ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Deux discours de séduction : "Manèges" et "Manœuvres" par Denise Goitein-Galperin

Deux discours de séduction : "Manèges" et "Manœuvres"

Belle du Seigneur, chap. XXXV - Solal maître d'œuvre

Les Valeureux, chap. X-XI-XII - Mangeclous professeur

 

Denise GOITEIN-GALPERIN[1]

Cohen nous présente deux discours de séduction à première vue tout à fait parallèles. Celui de Solal expose les "manèges" de la séduction (BS, ch. XXXV). Celui de Mangeclous expose les "manœuvres" de la séduction (Val., ch. X-XI-XII). Les secondes semblent bien faire écho aux premiers.

Posons d'abord les références des deux termes apparemment choisis à dessein. Le terme de manège nous renvoie au dressage d'un cheval, conditionné par des exercices répétés et ritualisés, destinés à produire un comportement auquel l'animal est obligé de se conformer. Le terme de manœuvre évoque des exercices fixés d'avance par les règles d'une stratégie, laquelle est fondée sur une évaluation du terrain d'action et est destinée à développer de savantes leçons, promettant perfection et efficacité.

L'objet de l'auteur semble à première vue de montrer la parallélisme entre ces deux modes de séduction qui ne seraient que les deux faces d'une même monnaie. C'est ce parallélisme qu'il convient de regarder de plus près.

Quelques exemples serviront à montrer que Mangeclous semble bien faire écho à Solal.

BS, pp. 333-334 - Le cantique des seins doit rester muet et ne s'exprimer que par un regard discret.

Val., p. 129 - "Les mamelles royales sont montrables et non mentionnables".

BS, pp. 302-303 - Les femmes pudiques et nobles ne peuvent aimer qu'un corps parfait. Désir toujours présent et à demi-conscient de beauté masculine.

Val., p. 138 - Anna, la naïve, occupée à lire sagement un bon livre, est en réalité pleine de désirs inavoués.

BS, - Le mari absent, les amants se rendent visite tous les soirs.

Val., p. 155 - Le mari absent, visites tous les soirs.

BS, p. 297 - "Départ ivre mer soleil".

Val., p. 174 - Épilogue de l'histoire d'Anna : mer soleil.

Malgré ces échos trop évidents, on décèle aisément une différence de ton. Le discours de Solal, expansif, désordonné, surabondant, débouche souvent sur une proclamation. Le discours de Mangeclous est fait de formules concises, nettes, rapides qui résument un état de choses, objectivement décrit.

L'élément qui sous-tend cette opposition, nous le connaissons. C'est la différence fondamentale entre la situation de Solal, acteur engagé dans le drame amoureux, Juif imbriqué dans un Occident qu'il a épousé, qu'il domine sans pour autant lui appartenir; et la situation du Juif Mangeclous, observateur détaché, extérieur au drame de l'amour, critique acéré de l'Occident qu'il peut à volonté admirer et mépriser.

La connaissance de l'Occident est pour Solal affaire d'expérience autant que d'observation. Elle est pour Mangeclous pure affaire d'intellect. Ceci étant, on ne s'étonnera pas de voir Solal tenir un discours séducteur, voire par le moyen surprenant d'une déclaration de guerre. On ne s'étonnera pas non plus de voir Mangeclous tenir un discours didactique, intitulé "une leçon de stratégie amoureuse européenne".

Conséquence attendue de ce contraste : Mangeclous apparaît comme un critique tout à fait indépendant, libre de recourir au burlesque, à la dérision, au mensonge, à la perversion des textes, et pire, sans craindre la moindre conséquence fâcheuse  ni même la moindre retombée. La leçon finie, il quitte la place, sans réclamer autre chose que l'obole prévue en guise de droits d'inscription à "l'Université de Céphalonie".

Solal apparaît, quant à lui, dans une situation d'emblée déclarée exercice de "corde raide", tenant un discours chargé de confidences personnelles, pieds et poings liés par un pari dangereux, aux conséquences potentiellement tragiques. Situation d'où sa lucidité pourra difficilement le sauver. Quant à la dérision utilisée comme arme défensive, elle semblerait devoir encore accroître les dangers de ses exercices acrobatiques.

Nous sommes ou pensons être face à une évidence que viennent renforcer deux présentations théâtrales, créées par les deux protagonistes rivaux en conformité avec leur situation et leur caractère. Voyons maintenant si l'analyse des procédés mis en œuvre va confirmer ou infirmer ces évidences.

Examinons de plus près ces deux présentations théâtrales. Pour nous autres spectateurs (en l'occurrence lecteurs), la théâtralité servira à grossir jusqu'à la démesure une vérité qui doit nous être communiquée ou plutôt infligée. Les situations et personnages mis en scène seront également propres  à nous mystifier, à nous "tournebouler la cervelle", pour reprendre une des charmantes inventions de Cohen. Bref tout ici va conspirer à nous mettre exactement dans la situation du destinataire occupant la scène : dans un cas Ariane, la belle aux "yeux frits"; dans l'autre les "étudiants" de Mangeclous, comblés et écrabouillés par le Professeur.

Voyons maintenant les éléments constitutifs de cette théâtralité. Tout d'abord les préparatifs de mise en scène, le choix de la salle de spectacle, les moyens de publicité, le décor, la distribution des rôles, les costumes.

Pour Solal la séduction se déroulera dans l'appartement qu'il occupe au Ritz, avec de longues apartés logés, si l'on peut dire, dans une ligne téléphonique. Pour Mangeclous le discours de séduction se situera  à l'Université de Céphalonie, résidant à sa naissance dans le cerveau de son créateur, destinée dans un avenir lointain à être logée dans un somptueux palais, fruit d'un beau rêve rapidement évanoui. L'Université va finalement trouver sa demeure tout naturellement dans la cuisine-cave du maître d'œuvre, que l'imagination du Recteur-Professeur aura tôt fait de transformer en salle de cours par une simple désignation et proclamation.

Dans les deux cas le discours ou la leçon de séduction se déroulera théâtralement dans la demeure à la fois impersonnelle et habituelle du protagoniste (que ce soit une chambre d'hôtel ou une cave). Seule différence : l'appartement du Ritz est une fausse demeure d'un luxe acheté et factice, alors que la cave de Mangeclous lui appartient. Il l'a aménagée. Il y vit avec sa famille. Elle est marquée du sceau de la vérité. Le lieu, une fois désigné, il faut préparer le décor. Pour Solal les éléments essentiels sont les portes qui permettront sorties et entrées, interruptions, jeux de scène, sans oublier le téléphone dont le rôle est essentiel. Il faut y ajouter quelques objets personnels qui surgissent au moment opportun, surtout des jouets en peluche.

Pour Mangeclous, il s'agit de transformer une cave-cuisine en salle de  classe (pardon ! salle de cours). Il y aura une estrade (pardon ! un podium). Il faudra décorer les portes d'affiches annonçant l'ouverture de l'Université, les programmes, les conditions d'inscription... La publicité indispensable est confiée aux enfants, promus assistants, huissiers, appariteurs, etc., chargés d'attirer les foules au son du roulement de tambour ou paradant en hommes-sandwichs.

Solal, quant à lui, n'a nul besoin, pour des raisons évidentes, d'une publicité bruyante. La seule technique de préparation au discours de séduction sera le recours — combien efficace — au long discours téléphonique adressé à Adrien, mari d'Ariane, en présence de celle-ci. Ici encore la méthode de Mangeclous est plus directe, bien ancrée dans une vérité vivant, celle de Solal est subtilement fabriquée.

La mise en scène comporte également l'usage de costumes appropriés au rôle, exclusivement réservés au protagoniste. Véritable déguisement, déclaré tel, pour Mangeclous, qui se veut recteur-professeur, incarnation de l'institution universitaire, désireux de flatter et impressionner son auditoire, ou mieux sa clientèle. Bref, une toque à bordure hydrophile, une toge agrémentée de turquoise et d'orange. "Carnaval", selon Saltiel, vite adopté et accepté pour la mise en scène, mais appelé à disparaître quand commencera la grande "leçon". Les choses sont à leur place, mais à leur manière.

En revanche les costumes de Solal, l'acteur séducteur déclaré, lui sont indispensables. Ils se succèdent dans un ordre soigneusement étudié. Chaque changement marque un tournant dans l'entreprise de séduction : le smoking noir du dîner est rapidement remplacé par une robe de chambre pour le tête-à-tête avec Adrien. Mais pour la grande entreprise de séduction, Solal apparaît dans une "lourde robe de soie noire", remplacée au moment opportun par le smoking blanc orné de la cravate de commandeur (réminiscence de la scène d'ouverture de Belle du Seigneur.

Ici encore, contrairement au déguisement de carnaval, somme toute naïf et direct, inventé par Mangeclous, Solal joue subtilement sur une théâtralité "grand style". Il agence habilement les insignes de son rôle, empruntés aux créations les plus luxueuses de l'art vestimentaire.

Nous en venons ainsi à la distribution des rôles. Là encore les choses se font simplement et presque d'elles-mêmes dans le cas de Mangeclous. La scène sera occupée par le professeur et ses élèves, car il va s'agir d'une leçon et non d'une entreprise de séduction. Il y aura pourtant une sélection graduelle dans le public de "l'université". Mangeclous exclut d'avance les femmes dont la pudeur pourrait souffrir de propos trop directs, trop crus. Et quand les Valeureux, fidèles cousins du "Recteur" découvrent que la "grande leçon" traitera des "manœuvres de la séduction amoureuse", ils s'esquivent sous des prétextes divers. Ne resteront en scène jusqu'à la fin que le petit peuple céphalonien, surtout les vieux et les ignorants.

Quant à Solal il joue d'emblée une sorte de diabolique partie d'échecs avec ses deux personnages : Adrien, l'acteur présent-absent, et Ariane, condamnée au silence par un pari qui lui est plus imposé que proposé. Dans ce jeu, Adrien est un pion (ou plusieurs pions) destiné à être aisément déplacé. Ariane est évidemment la reine qu'il faut cerner dans ses retranchements pour effectuer la conquête finale.

À en juger par les éléments de théâtralité indispensables à Mangeclous pour conquérir le lecteur-spectateur, ce dernier, le "bey des menteurs", étale au grand jour ses intentions. Il est, pourrait-on dire, le plus vrai des menteurs, annonçant de façon tonitruante son intention de surprendre et de mystifier. Quant à Solal, qui est prêt à jouer sa vie même dans l'indispensable jeu théâtral, il reste insaisissable, déconcertant, tel un grand artiste pleinement maître de sa technique, mais inépuisable tortionnaire de lui-même, plus encore que de sa victime.

Voyons maintenant comment vont se déployer la bataille de Solal (sa déclaration d'amour est bel et bien une déclaration de guerre) et la leçon, mise en récit, toute théorique de Mangeclous. Outre les préparatifs de la représentation théâtrale que nous venons d'examiner, le discours lui-même comporte, dans les deux cas, une sorte d'entrée en matière comparable à l'exercice préparatoire du pianiste virtuose, qui débute par une pièce indifférente — afin de se mettre techniquement, spirituellement et musicalement en état d'aborder le grand morceau de son programme.

Pour Solal, l'exercice préparatoire, c'est le roman de don Juan, dicté à Adrien, d'abord dans un tête-à-tête, puis poursuivi au téléphone en présence d'Ariane, qui doit être mise dans la confidence pour le plus grand bien du discours de séduction qui va suivre. Le roman de don Juan peut en effet être comparé à la pièce indifférente choisie par le pianiste avant d'attaquer son grand morceau. Est-il nécessaire de souligner qu'un roman de don Juan ne peut être qu'un exercice d'école qui contredit le sens même de la figure de don Juan, éminemment théâtrale, héros debout sur scène, toujours en état de fiévreuse activité ? Exercice sans vraie valeur, confié à un minable pseudo-écrivain, anti-poète. Mais cet exercice est en même temps une manière d'entrouvrir la porte aux provocations et confidences dont le discours de Solal à Ariane est abondamment truffé. Citons en particulier la tirade de Solal — don Juan, assoiffé de Dieu, courtisant l'échec, bref un parfait anti-don Juan.

Pour Mangeclous l'exercice préparatoire consiste en une série de brèves leçons parfaitement anodines — pourquoi envoyer une lettre recommandée ? — ou bien encore des questions sur la vie des grands, l'étiquette à observer. Questions souvent ridicules, mais fournissant parfois l'occasion de faire briller la sagesse des naïfs. Détail intéressant : seul Michaël pose une question plus intéressante sur la "semi-nudité des païennes". Il reçoit les mêmes réponses que celles fournies plus tard par Solal et Mangeclous, les deux grands maîtres. Sur ce sujet, la règle est : "droit de regard", certes, mais "silence obligé" (Voir le "cantique des seins" toujours muet dans le grand discours de Solal). La formule de Mangeclous : "les mamelles sont montrables et non mentionnables" est parfaite de précision et de concision. Mais las de ces trivialités, le Pr Mangeclous a hâte de satisfaire la demande des vieux Juifs du ghetto et de leur administrer ce qu'ils réclament : une leçon sur la séduction européenne.

On est enfin au cœur du sujet, tous les préalables ayant été observés. Et pourtant on ne peut s'engager dans les grands discours sérieux sans auparavant faire clairement référence aux antécédents directs : à savoir, pour Solal, faire mention de "l'exploit fou" —  affirmant ainsi d'une part le rêve fou du vieillard dont Solal avait emprunté l'apparence et l'échec attendu de la "sur-séduction" ,  et dénonçant d'autre part, de façon non moins déclamatoire, la grande imposture de l'Occident.

Pour Mangeclous l'antécédent de référence sera la mystification des romans d'amour, mensonge à dénoncer avec toute la vigueur requise pour guérir enfin les Juifs (puisque l'Occident païen ne peut être guéri) de la croyance dans les fables mensongères que sont non seulement les romans mais toute la "fausse poésie". Mangeclous avait déjà fait appel au "vrai romancier" qui tardait trop à paraître (Mangeclous, ch. XIII, pp. 118 à 120) pour dire enfin la vérité — à savoir que la passion amoureuse est une immense mystification — et, prenant pour cible le roman de Tolstoï (toutes les cibles du genre se valent), pour dénoncer dans le prince est un vaniteux, un bellâtre et un faux poète et en Anna une idiote et une dévergondée. Mangeclous s'adressait alors à ses cousins, les Valeureux, l'aristocratie du ghetto (et non la plèbe grossière) et l'auditoire n'avait été qu'à moitié convaincu. Saltiel et Salomon avaient protesté, férus qu'ils étaient d'histoires "poétiques". On avait traité Mangeclous de menteur. Il avait ricané, mais les choses étaient restées en suspens.

On est maintenant à pied d'œuvre pour lancer le procès de l'Occident, du côté de Solal comme du côté de Mangeclous. Le procès intenté par Solal prend la forme d'une déclaration de guerre, paradoxalement destinée à séduire et à subjuguer Ariane, et à la faire tomber, les "yeux frits", en grande extase amoureuse. Le procès intenté par Mangeclous s'effectue, lui aussi, à travers une attaque en règle, sur laquelle il fonde une magistrale leçon de séduction, destinée à déniaiser son auditoire et éclairer le lecteur sur la tromperie éhontée que représente la passion amoureuse et les romans qui rendent ce mensonge si délicieusement troublant.

Solal va déclarer à Ariane qu'il entend la séduire en lui exposant les techniques de la séduction. Gageure ? Défi ? Assurément. Il lui faut préparer le terrain : d'abord faire sentir à Ariane que, si l'exploit fou du vieillard a échoué, c'est qu'elle n'en était pas digne. On va lui donner une autre chance. Mais qui dit "autre chance" dit "nouvelle épreuve" et nouvelles provocations.

Ariane succombera-t-elle cette fois ?

Solal est aussi audacieux, aussi casse-cou que la première fois. Mais il se présente en Adonis plein de jeunesse et de force. Et c'est grâce à sa beauté, autant qu'à son "intellijuiverie" qu'il triomphera. Ses allures de dieu qui éblouiront à coup sûr une de ces "raffoleuses de vie animale" qui adorent le corps impeccable du premier imbécile venu, comme par exemple le prince Wronsky. Entichée de beauté physique comme toutes ses pareilles, Ariane entendra fort bien le dressage et saisira parfaitement les "manèges", car les femmes aiment les hommes forts, beaux, virils et énergiques. Mais Solal sait que ces effrontées ont aussi une part angélique, une part de grâce et de maternelle tendresse et qu'Ariane lui est une sœur géniale.

Si la femme est cet être si déconcertant — ange femelle — Solal se sentira porté à lui révéler sa propre monstruosité d'homme double, à la fois grand prince, seigneur, dédaigneux, jeune dieu, et pauvre enfant incurablement candide, affamé de tendresse. Il lui révélera même ses deux cœurs et ses deux têtes — "tout de la nation juive, tout de la nation française" — il lui avouera qu'il est le vieux Juif errant et solitaire, frère de Jérémie, de même qu'il est prince d'Occident. Solal répondra à l'attente d'Ariane en étant à la fois odieux d'insolence et pauvre Juif sans appartenances, toujours "dansant sur une corde raide". Confessions douloureuses et diatribes oratoires alternent devant une auditrice apparemment impassible, mais assurément attentive.

Ainsi en sera-t-il pendant une longue mise en condition d'Ariane spectatrice-auditrice, pour la faire accéder au rang de partenaire contrainte par l'engagement du pari, et enfin de complice. C'est à la partenaire appelée à devenir complice que s'adresse l'exposé, passablement stendhalien, des manèges — lesquels seront d'abord entendus par une Ariane attentive, mais sur ses gardes, pour être enfin appréciés par une Ariane complice de la supercherie charmante que représente l'invention du cousin Nathan, apprenti séducteur et nouveau destinataire du discours de séduction débité par Solal. Ariane, désormais complice, pourra enfin entendre la déclaration du vieux Juif, proférée maintenant par le prince authentique, frère de son âme. Cette déclaration merveilleuse, elle l'entendra "tremblante d'amoureuse frayeur, un mal de bonheur aux lèvres" . Les guitares de la salle de bal lancent les "sanglots venus du cœur [...] infinis sanglots des adieux". La mort guette déjà les amants.

Il fallait, croyons-nous, situer l'avant, le pendant et l'après du discours de séduction débité à Ariane pour apprécier le sens des "manèges" que charrie ce grand morceau de bravoure où se confondent provocation guerrière et conquête amoureuse. Le double thème de l'amour et de la guerre est présenté sur le mode du sarcasme et de la violence, sur un rythme forcené, dans un crescendo continu, pour atteindre un paroxysme frénétique, suivi d'un arrêt brutal. Et sans transition on passe à l'exercice de séduction — les fameux manèges —, annoncé de façon formelle : "Je commence la séduction".

Les trois premiers manèges sont expédiés en un mot : le premier, "avertir l'idiote", le second, "démolir le mari", le troisième, jouer "la farce de la poésie".

Le dressage de l'idiote semble aller de soi. Seule la "farce de poésie" mérite un bref commentaire. Elle s'exerce au profit des futurs amants appartenant à une "espèce miraculeuse", appelés à jouer les grands rôles "romantiques", bref à être des "cabots en représentation". L'amant est principalement l'opposé du mari fidèle, réel, solide, trop humain, alors que l'héroïne romantique, fruit mûr prêt à être cueilli par le séducteur, est par définition une femme adultère, mue par des désirs de vie animale.

On passe au quatrième manège : la farce de l'homme fort. L'homme fort, c'est le coq, le gorille, le militaire, le babouin, etc. Le choix est vaste. Le quatrième manège réserve une large place  aux diatribes contre le caractère dangereux de la force, en particulier sous forme de virilité, qui exerce une fascination toute spéciale sur les femmes. Le tout, chez les païennes, est accompagné d'un vocabulaire de substitution aussi riche qu'hypocrite.

C'est ici qu'intervient la confidence capitale de Solal, insinuée dans le strict déroulement de l'exposé des manèges (BS, pp. 220-221). C'est le secret de Solal, son épouvante, son tourment, son scandale face au mystère de la femme : cette créature rayonnante de douceur, vierge maternelle, est en adoration devant la force du babouin. Et on arrive ainsi, comme si de rien n'était, au cinquième manège : celui de la cruauté, qui doit parfaire l'image de l'homme fort attendu par l'amante.

Les manèges sont présentés comme les ruses du séducteur destinées à tromper la future victime. Mais lui étant dévoilés au grand jour, les manèges sont en réalité la mise en condition de la femme. Convenablement dressée, elle est amenée à admirer son séducteur pour ce qui, chez lui, flatte les désirs masqués du cœur féminin. Du même coup la femme prend conscience de ses désirs secrets et pourra alors voir clair en elle-même.

Notons que ces cinq manèges sont d'une clarté et d'une simplicité éclatantes. Ce qui va suivre est plus subtil. Solal feint l'ennui et l'indifférence et prétend oublier l'exposé promis en faveur de rêveries et petits jeux enfantins communs aux deux protagonistes. "Moi aussi je me raconte des histoires dans le bain", déclare-t-il soudain, après avoir offert à Ariane sans insister quelques petits cadeaux enfantins. (N'oublions pas que Solal a lu le journal intime d'Ariane et l'a observée en s'introduisant clandestinement dans sa chambre, encore avant "l'exploit fou". Il sait donc où il s'aventure.) Les histoires du bain, sœurs jumelles de celles d'Ariane, sont d'étranges histoires d'animaux. Évidemment ravie, Ariane en redemande. Et c'est l'histoire de la chatte Timie — roman style Colette — Solal, sûr de son fait, annonce alors : "Voilà, c'est fini, je ne séduis plus." (BS, p. 328). Ariane, prenant la relève, demande à connaître les autres manèges. Ce ne sera plus un acte de guerre, mais au contraire un dressage qui scelle le pacte de solidarité entre les deux complices. "Faites comme si j'étais un homme", dit-elle. Et Solal enchanté de renchérir : "Oui, mon cousin, très beau, qui a nom Nathan." Mais attention ! Que l'idiote le sache ! Ce qui est en passe de devenir un amour religieux, "la merveille du monde", est "acheté au sale prix". Un vrai pacte faustien avec le diable : "il perd son âme, celui qui veut être religieusement aimé", déclare Solal, qui résume la situation : "Cruauté pour acheter passion et passion pour acheter tendresse".

Le sixième manège, envers du cinquième (celui de la cruauté) arrive à point : c'est celui de la vulnérabilité — en petite dose : neuf dixièmes de gorille, un dixième d'orphelin. Les manèges suivants continueront à défiler en couples antithétiques : le septième manège sera celui des mépris d'avance (on retrouve don Juan) et le huitième celui des compliments. Le neuvième est celui de la sexualité indirecte, mélange de respect et d'irrespect donjuanesques. Et le dixième manège est la mise en concurrence. Enfin vient le dernier manège : la déclaration, brûlante, violente et bien sûr le départ ivre vers la mer et les pays de l'éternelle lumière. L'épilogue, c'est la répétition du poème d'amour vrai (celui du vieillard). Amour religieux, sublime, grave, aussi cruel que la vie.

Revenons maintenant à Mangeclous et à sa grande leçon, version céphalonienne du procès de l'Occident, parallèle à la vision solalienne. Elle prendra la forme d'un exposé des manœuvres de séduction, adressé aux Juifs du ghetto (à l'exception, rappelons-le, des femmes et des Valeureux). Avant d'entamer sa leçon magistrale, Mangeclous se débarrasse de son déguisement. Il ne s'agit plus de carnaval mais de choses sérieuses. Mangeclous a une tâche à accomplir. Il en souligne l'importance et insiste sur la profondeur du sujet. Il exige le silence et adopte soudain un ton familier, annonciateur de communication réelle, à savoir "la véridique histoire d'un certain Wronsky et dame Anna Karénine [...] épouse légitime d'un commissaire de police". Pas question ici de roman. Le procès de l'Occident ne peut se faire qu'à travers un récit vrai et concret, si l'on veut instruire et impressionner un auditoire d'hommes naïfs et incultes, qui ignorent tout de Tolstoï et de son roman. Les expressions seront simples et le ton  plausible,  car c'est de vérité qu'il s'agit.  Quoi de plus sérieux ? de plus grave ? On étudiera donc les techniques européennes d'une "séduction lente et soignée", comportant cinq manœuvres. Rappelons-le, le terme de "manœuvres" renvoie à la notion de stratégie militaire, nécessitant une étude préalable du terrain, suivi d'un plan de bataille efficace, économique et soigné jusque dans ses moindres détails pour garantir une victoire totale. Le décor et la mise en place des protagonistes sont réduits au minimum essentiel : une belle matinée d'été, un grand parc au sein de la ville somptueuse de Saint-Petersbourg, un cavalier, le prince Wronsky, revêtu d'un brillant uniforme de colonel. Assise sur un banc, "la charmante Anna Karénine lit modestement un livre sérieux tout en respirant un bouquet de violettes". Les protagonistes ne nous sont connus que par les objets dont ils usent. Un cheval fougueux, un uniforme rutilant pour le prince. Un livre sérieux, un bouquet de violettes, un petit mouchoir fin pour Anna. Vision familière des choses, tout à fait typique des Juifs du soleil : le signe extérieur, palpable, permet paradoxalement d'atteindre un noyau essentiel du cœur humain.

Voilà tout ce qui est dit du décor et des protagonistes. C'est peu et c'est suffisant pour nous permettre d'aller à l'essentiel. Il ne s'agit pas ici d'un roman, mais d'un exposé systématique en forme de récit. On apprend que le prince se cache "sataniquement" pour observer sa "future victime". Les jeux sont faits d'avance. Le séducteur va se livrer à un examen prolongé de la situation avant de choisir la stratégie adéquate. Conclusion de l'examen : "elle est vertueuse puisqu'elle lit un livre sérieux". Donc séduction lente et soignée à cinq manœuvres. La lenteur garantit dans ce cas la victoire. Mais avant d'entrer en lice, il faut vérifier les "sept conditions préalables indispensables à la réussite des cinq manœuvres". N'oublions pas que le militaire (en l'occurrence déjà désigné comme "satanique" et "excommunié") prépare mathématiquement le plan de bataille. On croirait lire un manuel de préparation en usage à l'école d'officiers. Les sept conditions préalables sont :

1/ Une femme mariée, de préférence depuis quelques années, pour qu'elle ait conçu un dégoût certain pour son mari ­ un mari peu héroïque, fidèle et attentif.

2/ Une femme apparemment noble et vertueuse; en réalité une naïve à séduire, si l'on sait habilement flatter ses désirs inavoués.

3/ Une matinée belle et chaude; un cadre naturel enchanteur.

4/ "Colombe surveillée par le faucon", à savoir un oiseau en pleine santé, bonne prise pour le mâle illégitime.

5/ Une femme consciente de son charme vainqueur, sublime dans une jolie toilette, est une parfaite future victime.

6/ Élément essentiel : le séducteur doit être beau, bien fait, grand, fort, énergique. Mangeclous traduit  : gorille tueur virtuel camouflé en homme idéaliste et distingué.

7/ Convenances mondaines respectées : le séducteur est un homme de haute situation sociale. Entendez : c'est un fort.

Les sept conditions préalables sont en place. L'exposé très clair du Pr Mangeclous est étoffé de digressions explicatives non sans intérêt. On ne retiendra ici que la diatribe sur le grand branle des flatteurs, chacun étant flatteur et esclave du supérieur immédiat et tyran d'un inférieur. Ce qui nous renvoie entre autres aux "importants" et "surimportants" du cocktail des diplomates dans Belle du Seigneur, sans parler du grand branle de l'échelle sociale, du plus minable jusqu'au roi lui-même, morceau de bravoure bien connu du Neveu de Rameau. Infini commentaire de Cohen sur le thème inépuisable du règne de la force.

Les conditions nécessaires dûment remplies, la leçon procède avec les manœuvres. Le séducteur fort de ses deux armes essentielles (sa belle prestance et son intelligence de stratège), parfait son apparence à l'aide de quelques accessoires : le parfum (pour paraître sensuel), le monocle (pour avoir l'air mondain), les bottes (attribut du cavalier viril et fort). Bien sustenté, Wronsky sort de sa cachette, prêt pour les manœuvres qui doivent assurer sa conquête. Les commentaires de Mangeclous et de ses élèves (encouragés et tenus en laisse par le maître) ajouteront non seulement du sel, mais une authentique marque de vie et de vérité au récit.

Première manœuvre : celle des goûts communs. Ouverture commode pour entamer l'entretien. On évoque Racine et Bach, deux classiques ennuyeux, mais garants de bonne tenue et de noblesse. Anna commence à frétiller quand on évoque la belle nature et un romantique clair de lune.

Deuxième manœuvre : suite des "moralités" rassurantes. On parle de Dieu, on méprise la fraude. Un discours sur Mozart (autre rengaine) scelle la solidarité des protagonistes. Le séducteur (tout comme Solal) s'arrange pour expédier le mari en mission, ce qui laisse le champ libre pour les rendez-vous nocturnes.

Troisième manœuvre : suite de l'amitié décente. Le séducteur est l'ami, le frère de l'âme. Les mots sont parfaits. Anna peut "faire la poétique" , sans risques, prétend-elle, puisqu'elle écrit à son mari "honnêtement". Le stratège manipule habilement les ingrédients : sa distinction morale, mondaine, physique, tout en jouant le jeu du mâle affirmatif, vigoureux, méchant. En sa présence, Anna joue la parfaite "reine de poésie". Seule, elle est naturelle, véritable sosie d'Ariane.

Quatrième manœuvre : Le mijotage. C'est la stratégie des absences, des rendez-vous annulés ou différés, des télégrammes, les préparatifs pour le retour du prince, attente déçue au dernier moment. On reconnaît ici le roman de Solal et Ariane.

Cinquième manœuvre : suite du mijotage. C'est maintenant le gril et finalement l'explosion; car la malheureuse, à bout de nerfs et finalement flairant quelque tromperie, exige une explication claire. C'est le gril de la jalousie : le prince impressionnant dans une robe de brocart indien invente une maîtresse, grande-duchesse de surcroît, qu'il ne peut décemment abandonner. Et il y a l'adultère — était-ce là une grande nouveauté ? — où il entraîne Anna, qu'il prétend en dépit de tout adorer plus que jamais. Il insinue subtilement la possibilité d'une rupture. L'adultère n'émeut nullement Anna. En revanche elle devient folle furieuse de jalousie contre sa rivale supposée, la grande-duchesse Tatiana. Elle abandonne tout semblant de décence, s'accroche à son prince "comme une pieuvre". "Ça y est, elle est cuite, je peux me l'offrir", se dit Wronsky. On connaît la suite : ce que Mangeclous appelle "la grande chiennerie dite passion". Épilogue : fuite vers la mer et le soleil. Ennui mortel au bout de six mois. Ce sera la fin classique des "amours fondés sur l'attraction des viandes et la gravitation des canines". Variation sur le thème solalien. Mais alors que Solal poursuit l'aventure jusqu'à la déchéance et la mort, Mangeclous sait quand se retirer. "Le cours est terminé, messieurs", annonce-t-il. Le professeur n'est pas acteur.

Avant d'entamer la comparaison qui s'impose entre ces deux démarches parallèles : le discours de séduction (les manèges de Solal) et la leçon de séduction (les manœuvres décrites et analysées par Mangeclous), il faut noter que, si la conquête d'Ariane porte en germes l'enfer de la déchéance, dont le récit occupera le reste de Belle du Seigneur aucun parallèle, même esquissé, n'existe dans la leçon de Mangeclous. Bien au contraire, le commentaire des élèves, avec l'appui de leur maître, se désintéresse totalement du sort misérable et mérité des amants. La péroraison du Pr Mangeclous se borne à une apologie du mariage juif qui unit deux êtres dans l'amour vrai, à l'encontre des prétendues nobles passions d'amour qui ne sont que trompe-l'œil et faux-semblants.

Le parallélisme entre les deux démarches réside tout d'abord dans la structure des deux discours. Une première partie est consacrée à la mise en place des protagonistes, aux préparatifs de la séduction, au choix du type de discours (BS, pp. 277-300 et Val., pp. 137-148). Dans les deux cas on a un face-à-face entre le séducteur et sa victime. Les préparatifs de Solal sont plus compliqués (rôle d'Adrien et technique du pari). Mais Mangeclous utilise, lui aussi, des préalables (les conditions indispensables vérifiées par Wronsky). Dans les deux cas il s'agit d'une bataille devant mener à une conquête par le moyen d'un discours de séduction.

Dans les deux cas le passage des préparatifs à la séduction elle-même est assez semblable. Le séducteur doit être beau, socialement bien placé, intelligent pour mener à bien ses manèges ou ses manœuvres. Dans les deux cas, le discoureur prend à témoin un représentant du peuple d'Israël. Pour Solal, c'est l'Israël souffrant, noble et sauveur, figuré par le vieux Juif, précédemment bafoué par la païenne et qui doit être vengé. Pour Mangeclous c'est l'Israël naïf et avide de science figuré par le petit peuple du ghetto.

On trouve un parallélisme évident dans le contenu des deux discours de séduction, que ce soit les manèges de Solal, maître en séduction, qui exécute et analyse tout à la fois — ou les manœuvres du séducteur, présentées et analysées par Mangeclous. On se contentera donc d'énumérer les thèmes et techniques identiques dans les deux discours : farce de l'homme fort et idéaliste; farce romantique des raffinements, des goûts communs, de la décence rassurante; désirs inavoués des femmes; ambiguïtés du psychisme féminin (ruses et naïvetés), moyens techniques de la séduction (exploitation de la jalousie, le gril, l'attente frustrée, jusqu'à la séduction réussie).

Ce n'est donc ni dans la structure ni dans le contenu manifeste ni dans la thématique des deux discours que nous trouverons matière à réflexion pour tenter de répondre aux questions que nous posions au départ. Plus fructueux serait l'examen de ce que l'on peut appeler, de façon très générale, les modes de communication, les registres de langage, le ton, le rythme. Il faudrait également déceler où se situent les correspondances et les oppositions. Un tableau comparatif — un face-à-face Solal/Mangeclous — devrait mettre en lumière les points saillants qui les rapprochent et qui les opposent.

SOLAL

MANGECLOUS

1) Le "je" est toujours présent, que ce soit dans des diatribes ou analyses d'ordre général, l'invention d'un "roman" ou les confidences personnelles. Il est double, excessif, impulsif.

1) Le "je" reste caché. Mangeclous ne fait jamais état de ses expériences. Il est philosophe, "pourvu d'une faculté intellectuelle de concevoir et d'imaginer".

2) Les références à sa longue, lassante, pénible expérience sont la conséquence de ce qu'il fait précisément ce qu'il dénonce. Pour cette raison le récit résonne d'expériences multiples, sous forme de romans, de poèmes, de visions. Il assène la vérité nue et brutale.

2) Les références aux questions philosophiques, générales, fondamentales sont posées de façon abstraite et cohérente. Le récit est donc impersonnel, didactique, une sorte de conte philosophique, tantôt voltairien, tantôt rabelaisien. Il communique la vérité de façon obvie, souvent par le mensonge.

3) Le discours de Solal est surgissement d'impulsions, répétitif, obsessionnel, jusqu'au délire forcené; une accumulation désordonnée et démesurée. On y décèle des registres divers, des changements brusques : apartés, confidences, déclamations, refrains, récits enfantins, petits chants rimés. Le lyrisme personnel n'est pas absent.

3) Mangeclous a une conscience claire de l'importance du discours. Les paroles sont la seule forme d'action. Elles la supplantent et occupent toute la place pour celui qui, comme Mangeclous "connaît ce qu'il n'a jamais vu ni pratiqué". Mangeclous débute souvent par des propos apparemment légers. Mais tout est construit, contrôlé, orienté. Il s'agit avant tout de déboucher sur une idée capable de nourrir le discours didactique.

4) Pour Solal un seul sujet : l'amour et la force. Il est littéralement hanté par les babouineries et l'animalité des humains, plus spécialement des femmes.

4) La cave de Mangeclous est l'Université de Céphalonie, microcosme de la Grèce. On y traite n'importe quel sujet en philosophe. Les élèves ont choisi pour thème les manœuvres de la séduction européenne. Le professeur le traite sous forme de récit commenté. Le modèle narratif importe peu. Ce sont les idées qui comptent.

5) Le langage de Solal : Ce sont des cris venus de ses entrailles. Même s'il accède souvent à une vision universelle du monde, celle-ci se manifeste dans un discours de prophète visionnaire, antithèse de l'argumentation logique. Les écarts de langage suivent les pulsions du moment, que Solal soit acteur ou narrateur.  On trouve des changements de registre du noble au vulgaire et l'inverse : "les yeux frits" deviennent "les yeux extasiés"; "séduite" devient "entrée en passion" . Le ton est rapide, parfois frénétique, exaspéré. Les sarcasmes surgissent de la passion nue. D'où les attaques directes, qui ne tolèrent pas la médiation d'un autre langage. Ni emprunts, ni même de passage par la littérature. Le roman de don Juan, dicté à Adrien, est une feinte. Don Juan est Solal.

5) Le langage de Mangeclous se veut exact, juste. Le sujet, même sous forme de récit, doit être traité sérieusement. On ne peut céder au charme pur, gratuit du conte. Toute extravagance est délibérée, contrôlée. Voir à titre d'exemple, la gradation des épithètes collées au personnage de Wronsky :

homme de noirceur, misérable, infâme, maudit, adjoint de Satan, vaurien, pestiféré, noir fils de Satan, rusé, malintentionné, ordure de prince, fourbe, réprouvé, bandit, fils de Belial.

6) Façons d'être juif. Le déguisement sert non à dissimuler, mais à révéler son être juif. Il est essentiel à l'action. Or, être juif, c'est agir - agir sur le monde.

6) Façons d'être juif

Le déguisement sert à parodier l'Occident. Mangeclous l'enlève dès que le discours devient sérieux. Car être juif, c'est parler - parler du monde.

La question de l'exploitation littéraire doit être élucidée, en raison des allusions à don Juan dans le discours solalien et à Anna Karénine dans le discours de Mangeclous. "L'exploitation littéraire" dans les textes qui nous occupent est peut-être plus illusoire que réelle. Si l'on entend par ce terme une transposition indiquant une authentique filiation qui remonterait aux figures littéraires de don Juan (en particulier Molière et Mozart) d'une part, et au roman de Tolstoï de l'autre. Il semblerait que l'exploitation littéraire vise plutôt à une utilisation parodique de figures bien connues, de leur comportement et de leur langage, sans égard à leur place dans un panthéon littéraire ni aux œuvres elles-mêmes dont il n'est en fait jamais question.

Reprenons séparément l'usage fait par Solal et par Mangeclous de ce qui apparaît à première vue comme de véritables faits littéraires des personnages célèbres, héros d'œuvres illustres.

Solal, comme nous l'avons vu, introduit ses références à don Juan avec des buts précis :

- charger le pseudo-poète Adrien de la tâche ridicule d'écrire un "roman de don Juan", dont il lui dicte les éléments de base ("mépris d'avance", etc.) et, par là même, le déprécier aux yeux d'Ariane, son épouse qu'il entend séduire;

- apparaître lui-même aux yeux d'Ariane comme un exceptionnel don Juan, à la fois grand séducteur et pathétique anti-don Juan, assoiffé de Dieu et de vraie tendresse;

- imiter, en le parodiant, le langage noble de don Juan, grand seigneur séducteur parmi d'autres, rappelant au passage que le mythe du noble chevalier n'est qu'une immense imposture qui recouvre la réalité brutale et grossière d'une noblesse (médiévale ou moderne) soumise aux lois bestiales de la nature. Il est difficile de déceler ici autre chose qu'une imitation parodique, permettant d'opérer une satire féroce des mœurs occidentales. De littérature, il n'est pas réellement question, si ce n'est pour berner cet imbécile d'Adrien.

Quant à Mangeclous, il nous fournit un exemple d'exploitation littéraire encore plus trompeur dans la présentation à ses élèves de la "véridique histoire d'un certain Wronsky et d'une dame Anna Karénine" — outil pédagogique, comme Mangeclous l'explique clairement, pour mettre à la portée de ses élèves incultes et peu entraînés au discours abstrait, sa leçon sur "la séduction européenne". Il est tout aussi clair pour le lecteur qui, lui, connaît le roman de Tolstoï, que cette "véridique histoire" n'a pas le moindre rapport avec les péripéties du roman ni avec le caractère des personnages. Seul écho d'un "livre" connu, les noms des héros, qui avec leurs consonances "exotiques" soutiendront l'attention des élèves. Preuve que Mangeclous insiste pour persuader son auditoire que l'histoire est vraie. Et de fait nul souvenir, même lointain d'un célèbre roman d'amour n'est évoqué. On peut certes voir dans le choix des noms un clin d'œil au lecteur "cultivé". Mais en l'absence de tout modèle romanesque (l'histoire que raconte Mangeclous a valeur de parabole à but pédagogique), l'exploitation littéraire réside en fait dans la création sui generis d'un récit à usage didactique qui nous renvoie à la parodie d'un non-dit romanesque.

Si l'on cherche une véritable critique parodique du roman dans la bouche du Céphalonien, ce n'est pas dans les Valeureux qu'il faut l'aller chercher, mais dans Mangeclous, composé par Cohen trente ans plus tôt. Elle est superbe de verve et de virulence. Nous l'avons évoquée précédemment. Notre discoureur parlant alors à tout le clan des Valeureux, lançait un appel au "vrai romancier" qui enfin substituerait la vérité aux récits trompeurs des fables  sentimentales et "poétiques" des romans d'amour. Dans Mangeclous le philosophe céphalonien dénonçait non seulement la passion amoureuse, mais toute forme de sentimentalité. Dans les Valeureux, il s'attaque plus spécialement à la séduction amoureuse.

Que nous enseigne cette brève étude ?

D'une certaine façon, on s'aperçoit que tout est à l'envers et que les évidences, évoquées d'entrée de jeu, si convaincantes de prime abord, ne se vérifient pas. Force nous est de nous demander qui est le plus fécond, le plus créateur, le plus entendu : du Juif d'Occident, engagé et dédoublé, juge et partie, ou du Juif du ghetto, coupé du monde extérieur, âme non partagée et, de ce fait, pur critique.

Nous avons fait quelques découvertes inattendues dans notre cheminement entre "manèges" et "manœuvres" .

La démesure, l'extravagance, le désordre, la folie sont du côté de Solal, censément francisé, L'ordre, la méthode systématique, la rationalité sont du côté de Mangeclous, l'Oriental enclos dans son ghetto. C'est Solal qui est direct, brutal, provocant. C'est Mangeclous qui est philosophe, sage, avisé.

Solal, ayant réussi son projet de séduction va vers une nouvelle vie et... vers le néant — triste fin prévisible. Mangeclous, ayant conclu avec succès sa leçon, ferme l'université et part pour une affaire de chèque à encaisser et le voyage de l'amitié avec ses cousins — c'est un sage. Solal apprend à ses dépens que les paroles lyriques sont vaines, leur contenu incommunicable. C'est celui qui les prononce qui en détermine la valeur. (Une seule exception : la parole enfantine seule à pouvoir instaurer entre deux poètes une connivence particulière.) En revanche, Mangeclous découvre le poids toujours plus grand du langage juste, utilisé avec prudence et sagacité. Sa technique est simple : dénoncer en parodiant. Mangeclous le Juif resté en dehors du monde et de l'action effective garde la maîtrise des possibilités presque illimitées du langage et de ses qualités ludiques. Lui seul peut être réellement subversif. Ces possibilités disparaissent dans la situation engagée, active d'un Solal. Toujours "sur la corde raide", celui-ci découvre que la subversion active, et pas seulement verbale, est toujours décevante, voire illusoire.

On comprend que Mangeclous ait été le maître admiré de Cohen; et Solal un autre lui-même, déchiré, torturé, condamné dès sa naissance aux affres de la chute finale.

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 5, 1995.

 

 


[1]Nous utiliserons le sigle BS pour Belle du Seigneur, le sigle Val. pour les Valeureux, le sigle M. pour Mangeclous. Les passages cités étant, sauf exception, tirés des chapitres mentionnés dans le sous-titre, nous avons pris le parti de ne pas avoir recours aux notes en bas de page et de réduire au minimum les indications de pagination.

Les éditions utilisées sont dans tous les cas celles de Gallimard, collection blanche.