce "l'action bienfaisante d'une mécanique pieuse"[91]; on s'amuse des oraisons interminables d'une Antoinette Deume[92]. Un aphorisme du Gai savoir vilipende l'idée selon laquelle l'amour divin serait conditionné par les manifestations de foi : "Quoi ? Un amour contractuel serait le sentiment d'un dieu tout-puissant ! Un amour qui n'a pas su triompher du sentiment de l'honneur ni de l'irascible esprit de vengeance ? Que tout ceci est oriental !"[93]. Albert Cohen pour sa part refuse de prêter au Tout-Puissant une "fantaisie de roi nègre qui veut qu'on le supplie"[94]. L'homme qui rabaisse Dieu aux dimensions de sa propre mesquinerie a vite fait de le mettre au service de ses propres désirs. Cohen raille les dévotes qui consultent Dieu "au sujet de la tapisserie à choisir pour le salon"[95]. Nietzsche n'est pas tendre à l'égard des piétistes prompts à lire l'intervention de la Providence dans les moindres circonstances quotidiennes : "Et quand on aurait dans le corps la moindre mesure de piété, un Dieu qui soigne à temps le rhume, ou qui nous fait monter dans la diligence à l'instant où se déclenche une averse, ce Dieu devrait nous sembler d'une telle absurdité qu'il faudrait l'abolir, même s'il existait"[96]. Le refus de Dieu s'exprime ici au nom de la haute image que la conscience se fait de lui — au nom d'une haute idée de ce qu'il devrait être.

Une telle exigence ne peut que repousser d'instinct tout ce qui dans la foi lui paraît relever de la facilité, ou de la recherche d'un confort moral. Nietzsche s'interroge : "… la béatitude — en termes plus techniques, le plaisir — pourrait-elle jamais être une preuve de la vérité ?". L'expérience de la rudesse des combats pour la vérité tendrait à prouver que non, et à inspirer une certaine méfiance devant les certitudes trop conformes aux désirs humains. La conclusion est péremptoire : "La foi béatifie : par conséquent elle ment…"[97]. Albert Cohen, désespéré de sa propre incroyance, inversera la formule pour une conclusion identique, quoique un peu plus nuancée : "… le malheur n'est pas signe d'erreur, hélas !"[98].

On notera que pour Nietzsche, il ne s'agit pas de fonder son athéisme en prouvant l'inexistence de Dieu. Il suffit, pour classer le problème, de montrer comment la croyance en un Dieu a pu naître : si l'on arrive à l'expliquer par les circonstances, les besoins, les traits dominants du psychisme humain, on en conclura à une origine purement humaine[99]. En d'autres termes, si la foi satisfait le désir humain, c'est qu'elle en est le fruit; si elle en est le fruit, c'est qu'elle n'a pas d'objet réel. La démonstration, pourtant, reste en toute rigueur logique insatisfaisante : elle ne prouve en rien qu'à la croyance ne correspond aucune réalité spirituelle, dont le désir représenterait comme une intuition. Nietzsche en fait doit présupposer, comme une règle absolue, que la vérité contrarie notre attente — c'est-à-dire que le monde, systématiquement, se fait hostile à nos aspirations les plus intimes. En quoi serait-il plus absurde de concevoir une réalité en secrète harmonie avec les besoins profonds de l'homme ? Dans les deux cas, on reste dans le domaine du postulat, qui engage toute une attitude de confiance ou de défiance face au réel. C'est entre ces deux attitudes qu'Albert Cohen hésite, penchant pour la seconde : mais entre l'affirmation selon laquelle le malheur n'est pas un signe d'erreur, et celle qui assure que la béatitude à coup sûr en est un, demeure une distance.

Cela dit, le rapprochement entre sa méditation et les positions nietzschéennes illustre bien la rudesse de leur commune exigence de lucidité. Pour l'un comme pour l'autre, le service de la vérité passe par la torture de soi, et tandis que vacillent les croyances béates d'une foi trop facile, l'athéisme est appelé à prendre la pleine mesure de lui-même.

On a vu quel mépris Nietzsche professait à l'égard d'un certain athéisme superficiel, inconscient de ses propres enjeux. Lui-même révèle, avec une acuité visionnaire, la portée dramatique du débat. C'est sous les sarcasmes insouciants des esprits forts — les voilà, les athées irresponsables — que l'"insensé" du Gai savoir, allumant une lanterne en plein jour, proclame la mort de Dieu et invite l'homme à en considérer de face les conséquences. "Où est Dieu ? cria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l'avons tué — vous et moi ! Nous sommes tous ses meurtriers ! Mais comment avons nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon tout entier ?"[100]. On se laissera frapper par la parenté thématique de cette page et des dernières lignes de Belle du Seigneur. Vider la mer, effacer l'horizon, n'est-ce pas ce que Solal s'apprête à faire lorsqu'il contemple au fond du verre de poison "la fin des arbres, la fin de la mer qu'il avait tant aimée"[101] ? Saisie par les frissons de l'agonie, Ariane sent ses pieds s'alourdir : "Oh, grande la porte, profond le noir et le vent soufflait hors de la porte, le vent sans cesse de là-bas, le vent humide odeur de terre, le vent froid du noir"[102]. Le même rythme halluciné entraîne les paroles de "l'insensé" : "Est-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ?"[103]. Comme une terre désenchaînée de son soleil, roulant loin de tous les soleils[104], la jeune amante de Belle du Seigneur s'éloigne de Solal, impuissante à le regarder une dernière fois, à lui adresser un ultime salut de la main.

Cette parenté thématique entre deux pages où se déploient des visions d'agonie n'a, bien sûr, rien de très surprenant : les images de chute, de ténèbres, de froid, sont certainement l'expression symbolique la plus spontanée de la terreur. Néanmoins, la superposition des deux textes laisse se profiler derrière la scène de Belle du Seigneur une interprétation terrible. On doit être sensible, certes, à la réintégration finale des héros d'Albert Cohen dans leurs peuples respectifs, peut-être même à l'espoir de réunion qu'Ariane entrevoit en son délire, et en tout cas à la fidélité requise de Solal lorsqu'il est invité à réciter le dernier appel. Mais une question demeure, inquiétante. Cette église montagneuse où entre Ariane ne serait-elle pas le sépulcre évoqué par l'insensé nietzschéen qui entonne un Requiem aeternam Deo en proclamant : "A quoi bon ces églises, si elles ne sont les caveaux et les tombeaux de Dieu"[105] ? Le vent à l'odeur terreuse qui enveloppe la jeune femme ne serait-il pas chargé des miasmes de la "putréfaction divine"[106] ? L'agonie des amants constitue un passage par une épouvantable solitude. Ariane est arrachée à celui dont elle a fait son "divin roi", à cet amour auquel elle a identifié tout espoir de salut, Solal s'angoisse d'abandonner ses"enfants de la terre", la naine pleure"son beau roi en agonie"[107]. Le roman se ferme sur l'image d'un monde déserté — déserté par toute forme de transcendance.

Il n'est pas entièrement fermé toutefois, puisque le dernier appel, évoqué par la naine, suppose précisément la reconnaissance d'une transcendance, et d'une transcendance qui ne se confond pas avec la figure  héroïque de Solal, d'un Dieu éternel au-dessus de lui. Mais cette ouverture reste une espérance, projetée dans ce hors-texte où le personnage, peut-être, récitera les mots de foi. Et cette espérance n'épargne pas d'affronter l'image d'un univers vide — qui s'inscrit dans l'œuvre de Cohen comme une possibilité terrible, si ce n'est comme l'hypothèse seule recevable, dans l'attente d'un imprévisible déni.

On ne peut alors esquiver la question soulevée par l'insensé du Gai savoir, tandis qu'il scrutait les conséquences de la "mort de Dieu" : "La grandeur de cette action n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action ?"[108]. En la mort de toute transcendance, la seule voie qui s'ouvre à l'homme est prométhéenne… Comment devenir des dieux ? Nietzsche répond par l'idéal du Surhomme; Cohen, on l'a vu, par un héroïsme de l'antinature : l'homme trouve, dans la conscience de sa propre dignité, l'ultime valeur qui puisse orienter son désir de vivre. Mais, sur le fond d'un univers vide, cet héroïsme est tragique : "… en vérité, murmure Solal, c'est notre héroïsme désespéré que de ne vouloir pas être ce que nous sommes et c'est-à-dire des bêtes soumises aux règles de nature que de vouloir être ce que nous ne sommes pas et c'est-à-dire des hommes et tout cela pour rien car il n'y a rien qui nous y oblige car il n'y a rien car l'univers n'est pas gouverné et ne recèle nul sens que son existence stupide sous l'oeil morne du néant…"[109]. De fait, cette volonté prométhéenne paraît sans cesse aspirée par la quête d'une transcendance : alors même que Solal, par ces quelques mots, vient de proclamer l'inexistence de Dieu, le nom de l'Eternel surgit dans son discours[110]; c'est encore ce Nom que la naine à la dernière page du roman l'invitera à prononcer au creux de son échec.

Dans ses derniers grands poèmes, Les Dithyrambes de Dionysos, Nietzsche reprend le chant de l'enchanteur, qui figurait au quatrième livre du Zarathoustra. C'est à la figure mythologique d'Ariane qu'il prête maintenant l'invocation au dieu rejeté comme un ennemi :

"Oh ! reviens,

mon dieu inconnu ! ma douleur ! mon dernier bonheur !"[111].

Zarathoustra renvoyait l'enchanteur d'un éclat de rire, et retournait à sa solitude; à la fin du dithyrambe, Dionysos apparaît à Ariane et met fin à la tentation de la nostalgie de Dieu. Etrange tentation, toutefois, qui sans cesse doit se redire, et sans cesse être étouffée à nouveau. Et dure solitude que celle du "plus grand négateur du monde", plein de sa "surabondance de lumière et de puissance"[112]. Dans l'Ecce homo, Nietzsche revient sur le Chant de la Nuit qu'il prêtait jadis à son Zarathoustra : "La réponse à un tel dithyrambe de la solitude des soleils ne pourrait être donnée que par Ariane… Mais hors moi, qui sait qui est Ariane ?"[113]. Une phrase que Solal pourrait reprendre à son compte… Mais Belle du Seigneur s'ouvre sur l'échec d'un amour qui se voulait voie vers l'absolu — celui du faux vieillard — et le roman illustre douloureusement l'impuissance de la passion à s'ériger en absolu de substitution, sous un ciel muet…

La lecture des textes nietzschéens projette ainsi sur l'œuvre de Cohen un éclairage qui en révèle les enjeux les plus profonds. Passée au feu d'une critique qui dénonce une volonté de néant logée au cœur des idéaux ascétiques, toute proclamation morale doit rendre compte de l'élan qui l'anime. Il se fait de plus en plus clair, chez Albert Cohen, que l'adhésion aux valeurs portées par la tradition de son peuple ne peut procéder que d'un mouvement d'amour, qui les accueille comme autant de forces de vie — faute de quoi la Loi ne se laisse recevoir que comme une contrainte insoutenable. On assiste alors dans l'œuvre au renversement le plus paradoxal, le plus audacieux : l'homme qui se laisse façonner par la Loi vient superposer ses traits à ceux du Surhomme — dont il partage l'ardente volonté de vivre. Il entre — à la suite de Zarathoustra ! — dans une logique du désir qui sans cesse le porte au-delà de lui-même. Ainsi Cohen peut-il proposer, pour échapper au morne écœurement du nihilisme contemporain, une alternative aux idéologies barbares du culte de la force : un héroïsme d'antinature sans autre fin que lui-même — solution qui n'est pas sans se rapprocher, notons-le, de certaines réflexions existentialistes, dans la mesure où elle invite l'homme à trouver une ultime raison d'être dans la conscience de sa propre dignité.

Mais l'âpreté avec laquelle Albert Cohen, à la suite de Nietzsche, scrute le néant laisse entrevoir qu'un humanisme athée ne saurait être, précisément, qu'héroïque : la dignité humaine y est conquise sur le fond d'un néant qui sape le fondement de toutes les valeurs. La force d'une telle vision explique le sentiment d'insuffisance que l'on peut ressentir, à la fin des Carnets, face au plaidoyer pour la "tendresse de pitié". L'auteur y exprime à nouveau une vénération à l'égard de son peuple et du projet sur l'homme dont il est porteur, avant d'en venir à une sorte d'éthique minimaliste, présentée comme une ultime vérité : à défaut de devenir des hommes, apprenons, en somme, à ne pas nous conduire comme des bêtes. Une telle éthique de la compassion — toute l'œuvre l'indique — est inapte à satisfaire le besoin d'absolu qui anime un Solal, et à faire taire les sirènes de la volonté de puissance dans un univers en déréliction. Alors, pourquoi ce recul ? La question engage toute la validité de l'idéal d'antinature. Peut-on proposer un idéal ne trouvant sens qu'en lui-même à des hommes que l'on a vus si faibles face aux séductions de la barbarie ? L'homme est-il de taille à soutenir cet héroïsme désespéré et à se faire, à lui seul, créateur de sens ? Si la réponse est négative, force est bien de réduire le beau projet à la portée des forces d'une humanité moyenne — à moins de lever le présupposé d'un univers aveugle et vide…

Cette question du sens projette Cohen entre Schopenhauer et Pascal : c'est le pessimisme du premier qui mène à une recherche éthique à même de rendre la vie supportable; le second, tout aussi conscient de l'insécurité et de l'inconfort de l'existence humaine, oriente la quête vers un appel lancé à une transcendance. Le passage par Nietzsche aide à mieux comprendre l'interrogation en suspens sur laquelle se clôt l'œuvre — "Je n'attends ma foi que de Toi. Est-ce une faute de n'attendre que de Toi ?"[114]. Entre une solution qui n'en est pas une — celle de la "tendresse de pitié" — et un élan vers le ciel suspect de n'être qu'une tentation béatifique, la seule issue serait donnée par une réponse divine. Dans l'attente de cette manifestation, qui échappe au pouvoir de l'homme, le silence n'a plus qu'à se faire.

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 4, 1994.



[1] A. COHEN, Belle du Seigneur, Bibliothèque de la Pléiade, éd. établie par C. Peyrefitte et B. Cohen, Gallimard, 1986, p. 901.

[2] Ibid.

[3] Cf. H. KÜNG, Dieu existe-t-il ?, trad. J.-L. Schlegel et J. Walther, Seuil, Paris, 1981, p. 416.

[4] Cf. notamment A. COHEN, Carnets 1978, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, éd. établie par C. Peyrefitte et B. Cohen, Gallimard, 1993, pp. 1189-1194.

[5] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, trad. G. Bianquis, C. Bourgois Editeur (coll. 10/18), Paris, 1973, p. 154.

[6] Ibid., pp. 160-161.

[7]Ibid., p. 265.

[8] F. NIETZSCHE, Le gai savoir, trad. P. Klossowski, C. Bourgois Editeur (coll. 10/18), Paris, 1957, pp. 107-108.

[9] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 901.

[10] F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, trad. A. Kremer-Marietti, C. Bourgois Editeur (coll. 10/18), Paris, 1974, p. 146 (souligné dans le texte).

[11] Ibid., p. 148 (souligné dans le texte).

[12] Cf. par exemple Ibid., p. 158.

[13] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, pp. 217 et 154 (souligné dans le texte).

[14] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 902.

[15] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, pp. 108-110 (souligné dans le texte).

[16] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 904.

[17] F. NIETZSCHE, L'Antéchrist, trad. D. Tassel, C. Bourgois Editeur, (coll. 10/18), Paris, 1967, p. 12.

[18] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 904.

[19] F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, p. 158.

[20] Ibid., p. 138.

[21] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 902.

[22] Cf. F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, pp. 141-145 et A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 356.

[23] F. NIETZSCHE, L'Antéchrist, p. 10.

[24] F. NIETZSCHE, Contribution à une généalogie de la morale, p. 154 (souligné dans le texte).

[25] A. COHEN, Solal, in Œuvres, pp. 297, 301.

[26] Ibid., p. 303.

[27] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, pp. 161, 162.

[28] A. COHEN, Mangeclous, in Œuvres, p. 550.

[29] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 268.

[30] Cf. A. COHEN, Solal, p. 149.

[31] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 268.

[32] Cf. A. COHEN, Solal, p. 269 : "Mais lui c'est l'aimé pas un trait de son visage ne bouge Il est moins vivant qu'autrefois plus impressionnant chaque mouvement qu'il fait il le pense".

On lit ailleurs chez Nietzsche : "… rester le maître de nos quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude" (F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 295). La deuxième et la quatrième sont précisément revendiquées par Solal comme les traits constitutifs de sa personnalité.

[33] F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, pp. 150-151 (souligné dans le texte).

[34] F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, p. 152 (souligné dans le texte).

[35] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 8.

[36] Ibid., p. 42.

[37] Cf. Ibid., p. 678.

[38] Ariane, au moment où l'aventure entre en déréliction, murmure à son amant : "Dis, ce n'est pas mal, n'est-ce pas, que je sois un peu infernale, que je fasse cela, dis, quand on aime tout est beau, n'est-ce pas ?" (A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 985). L'accent manque de conviction et la débauche triste du couple est loin d'exalter un paganisme triomphant. Il reste que derrière la justification que se donne la jeune femme peut se lire un aphorisme nietzschéen : "Ce qu'on fait par amour s'accomplit toujours par-delà le bien et le mal" (F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 130).

[39] A. COHEN, Solal, p. 359.

[40] Il "se leva, oublia sa vie passée", dit le texte (Ibid.).

[41] Ibid., p. 360.

[42] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. M. Robert, C. Bourgois Editeur (coll. 10/18), Paris, 1958, p. 209.

[43] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 100.

[44] A. COHEN, Solal, p. 357.

[45] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 64 (souligné dans le texte); cf. A. COHEN, Solal, p. 318.

[46] F. NIETZSCHE, op. cit., p. 69.

[47] F. NIETZSCHE, op. cit., p. 22.

[48] A. COHEN, Solal, p. 360.

[49] Ibid., p. 126.

[50] F. NIETZSCHE, op. cit., p. 78.

[51] Aude, notamment, l'applique à Solal : "… il attend la métamorphose…" ; l'évocation des souterrains de la Commanderie se clôt sur l'appel du "jour de métamorphose" (A. COHEN, Solal, pp. 270, 304).

[52] Ibid., p. 360.

[53] F. NIETZSCHE, op. cit., pp. 97-98.

[54] A. COHEN, Solal, pp. 359, 360.

[55] F. NIETZSCHE, Ecce homo, trad. A. Vialatte, C. Bourgois Editeur, Paris, 1988, p. 155.

[56] Nietzsche établit toutefois une distinction entre la volonté de néant qui anime les idéaux ascétiques, et le vertige du néant qui se saisit de l'homme moderne, s'exprimant par un pessimisme schopenhauerien ou un scepticisme de bon aloi, et constituant plutôt une sorte de néant de la volonté : "l'homme préfère encore vouloir le rien que de ne rien vouloir…" (F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, p. 295 — souligné dans le texte). L'idéal ascétique présuppose une attitude active; même marqué par un retrait face à la vie, il est expression d'un vouloir. Le malaise moderne mène à l'abdication de tout vouloir, dans une gigantesque déréliction du sens.

[57] F. NIETZSCHE, Ibid., p. 248 (souligné dans le texte).

[58] A. COHEN, Solal, pp. 351, 353.

[59] F. NIETZSCHE, op. cit., p. 248 (souligné dans le texte).

[60] A. COHEN, Solal, p. 354.

[61] Cf. A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 896.

[62] Cf. A. COHEN, Solal, pp. 110-111.

[63] A. COHEN, Solal, p. 286.

[64] F. NIETZSCHE, op. cit., p. 249. Dans la suite de ce passage, on s'amusera à relever des formules qui conviendraient à ravir à un autre personnage de COHEN, l'aigre Madame Sarles, que Solal rejoint de façon inattendue dans ses velléités tyranniques, nées d'un identique malaise face à un idéal ascétique mal assumé.

[65] Cf. A. COHEN, Mangeclous, p. 542 et p. 550 : "S'il se laissait aller à aimer et à vivre, ils l'enfermeraient".

[66] F. NIETZSCHE, op. cit., pp. 259-260 (souligné dans le texte).

[67] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, pp. 247sq. Plus largement, le philosophe considère dans la figure du Saint, comble de "contre-nature", l'énigme d'une totale victoire sur soi qui l'égale aux hommes les plus puissants (Ibid., p. 96). Il confesse son goût pour l'Ancien Testament : "On est saisi de crainte et de respect en présence de ces vestiges prodigieux de ce que l'homme a été jadis…" (Ibid., p. 97).

[68] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 14.

[69] Cf. F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, pp. 286-287. Le philosophe y lit dans l'histoire de Jésus — avec sans doute une secrète amertume — "l'un des cas les plus douloureux du martyre qu'endure celui qui connaît l'amour, le martyre d'un cœur innocent et avide entre tous insatiable d'amour humain, qui ne demandait qu'à aimer et qu'à être aimé, sans rien de plus, qui l'exigeait durement, follement, avec de terribles éclats de colère contre ceux qui lui refusaient leur amour…". Il conclut : "Quand on sent ainsi, quand on connaît à ce point ce qu'est l'amour, on cherche la mort" (souligné dans le texte).

[70] A. COHEN, Solal, p. 357.

[71] Ibid., p. 358.

[72] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 64.

[73] Ibid., p. 63 (souligné dans le texte).

[74] Cf. A. COHEN, Belle du Seigneur, pp. 652-657.

[75] Cf. F. NIETZSCHE, op. cit, p. 64 : "Car l'homme indigné et celui qui se déchire et se lacère à belles dents, à moins qu'il ne déchire le monde ou Dieu, ou la société, peut certes valoir mieux, moralement, que le satyre rieur ou satisfait; mais sous tous les autres rapports il est plus ordinaire, plus banal, moins instructif. Et nul ne ment autant que l'homme indigné" (souligné dans le texte).

[76] Cf. A. COHEN, Carnets 1978, pp. 1189-1193.

[77] A. SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau (nouvelle éd. R. Roos), PUF, Paris, 1966, p. 475.

[78] Cf. A. COHEN, op. cit., pp. 1158, 1162.

[79] Cf. F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 301 (souligné dans le texte).

[80] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 84.

[81] Cf. A. COHEN, Carnets 1978, pp. 1186-1188, et F. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, p. 90 : "Notre amour du prochain n'est-il pas impulsion à acquérir une nouvelle propriété ?" (souligné dans le texte). On pense au "message dentaire d'amour du prochain" adressé, dans un texte cohénien, par une famille bourgeoise à sa bonne (A. COHEN, Ô vous, frères humains, in Œuvres, p. 1041).

[82] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 105.

5 F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 10.

[84] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 81.

[85] A. COHEN, Carnets 1978, p. 1167.

[86] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 104. Il est curieux de retrouver chez COHEN les termes mêmes de cette invective, appliqués aux poètes : leur production distillée les lui fait qualifier de "prétentieux nains" — sont visés, en fait, ceux qui ont chanté "la noble et enrichissante douleur" sans en connaître vraiment la réalité, et dont les textes étiques trahissent les "sentiments courts" (A. COHEN, Le Livre de ma mère, in Œuvres, p. 717). Le penseur insoucieux de l'enjeu vital de ses théories et l'homme de plume dont l'écriture ne se fait pas jaillissement passionné encourent la même condamnation… Nietzsche lui-même revendique une parole ardente et riche :

"J'écris à gros flots d'encre.

Comme cela coule, si plein, si large ! (…)

Sans doute cela manque-t-il de netteté —

Qu'importe ? Qui donc songe à lire ce que j'écris ?" (F. NIETZSCHE, Le gai savoir, p. 65).

Cette parole qui demande à s'épandre, et dont l'exercice se charge d'enjeux existentiels, prend volontiers, chez les deux auteurs, la forme d'un ressassement passionné : "Redisons tout de suite, une fois de plus, ce que nous avons déjà dit cent fois, car ces vérités — nos vérités — ne trouvent guère encore d'oreilles complaisantes", écrit Nietzsche (Par-delà le bien et le mal, p. 162); "Je ne me préoccupe que de ma vérité, de cette vérité précieuse, toujours la même, toujours nouvelle en mon cœur et digne d'être redite et redite", affirme COHEN (Carnets 1978, p. 1187).

[87] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, p. 61.

[88] F. NIETZSCHE, Contribution à la généalogie de la morale, p. 259. Se trouve attaquée ici, notamment, la théorie voyant dans la douleur une illusion, que le travail de l'intellect se fait fort de dissiper.

[89] A. COHEN, Carnets 1978, p. 1153.

[90] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 885.

[91] F. NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal,,, p. 79. Le philosophe donne comme exutoire à sa dérision le "om mane padme hum" des Thibétains — formule même qu'Ariane chantonne par jeu, seule dans sa chambre (cf. A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 34)

[92] Cf. A. COHEN, Ibid., pp. 312-313.

[93] F. NIETZSCHE, Le gai savoir, p. 221.

[94] A. COHEN, Carnets 1978, p. 1161. On ne s'étonnera pas, évidemment, de trouver ici une image jouant sur un autre exotisme que celui du despote oriental.

[95] A. COHEN, Carnets 1978, p. 1159.

[96] F. NIETZSCHE, L'Antéchrist, p. 87.

6Ibid., pp. 82-83.

[98] A. COHEN, Carnets 1978, p. 1158.

[99] On se reportera sur ce point aux analyses menées par H. Küng, qui identifie une semblable démarche chez les penseurs de l'athéisme moderne, Feuerbach, Marx, Freud (cf. H. KÜNG, Dieu en quête de l'homme, p. 468).

[100] F. NIETZSCHE, Le gai savoir, p. 209 (souligné dans le texte).

[101] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 997.

[102] Ibid., p. 998.

[103] F. NIETZSCHE, Le gai savoir, p. 209.

[104] Cf. Ibid. : "Qu'avons-nous fait à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ?".

[105] Op. cit., p. 210.

[106] Op. cit., p. 209.

[107] A. COHEN, Belle du Seigneur, pp. 998-999.

[108] F. NIETZSCHE, Le gai savoir, p. 210.

[109] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 904.

[110] A. COHEN, Belle du Seigneur, p. 904 : "… oh dans la cave leur annoncer le pays de soleil et de mer notre pays donné par l'Eternel béni soit-Il…".

[111] F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, p. 240. On trouvera une analyse des Dithyrambes de Dionysos dans H. KUNG, Dieu existe-t-il ? , pp. 457-459.

[112] F. NIETZSCHE, Ecce homo, pp. 118-119.

[113] Ibid., p. 121.

[114] A. COHEN, Carnets 1978, p. 1199.