ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille

L’Androgyne : double, moitié ou zéro ? par Evelyne Léwy-Bertaut

L’Androgyne : double, moitié ou zéro ?

 

Évelyne LÉWY-BERTAUT

Pourquoi s’interroger sur la thématique de l’androgyne dans l’œuvre d’Albert Cohen ? Il s’agit certes d’éclairer la dualité qui frappe l’amour hétérosexuel par un regard sur ses marges, homo- et bisexuelles. Mais l’aspiration à l’unité exprimée par l’androgyne n’est que l’envers nostalgique d’une omniprésente ambivalence[1] dont le projet entier de l’écriture marque le désir de dépassement. Le foyer de cette ambivalence généralisée, celui qui en organise la présence dans le texte, est aussi ce malgré quoi elle s’inscrit : il participe donc, pour ne pas être démasqué et acculé au choix, à une stratégie sans doute très archaïque et inconsciente du brouillage des frontières. Or, quel lieu plus secret de l’identité que celui de l’identité générique pourrait être frappé d’indécision ou de refus des limites ?

Pourtant, la figure de l’androgyne échappe, au moins partiellement, aux catégories sexuelles :

- Sur son versant mythique et mystique, elle renvoie à un désir d’unité et de totalité[2]. Les mythes antiques, repris par la philosophie platonicienne, puis les mysticismes monothéistes expriment la nostalgie d’une perfection où s’abolissent dualité et division génériques : souvenons-nous de ces entités rondes, pour un tiers androgynes, un tiers mâle-mâle et un dernier tiers femelle-femelle, qu’imagine Platon dans Le Banquet pour rendre compte de la quête inlassable de l’amour sous ses diverses formes.

- Sur son versant rationaliste, dans la théorie psychanalytique, la nostalgie de l’androgyne se confond  avec celle du narcissisme primaire, cet état où le petit enfant se vit comme unité et totalité : il n’a pas encore découvert la division des sexes et n’a pas dû renoncer à son sexe non biologique ni à sa mère comme objet total et symbiotique.

Or, l’on constate que l’œuvre d’Albert Cohen fait «travailler» la figure de l’androgyne selon ces deux modalités, mystique et fantasmatique.

La fantasmatique de l’androgyne

Le fantasme fait osciller les personnages principaux entre la quête hors de soi d’un double, jumeau et reflet, et la revendication en soi d’une double polarité masculine et féminine. Il s’agit chaque fois de réitérer le mythe de l’androgyne, refaire du “deux” un singulier absolu. Pourtant, le dernier cas se module à son tour de deux manières, car à la revendication précédente s’ajoutent le refus, la négation, le dégoût du sexuel, qui manifestent le désir de revenir à l’indifférenciation originelle.

Être tout ou n’être rien, tels sont les termes de l’alternative; tous deux manifestent un déni de la différence sexuelle, d’abord par une inversion généralisée du masculin et du féminin  qui traduit tantôt nettement l’homosexualité, tantôt l’androgynie — les femmes sont phalliques et les hommes féminins. Ensuite, par une négation du sexuel dans un monde peuplé de chastes frères et sœurs.

L’androgyne et l’inversion des signes

L’homosexualité tient une place manifeste dans l’œuvre en ce qui concerne le saphisme, mais reste beaucoup plus discrète, sinon secrète, quand elle est masculine.

Pourtant, si le saphisme se dit et s’écrit, il est toujours soumis à dénégation, par la parole ou les faits. Ainsi, Aude vient s’asseoir sur les genoux d’Adrienne, «éprouvant un plaisir sans doute pur à poser sa joue contre les beaux seins fermes»[3]. Pourquoi souligner la possible attirance homosexuelle par une dénégation aussi visible ? D’autant plus que des termes peu différents reviennent dans Belle du Seigneur à propos de la relation entre Ariane et Varvara : «Je la trouvais très belle. J’aimais baiser ses mains, ses paumes rosées, ses tresses lourdes [...]. Je commençai à apprendre le russe, pour pouvoir le parler avec elle, pour être plus intimes. Nous dormions ensemble. Oui, c’était de l’amour, mais pur, enfin presque». L’amour est avoué, mais dans l’après-coup, lorsqu’il peut, après la mort de Varvara, être reconnu sans risque. Les préférences sexuelles d’Ariane semblent s’accentuer à chaque grand monologue : ainsi les associations verbales involontaires se chargent de relier le désir envers Varvara à la fascination sexuelle pour la Sphinge d’un carrefour genevois (avec toute la charge incestueuse que, de surcroît, elle symbolise) : «Je m’arrêtai pour regarder cette lionne assise à tête et buste de femme elle avait des seins lourds qui me troublaient je devais avoir treize ans j’y pensais la nuit dans mon lit [...] je n’ai jamais aimé les baisers qu’avec Varvara j’aimais toucher sa poitrine je croyais que c’était de l’affection quelle couche»[4].

À la fin de Belle du Seigneur, Ariane prétend n’inviter Ingrid dans leur lit que pour réchauffer les cendres du désir éteint de Solal; or, quelques indices précédents montrent qu’Ariane fut, plus que Solal, sensible à la beauté d’Ingrid[5].

Pourquoi ces aveux aussitôt démentis, atténués ou frappé d’irréalité ? Remarquons la disparition du saphisme des “Diane” face à Solal : il est le seul homme capable de satisfaire une femme androgyne, une Diane chasseresse, cavalière bottée et armée de la cravache, une amazone, une “lionne”[6]. Comment expliquer que Solal, vitupérateur de la virilité qu’il englobe sous le nom générique de «babouinerie», soit élu comme le seul mâle satisfaisant ? Que les femmes n’aiment pas les hommes, sauf Solal, ne signifierait-il pas au contraire que Solal est le seul homme suffisamment féminin pour que les Diane y trouvent leur compte ? Ce traitement qui exhibe le saphisme pour mieux en nier l’expression réelle traduit probablement une double visée (consciente ou non) d’Albert Cohen, à travers les deux séries d’identifications masculine et féminine à ses personnages : le travestissement de sa féminité sous ce double féminin — le moyen est proustien — et la réassurance sur sa virilité. On peut faire l’hypothèse que, dans la mesure où Ariane incarne la projection des fantasmes de l’écrivain concernant sa propre féminité ainsi que ses images féminines et maternelles inconscientes, les tendances homosexuelles d’Ariane permettent une dérivation et une expression très indirecte de celles de l’écrivain, mais avec le bénéfice supplémentaire de masquer, tout en les exprimant à travers l’identification avec une femme, ses tendances incestueuses[7].

Car l’homosexualité masculine trouve à s’exprimer de façon beaucoup plus détournée. La relation entre Maussane et Solal paraît d’abord toute de paternelle protection, mais quelques étrangetés nous arrêtent au passage : Solal fait à son patron, dont il est le secrétaire apprécié, une déclaration d’amour ainsi exprimée : «J’avais quelque chose à vous dire. Ah oui, je t’aime beaucoup.» Maussane, quant à lui, désireux d’emmener Solal à Genève où il devait se rendre, s’en explique curieusement : «Je ne tiens pas à vous laisser seul à Paris et à apprendre par les journaux qu’un énergumène est allé embrasser à la turque le Président de la République. En réalité, Maussane ne pouvait plus se passer de ce garçon qu’il aimait»[8]. La juxtaposition laisse à penser que la jalousie de Maussane est plus homosexuelle que paternelle, bien que ce ne soit pas nécessairement contradictoire, l’attrait exercé par la figure paternelle n’étant pas dénué d’ambiguïté : les pères, comme le montre Mangeclous, aiment «pédérastiquement» leurs enfants et ont un rire «homosexuel» pour parler de leurs fils. On apprend, dans Carnets 1978[9], qu’Albert Cohen coupait les cheveux de son père transformé, pendant cette séance ô combien symbolique, en enfant passif et ravi. L’amour écrasant, absolu (ressenti comme homosexuel ?) du père d’Ézechiel, est si évident et exclusif que le scénario de la pièce montre le fils mourant plutôt que de le satisfaire. À ce tyran viril et féminin, le fils ressemble sans doute plus qu’il ne veut le reconnaître. Le fin mot se trouve peut-être dans l’amour porté au père : Solal aime «fémininement la démarche de son père», et Cohen assimile les rabbins de Corfou à «des femmes à barbe», ce qui éclaire d’un jour nouveau le déguisement de rabbin qu’il revêtait, avec du noir de fumée en guise de barbe, devant le miroir, dans l’appartement solitaire.

De même, l’attrait exercé par Solal sur Jacques de Nons est violent, souligné par la jalousie d’Aude : «Cette amitié subite et exagérée avait quelque chose de pénible. Depuis que Solal était là, Jacques faisait moins attention à elle. Et impossible de le convaincre et de l’arracher à cette influence. Il refusait de l’écouter, disait qu’elle poussait la jalousie trop loin. Influence vraiment pernicieuse puisque ce brillant officier en venait maintenant à développer des théories antimilitaristes»[10]. Jacques, devenu anti-babouin, serait-il passé à un autre règne que celui de la force ? Ce pouvoir de séduction s’exerce d’ailleurs sur un martial officier tenté par les ambiguïtés de la littérature gidienne : «Il avait voulu faire une œuvre arbitraire et gratuite [...] Le mari s’appelait Marie et la femme Claude».

La confusion, le brouillage des sexes et des préférences sexuelles semblent rendre Solal parfois fort illogique : lors d’un bal, Lord Rawdon danse avec Ariane. Solal est terriblement jaloux. Tout indique manifestement qu’il l’est de l’aristocrate qu’il vient d’étiqueter comme «sensible à la beauté masculine»[11]. Comment comprendre alors une jalousie si féroce ?  De fait, Solal a avec Lord Rawdon des contacts qui provoquent un effet étrange : il le prend par le bras, simultanément le rhume de cerveau qui l’avait brutalement assailli disparaît. «Dommage», se dit mystérieusement Solal, qui lui avoue son amour pour Aude, et Rawdon, bien entendu, le rassure : «Solal, fou de reconnaissance et de joie, baise le jeune homme sur la bouche. Ah oui, le bras saigne. Aucune importance»[12]. Ce passage est fait de juxtapositions qui paraissent l’expression de la jeunesse et de la passion, emportant l’adhésion du lecteur par l’éclipse de la continuité rationnelle. Mais le détail du “collage” et les échos dans le reste de l’œuvre mettent en évidence d’autres fils dans l’écheveau. Ce bras qui saigne et cet écoulement nasal qui cesse, l’échange des pistolets, la blessure indolore et le baiser, la sincérité après la douleur infligée, voilà qui renvoie à un scénario homosexuel  fantasmatique, avec une composante sado-masochiste.

En outre, ce duel invraisemblable avec un homosexuel pour la possession d’une femme s’adresse peut-être davantage à sa propre composante homosexuelle, qu’il faut d’abord vaincre pour accéder à l’hétérosexualité. Car la nature mimétique du désir interroge aussi celle du médiateur dont le désir est imité : Jacques est officier, mais que penser de sa virilité ? Il est tenté par des romans “gidiens”, fasciné par Solal, incapable de se “conduire en maître”, troublé par l’androgynie d’Aude, à laquelle il laisse le commandement à la fin de Solal. Jacques de Nons, lord Rawdon : voilà deux médiateurs bien peu assurés de leurs préférences sexuelles. À une rivalité virile manifeste correspond une structure latente homosexuelle ou, pour le moins, une rivalité interne entre les polarités masculine et féminine.

Notons qu’Albert Cohen utilise avec confiance, à la fois pour se prémunir contre les ruses de l’inconscient et en détourner les regards, le filtre explicatif du déterminisme psycho-sociologique des personnages, hérité du dix-neuvième siècle : tout semble se jouer en pleine lumière sur la scène des conflits entre individu et société. De ce fait, la féminité d’Adrien apparaît comme le résultat de son arrivisme, et son amour des objets pourtant riches en symboles, tels que taille-crayon et agrafeuse, ne renverrait qu’à  son culte des signes hiérarchiques. Le personnage est présenté comme naïf, aveuglé par ses croyances : cela permet des expressions pour ainsi dire involontaires de soi, des laissez-passer délivrés à l’inconscient. D’autant qu’il montre une incapacité à se limiter et à éviter la répétition, propre à tous les représentants de l’auteur. Ainsi, face au S.S.G. Solal, l’attitude d’Adrien, qui «ne s’appartient plus», manifeste la prise en charge des opérations par l’inconscient  : «Chaste et timide, bouleversé par ce sublime attouchement, l’esprit en déroute, Adrien Deume allait immatériellement, écoutant de toute son âme, [...] spiritualisé, vierge bouleversée et timide épousée conduite à l’autel»[13].

Cet Adrien-Marie paraît pris, à son insu et de façon détournée, dans les rets du désir : «En marche vers son destin, il donna machinalement plus de charme à sa cravate en en pinçant le nœud. Ignorant sa femme, (il) se hâta [...] vers le lieu sacré avec une aimable expression de vitalité [...] et le bas-ventre tenaillé par une envie incompréhensible et inopportune»[14]. Le texte insiste sur la nécessité d’une virginité reconquise pour aller s’offrir absolument sans tache à Solal : le montrent sa veste qu’il frotte fébrilement au “Détachol”, son obsession d’être «absolument correct en une certaine partie de son vêtement» dont il vérifie à plusieurs reprises le boutonnage : «Il déboutonna même pour être bien sûr qu’il reboutonnait à fond»[15]. Cette rencontre est si fort celle du social et du sexuel, que l’expression du visage d’Adrien, dont «le sourire de jouvencelle était délicatement sexuel» se juxtapose à «il avait enfin des rapports personnels», en une belle in(ter)version. L’ambiguïté de l’expression de son désir le plus fort : être membre de section À se joint à son lapsus transformant en «pompiers» les «papiers» que le S.-S. G. tient entre ses mains. La sexualisation des rapports sociaux partage donc les hommes en deux groupes, dominants et dominés, autrement dit en homosexuels actifs ou passifs. C’est exprimer que, pour Albert Cohen, les rapports sociaux sont d’essence homosexuelle dans une société active masculine, fondée sur la hiérarchie des pouvoirs. Mais cela signifie aussi que les personnages d’Adrien et de Solal, qui sont des “doubles”[16], jouent entre eux, c’est-à-dire de soi à soi, la double position homosexuelle active et passive. Que la vitupération essentielle de l’œuvre porte sur «a babouinerie», «le règne de la force» et la “virilisation” généralisée, montre donc en réalité l’instauration des forces de défense inconscientes : l’interdit social de l’homosexualité est échangé contre (et masqué par) l’interdit moral de la virilité triomphante.

Les hommes, dans l’œuvre d’Albert Cohen, sont en effet bien féminins. Dans l’autobiographie, la féminité de l’enfant, «frangin des oiseaux et des fleurettes», attire d’autant plus l’attention qu’elle est l’une des ratures de la deuxième édition. Première disparition, celle de la description physique toute en courbes et douceur : l’auteur s’était décrit avec «de grands yeux de fille, des joues de pêche irisée, le sang très doux, des cheveux bouclés», et ne conserve que les termes de «naïf un peu féminin» tout en les opposant aux rêves d’héroïsme viril qui suivent[17]. Seconde disparition : celle de l’ami Paul, «nature de froid séducteur» à qui l’enfant faisait don de ses biens matériels. Paul est remplacé, dans la version remaniée Ô vous, frères humains, par Viviane, préfiguration beaucoup plus présentable de l’idéal amoureux; cette élaboration secondaire contrôlée marque la censure d’investissements plus troubles, accompagnant le désir d’orienter l’autobiographie vers le passé mythique d’une enfance radieuse et pure.

Solal possède en retour le pouvoir tout masculin de subjuguer, séduire un Adrien féminisé, qui s’étend sur le charme du S.S.G., «indéfinissable, tu sais, quelque chose de doux et puis d’un peu cruel en même temps», où se profile l’androgynie de Solal lui-même. Comme le narrateur et comme l’auteur, plus précis et prolixe en ce qui concerne les tenues vestimentaires qu’à propos des décors[18], Adrien est obsédé par des soucis vestimentaires qui s’expriment sur le mode féminin; découvrant une tache de graisse sur son veston : «Eh, mon Dieu, quelle horreur ! murmura-t-il fémininement. De la petite armoire il sortit le flacon de Détachol, frotta la manche. Mais le regard de sa femme qui l’observait le gêna et il reboucha le flacon».

De toutes ces associations ressort clairement la nécessité de relier cette scène avec celle du camelot antisémite de l’autobiographie[19], au sein du réseau “juif-tache-féminin-faible”. De ce fait, les personnages jouent aussi sur une “autre scène”. Ainsi Adrien, présentant sa femme et son supérieur hiérarchique l’un à l’autre, se montre fémininement livré à cet androgyne soleil noir et contribue à construire la suite du scénario : sa femme contre son “membre A”. Lui aussi doit renoncer à la femme qu’il a, pour l’être. Son ambiguïté n’était-elle pas déjà inscrite dans le nom qu’il portait dans la première version  de l’œuvre, «Claude» ? La trop grande proximité que l’auteur reconnaît entre son personnage et lui-même — «Ah ! Claude, tu es trop proche, tu pourrais être juif, Claude» — s’éclaire lorsqu’on sait la correspondance plus sexuelle que religieuse entre juif et féminin, dans toute l’œuvre. Elle se confirme si l’on se rappelle que, dans le roman de Jacques de Nons, Claude était le prénom de la femme. Quant au prénom d’Adrien, n’a-t-il pas, lui seul, son correspondant féminin dans celui d’Adrienne ? Aussi le thème du double, au sein duquel sont convoqués personnages et auteur(s), englobe-t-il le dédoublement générique, rejoignant ainsi le thème de l’androgyne.

La confusion des genres dévoile son caractère fondateur et originaire dans le processus créateur, non seulement à travers la multiplicité de ses occurrences mais par sa situation en des lieux stratégiques  : elle se lit dans la scène emblématique d’anti-séduction de Belle du Seigneur, où, pour se faire entendre d’Ariane qui se refuse comme destinataire, Solal explique sa stratégie à un «frère» fictif, Nathan. De la sorte, à travers ce médiateur, il traite Ariane en homme auquel il explique comment séduire une femme. Brouillage toujours lorsque Solal voit Ariane faire «un geste gracieux de pédéraste»[20].

Cette confusion est accentuée par le recours aux travestissements. L’un est fantasmé : le désir de poitrine plate d’Ariane ou son souhait d’essai d’un pénis. L’autre est réalisé : Adrienne, venue rejoindre Solal avant de se suicider, est priée de se déguiser avec des fards trouvés dans un tiroir de l’hôtel, puis a lieu une nuit d’amour qui se termine par une scène d’apparence homosexuelle : «Les femmes disparurent et deux hommes s’effrénaient devant le grand miroir au flamboiement des bûches»[21]. Mangeclous lui-même joint à un amour «pédérastique» envers ses enfants le goût pour le travestissement, pour lequel il choisit la figure mythique d’une féminité quelque peu androgyne: Marlène[22]. Dans Belle du Seigneur, au cœur de la déroute subie par la passion asphyxiée, les voisins de la villa “Belle de Mai” (seuls représentants du monde extérieur décrié et envié)  s’amusent en se travestissant : «L’auditeur au Conseil d’État revint, coiffé d’un chapeau de femme»[23]. Un peu plus loin, alors que l’on pouvait penser à une anecdote sans conséquence, le travestissement insiste : «Nouveaux rires en face. Une mignonne s’était coiffée d’un chapeau d’homme, et on l’applaudissait, on criait un chic à Jeanne»[24]. La symétrie parfaite du déguisement  transforme l’un en l’autre et finalement abolit les sexes. Que nul ne soit figé dans un rôle sexuel permet le désir et, surtout peut-être, le rire. Ariane, double féminin de Solal, comme lui, aime par dessus tout les miroirs de l’Imaginaire et vit dans la représentation, aime les femmes plus que les hommes et moins que son image. Solal serait moins un Actéon poursuivant Diane et mourant de l’avoir, ne serait-ce que du regard, possédée, mais un Narcisse qui verrait son reflet prendre forme féminine et se noierait dans cette féminité imaginaire… La scène fondamentale qui me paraît confirmer cette interprétation est celle de la déclaration d’amour de Solal à Ariane au début de Belle du Seigneur : le geste qui déclenche la passion de Solal est le baiser qu’Ariane se donne dans le miroir, jonction narcissique à laquelle Solal veut participer tant il y voit son propre reflet.

Inversion des signes et travestissements opèrent un brouillage généralisé de la sexualité, qui est surtout homosexuelle au sens où il n’y a de toute évidence pas d’Autre, dans cet univers de doubles. Cependant, il faut se demander si tous ces “mêmes” ne masquent pas essentiellement un désir d’abolition du sexuel , afin que, selon le jeu littéral un peu usé, il n’y ait pas “sexion” avec la Mère, et que cette absence de coupure ne soit pas non plus incestueuse :  la tentation de l’androgyne se lit alors comme le désir du genre neutre, second pôle de l’oscillation. La chasteté devient ainsi la stratégie par excellence de l’évitement de l’inceste, pour qui veut pourtant rester dans le saint des seins maternel.

Le genre neutre

En effet, la plainte est la même contre le devoir sexuel, chez les hommes et les femmes, du moins avant qu’elles ne connaissent Solal qui ne les révèle à elles-mêmes que pour les en accuser. Le dégoût de la sexualité génitale est vigoureusement exprimé, par exemple dans le monologue d’Ariane au chapitre XVIII, et par Solal, de plus en plus fréquemment et avec de plus en plus d’exaspération, depuis les baisers, «ventouseries buccales»[25], jusqu’au coït : «Elle planait dans les empyrées, lui la bourrait sans fioritures».

C’est que l’acte hétérosexuel réactive, pour Solal comme pour Ariane, la réaction d’horreur devant la vision interdite : ainsi, durant la première nuit d’amour avec Adrienne, «Solal se sentait seul, chassait l’image interposée de sa mère et la mort frissonnait en ses os et la vie s’échappait en tumulte joyeux»[26]. De la sorte, se constitue  dans l’œuvre le lien entre l’acte sexuel, l’obsession de la mort et l’image de la mère. Nous sommes là  au cœur des théories sexuelles infantiles sur lesquelles se fonde le «roman familial». Dans ce scénario fantasmatique, la mère trompe insupportablement le fils unique, qui se rêve comme bâtard d’un père d’origine mythique donc exonéré du statut de rival, avec le mari, trop réel usurpateur. Seuls remèdes à cette insupportable vision, le retour à l’enfance et le refus de la division des sexes permettent de restituer au fils la plénitude de la possession maternelle.  Si l’on ajoute que, pour Solal, «toutes les femmes sont ma mère», l’on comprend qu’il lui est impossible de reprendre la scène primitive à son propre compte, car le compte n’y est jamais. D’autant moins que le remboursement des dons de la Mère est interminable et toujours plus onéreux, au point que, dans Carnets 78, le vieil homme écrit : «Je suis fier de servir maman, d’être son marmiton empressé et toujours félicité. Aider maman, c’est la vie qu’il me faut. Ainsi dis-je en la quatre-vingt-troisième année de mon âge»[27]. Ce service est éternel — alors qu’il rejette avec la même énergie le service sexuel.

La figure archétypale de la Vierge vénérée, en qui le sexe s’abolit au profit de la maternité sacrée, s’éclaire dans l’autobiographie et les rapports du narrateur avec sa mère, à travers des scénarios fantasmatiques délivrés de toute assignation sexuelle. Les contacts entre mère et fils sont limités à deux points du corps, les mains et les yeux. Significativement, même ces contacts pourtant rares et furtifs[28] restent dangereux : «Étrange, cet être le plus aimant, ma mère, par quel mystère me suis-je tenu souvent loin d’elle, évitant les baisers et le regard, pourquoi et quelle fut cette cruelle pudeur?»[29]. Seule la scène passionnelle sado-masochiste voit, tout aussi significativement, se rompre les digues  : «Lorsque je vis les taches bleues sur ses mains, les larmes me vinrent et je m’agenouillai et je baisai follement ses petites mains et elle baisa mes mains et nous nous regardâmes, fils et mère à jamais»[30]. La virginisation de la mère, vue comme «éternelle fiancée» que le contact du père n’a pas souillée, accompagne cette fétichisation des mains.

Autre évitement de l’inceste, la différence des générations et des sexes est niée, en des scénarios pré-œdipiens que l’auteur développe parfois longuement[31]. Ainsi, le chapitre XVI du Livre de ma mère[32] déroule un programme fantasmatique qui rêve toute une vie, dans l’écoulement d’une relation fusionnelle «avec elle, petitement dans la solitude […] loin des hommes. Nous deux, elle et moi», et dans le déni de la différence sexuelle : «Je me ferais une âme nouvelle, une âme de petite vieille comme elle pour qu’elle ne soit pas gênée par moi et qu’elle soit tout à fait heureuse.» On est en droit de se demander en quoi une âme masculine gênerait la mère… À la fin du rêve éveillé, le changement a lieu dans l’autre sens  : il se voit avec elle «copains jurés». Entre sororité et fraternité, se montrent la réversibilité et la gémellité : deux “mêmes”, dont l’un s’identifie à l’autre jusque dans son âme. Deux édentées : plus d’embêtement avec les canines de la séduction et de la puissance virile; deux vieilles retraitées. Et il conclut : «C’est ainsi que j’imagine le paradis.»

Ariane, de son côté, emprunte différents moyens pour rejoindre le monde de l’enfance et de l’indétermination; parmi eux, les jeux avec sa sœur Éliane sont tous des duos sado-masochistes (sainte Blandine et les lions, une vierge chrétienne torturée, des tragédies fatales, «avec râles»...). Ce sont duos de “mêmes”, que ces jeux de sœurs. Partout s’entend la nostalgie de la sexualité polymorphe enfantine, de ses positions actives-passives réversibles, bref le bonheur de ne pas être livré à la différence sexuelle ni à la censure du Symbolique. Mais avant de connaître Solal, Ariane déroule aussi l’écheveau de ses rêves éveillés, non avec une figure maternelle mais avec un ermite. Son désir est de lui laver les pieds et de chastement l’adorer. Elle incarne ainsi la figure de la prostituée repentie, que Gilbert Durand nommerait peut-être «le complexe de Marie-Madeleine», et réalise ensuite ce scénario du désir, avec Solal : tous deux vivent en ermites et retournent à la chasteté, grâce à quoi Ariane peut accéder à l’Assomption finale.

Rappelons enfin que le groupe des Valeureux ne comporte aucune femme “sur scène” (Rébecca exceptée, et dans quelle position). Ils vivent entre “cousins” et paraissent sans désir sexuel, excepté Michaël dont la fonction est de symboliser la puissance sexuelle, sans pourtant qu’elle fasse jamais obstacle aux intérêts familiaux. L’attraction exercée par ce groupe n’est peut-être pas étrangère à cette monosexualité, qui laisse toute leur charge de désir aux mots, au fantasme, au principe de plaisir.

Impasse du désir donc. Mais causée par le manque ou par l’excès, trop ou pas assez de corps ? Trop, dira-t-on sans hésiter, trop de corps maternel imaginaire, car la Mère est toujours en travers du désir, corps obturant[33]. La seule issue est le désir de l’indifférenciation sexuelle, du “rien”, «le fantasme du genre neutre», comme le nomme André Green, dominé par le narcissisme primaire absolu. Or ce dernier conduit à retrouver l’état «quiescent» de la fusion originelle, une sorte de «néant auto-suffisant», qui se traduit par une stase indéfinie ou un comportement d’auto-restriction (enfermement, anorexie, absence de contact avec l’extérieur) auquel Solal succombe fréquemment et en lequel Albert Cohen a également été enfermé. Ce recours est paradoxalement provoqué par le narcissisme illimité selon lequel, «ne pouvant être tout, “je” ne serai rien»[34]. Cette attitude devrait alors se comprendre comme «manifestation d’obéissance au désir de la mère et vengeance à son égard, dans un rejet violent de celle-ci»[35]. Rappelons-nous encore, dans l’autobiographie, cette figure maternelle  méfiante, sinon hostile, envers la sexualité génitale, mettant son fils en garde contre les «lionnes» occidentales, se vouant à une dévorante oralité, matérielle et symbolique, de mots et  de mets à travers laquelle elle est unie à son fils «à jamais». De même Aude, désormais Mère puisqu’elle porte leur fils David, se voit, à la fin de Solal, simultanément sacralisée comme figure maternelle et abandonnée comme femme, lorsque Solal rend l’enfant «à celle qui l’a enfanté» et la quitte[36]. Au contraire, c’est en refusant d’être père que Solal retrouve une forme de virginité au monde, qui le prépare à incarner tous les possibles de la séduction et du mythe.

L’écrivain et le mythe de l’androgyne

Mais le désir de mort et d’anéantissement du moi ont aussi pour objectif d’éviter à la fois de choisir et de mourir, en “faisant” le mort, et sous-tendent un désir d’immortalité : l’écrivain Albert Cohen le corrobore par l’affirmation incessante de sa toute-puissance créatrice qui lui permet de ressusciter ses personnages, par la certitude maintes fois affirmée d’échapper à la loi commune, et d’abord aux lois narratives de l’espace et du temps, comme tant d’exemples l’exposent à l’envi.

Ainsi le fantasme de l’androgyne retrouve-t-il les significations primordiales du mythe de l’androgyne : la quête de la totalité.  L’auteur réalise de la sorte le rêve de l’enfant à la recherche de sa toute-puissance d’avant la chute. Le fantasme du genre neutre rejoint le mythe de l’hermaphrodite, être complet lié au symbole du Phénix, androgyne, auto-générateur, immortel. La mort est conçue comme une perte de conscience totale et éphémère, durant laquelle s’effacent, comme au Jour du Pardon, les fautes et leur mémoire, mais sans repentir ni prières, permettant ainsi au héros de renaître dans sa splendeur et son innocence. Mort, renaissance, métamorphose forment, dans Solal, les trois phases d’une trajectoire mythique vécue de façon singulière. Mais le Solal  de Mangeclous a retrouvé le “genre neutre” et l’état de stase. Enfin, dans Belle du Seigneur, ce n’est plus le héros solaire qui veut séduire Ariane, mais un être crépusculaire, qui a définitivement rejoint la Mère et tente de (se) donner le change. L’exigence est vouée à rester insatisfaite : ses contradictions concernant la femme (voulue-refusée comme amante et comme Mère-Sœur) et lui-même (amant férocement, maladivement jaloux, et fils féminin assoiffé d’amour maternel) forment un “conflit de demandes” insoluble, sinon par la mort des personnages qui en figurent les termes : le mythe transforme alors les données du conflit psychique singulier en tentant de donner un sens collectif et métaphysique à l’aventure individuelle[37]. Il  revient à l’écrivain de transformer, en les expulsant au-dehors, les termes du conflit qui se joue sur la scène imaginaire, sans pour autant qu’il sache (tout) ce qu’il fait ni (tout) ce qu’il dit. Il se sent alors guetté par le danger de se retrouver “nu” à l’extérieur du sarcophage, et éprouve le besoin de se constituer une enveloppe protectrice. Forgée par les mots sur la feuille, taches d’encre qui sans cesse réparent les mains maternelles tachées par l’abandon du fils, la matrice verbale tente en permanence de reformer l’espace symbiotique protégé de l’angoisse de la coupure, de se mettre soi-même en lieu sûr, au sein du mirage d’un corps imaginaire. Seule l’écriture permet d’exister d’une vie mi-réelle, mi-fictive, dans un “entre-deux” enfin possible. Et seul le “corps de l’œuvre”[38] permet d’habiter imaginairement en soi .

C’est là, dans la substance verbale, matrice et glaive, que se réalise le désir de totalité et d’indifférenciation de l’écrivain. On pourrait peut-être distinguer une écriture “du glaive”, dite masculine, aux répliques coupantes, souvent elliptiques, aux formules incisives, cruelles, aux jugements argumentés, d’une écriture “féminine” du flux interminable, dans les monologues et les tirades imprécatoires, où se lit l’emprise de l’Imaginaire et se perçoit le processus créateur, qui est une plongée dans le chant intérieur et “délié” de la Sphinge; à l’abri de la coupure du logos, là où rien de réel ne vient troubler le bonheur de la fusion, l’écrivain Albert Cohen vit sous le régime de l’éternel retour à l’origine, du cycle plus lunaire que solaire, de l’ouroboros, collier ophidien lié au mythe de l’androgyne.

Figure à la fois mythique et fantasmatique, l’androgyne symbolise l’aspiration à l’idéal, l’union entre l’homme et Dieu, le désir de retour à l’homme primordial. Le Zohar s’autorise de Genèse I, 27 («Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il le créa mâle et femelle») comme preuve de la coexistence originelle du masculin et du féminin en Dieu et en sa créature. Pour l’homme terrestre, la chute a eu comme conséquence l’apparition et la division des sexes. Selon les théosophes, en particulier Jacob Boehme, seul le Christ, parfait et androgyne, affranchira l’homme, à la fin des temps, de cette division. On retrouve, relu à la lumière de la sexuation, le mythe messianique qui court dans l’œuvre, incarné à la fois par Solal et par l’écrivain rassembleur et prophète. Là encore, le renoncement à la sexualité conduit à l’apaisement psychique et à l’unité spirituelle, rejoignant les éléments du mythe du Christ, figure androgynique emblématique[39]. L’androgyne, aspiration à l’idéal, est aussi unité mythique, voire mystique, de l’être. Ainsi peut s’éclairer la fin de Belle du Seigneur, cette mystérieuse Trinité, formée d’un couple d’amants re-virginisés et d’une sœur, Rachel. Ce dernier prénom, qui désigne aussi la mère de Solal, révèle les sources souterraines du personnage : celui d’une Mère-Sœur, figure archétypale en laquelle gît peut-être l’image sacralisée du genre neutre, dont se réalise l’un des idéaux : le retour mortel à la fusion maternelle, au sein de laquelle peuvent être réconciliés les deux aspects de soi, masculin et féminin, dans la suppression du désir. Cette mortelle Assomption trinitaire, d’où Dieu le Père reste le terme absent, a simultanément la charge de transformer le conflit psychique du fils écartelé, en mythe du Fils. Ce dernier s’affranchit de la sexuation —et de la vie— en transformant l’Amante en “Esprit Saint”, ce qui lui permet de répondre à l’appel de Rachel, divinité maternelle située aux portes de la mort. On voit bien comment la fin de Belle du Seigneur distord les éléments de la Trinité chrétienne, en remplaçant les termes masculins par des correspondants féminins qui en transforment le sens : au Père lointain et silencieux du Golgotha correspond une Sœur-Mère familière qui appelle son Fils, et au Saint-Esprit désincarné, une Amante spiritualisée.

Les avatars qu’Albert Cohen fait subir au mythe chrétien ont plusieurs fonctions. On peut y voir le clin d’œil ré-appropriateur, qui réinsère avec jubilation le mythe chrétien dans une œuvre juive, et du même coup instaure l’écrivain au rang de prophète qui dit et donne sens à la parole sacrée. Mais comme le statut de ce fils  reste problématique — il a en effet «échoué à sauver ses enfants de la terre» — on ignore s’il faut l’écrire avec ou sans majuscule. Cette hésitation nous invite à conclure que la transformation définitive du fantasme en mythe est irréalisable. L’écriture en dessine la tentative, pendant que s’impose à l’écrivain la nécessité et le désir de rejouer son propre Mystère. Il y tend aux hommes un miroir et, pour lui-même, tente de réunir ses doubles, en une ultime représentation. L’oscillation entre l’androgyne christique, perfection asexuée, et l’auto-suffisance de l’hermaphrodite platonicien, issu de la fusion amoureuse de deux êtres parfaits, jumeaux, miroirs, représente ainsi mythiquement les deux pôles de la quête fantasmatique d’Albert Cohen.

Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 5, 1995.

 

 


[1] Rappelons que cette notion signifie la coexistence dans le psychisme de deux sentiments opposés d’amour et de haine envers le ou les mêmes objets, opposition qui, pour ne pas déboucher sur un conflit psychique destructeur, trouve sa résolution, sinon sa solution, dans le clivage de l’objet en bon et mauvais objet : ainsi l’œuvre comprend-elle des figures maternelles idéales (la mère de l’autobiographie, mais aussi Saltiel dans le roman) et des figures haïes, Deume ou Sarles. Cette ambivalence assure la dynamique de l’œuvre et concerne tous les objets avec lesquels les personnages identificatoires de l’écrivain, y compris bien entendu le personnage fictif narrateur de l’autobiographie, ont des relations.

[2] Voir, sur le mythe de l’androgyne,  Frédéric MONNEYRON, L’Androgyne romantique, du mythe au mythe littéraire, ELLUG, Université Stendhal (Grenoble III), 1994.

[3] S, p. 87.

Les abréviations sont celles désormais couramment utilisées pour les œuvres d’Albert Cohen . J’indique en outre l’édition à laquelle renvoie la pagination, immédiatement avant l’abréviation Paroles juives, édition G. Crès et Cie, Paris et éditions Kundig, Genève, 1921 : P.J. Solal, Paris, Gallimard, 1930, réédité en 1969 : S. Mangeclous, Paris, Gallimard 1938, recomposé et réédité en 1969 : M. Le Livre de ma mère, Paris, Gallimard, 1954, réédité en collection  "Folio", Gallimard : LM. Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968 : BS,  roman réédité dans la "Bibliothèque de la Pléiade", Gallimard, en 1986 (édition établie par Christel Peyrefitte et Bella Cohen).  Les Valeureux, Paris, Gallimard, 1969 : V. Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, 1972, réédité en collection "Folio", Gallimard : VFH. Carnets 1978, Paris, Gallimard, 1979 : C.

[4] BS, p. 161. Le premier signe de la Sphinge, ce monstre à la forte poitrine maternelle, à la parole confuse et mystérieuse, à l’identité sexuelle brouillée. Nous la retrouverons dans la dernière partie de la mythobiographie.

[5] BS, 841

[6] Rappelons que par ce vocable, la mère d’A. Cohen, dans l’autobiographie, nomme les Occidentales prédatrices de fils.

[7] Voir sur ce thème Jeanne BEM, Le Texte traversé, Librairie Honoré Champion, Paris, 1991, à propos de ce qu’elle appelle le “lesbianisme” de Baudelaire.

[8] S, p. 111.

[9] C, p. 36.

[10] S, pp. 112-3.

[11] BS, p. 131.

[12] BS, p. 132.

[13] À propos du boutonnage compulsif d’Adrien, le texte contient une grande quantité d’hypothèses du narrateur qui a soin de préciser l’ignorance du personnage quant aux raisons qui l’animent. Dans l’ordre, elles portent sur le regard des autres, son propre narcissisme, l’instinct d’auto-conservation, puis viennent des raisons sexuelles, d’abord la réminiscence d’une honte devant une curiosité infantile, puis la crainte d’une excitation qui paraît homosexuelle, d’autant plus que les précautions de langage se multiplient : «si, par extraordinaire il était en état inattendu d’indécence…» (p. 87).

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 87.

[16] Voir à ce sujet ma thèse de doctorat, Albert Cohen, mythobiographe ?, Chapitre III, “Sous le signe de Narcisse : le désert des miroirs”, IV- Doubles : Mangeclous, Adrien, Solal, pp. 238 à 251.

[17] Jour de mes dix ans, §11.

[18] Il montre ainsi, au surplus, qu’il engage un théâtre de la représentation que l’on se donne, verbale, gestuelle et vestimentaire, soumise aux lois de l’Imaginaire et non à celles de la Mimesis.

[19] Pour plus de précisions, cf. encore Albert Cohen, mythobiographe ? "L’Œil et la dent : colonels, monocles et camelots", II, pp. 98 à 114.

[20] BS, p. 807.

[21] S., p. 204.

[22] V, p. 337. Ajoutons que, dans cette lettre à la reine d’Angleterre, Reine-Mère dévorée-dévorante, il raconte une anecdote surprenante : voulant faire une farce à son cousin, Mangeclous soutient que Salomon est aimé d’une star nommée Marlène. «Et moi, parfumé et déguisé en Marlène dans l’obscurité, et lui avouant d’une voix pointue ma passion coupable, et l’attirant sur mes genoux, et l’embrassant follement»…On le voit ainsi joindre inceste et inversion, “pour rire”.

[23] BS, p. 711.

[24] BS, p. 714 .

[25] S, p. 98.

[26] S, p. 58.

[27] C, p. 23.

[28] «Elle me prend la main, y dépose un petit baiser maladroit, un baiser si léger, une petite plume de canari.»

[29] LM, p. 94.

[30] LM, p. 82.

[31] LM, pp. 69,74-6, 122-23, 99.

[32] «Tout éveillé, je rêve et je me raconte comment ce serait si elle était encore en vie.»

[33] La sexualité de l’enfant exprime d’abord le désir des parents, particulièrement de la mère, dont l’empreinte induit le sexe psychique. La bisexualité psychique s’organise autour du sexe qu’on n’a pas, mais qu’on pourrait avoir imaginairement et qui dépend de la façon dont chaque parent vit et perçoit le sexe de l’enfant, le sien propre, le désir de l’autre, et dont l’enfant «se vit et se perçoit dans ses désirs convergents ou divergents à leur égard» . (André GREEN, “Le genre neutre”, Bisexualité et différence des sexes, Nouvelle revue de Psychanalyse, n° 7, Gallimard, printemps, 1973, pp. 251 à 263). Le conflit psychique qui naît de ces désirs le plus souvent contradictoires est lié au narcissisme et aux pulsions de destruction et rend le fantasme de la scène primitive particulièrement névralgique. La première solution est le déni de l’identification sexuée, «le fantasme du genre neutre», comme le nomme A. Green.

[34] A. GREEN, art. cit.

[35] ibid.

[36] Peut-être trouvera-t-on des échos de cette galaxie fantasmatique “christique”, dans le départ pour Alexandrie du futur père Albert Cohen, laissant sur place sa femme enceinte et de santé fragile, pour succomber aux sirènes du “Voyage en Orient”. Les explications d’ordre économique sont certainement un élément important de sa décision, mais elles m’ont toujours paru un peu courtes. Peut-être suis-je à mon tour victime de l’illusion mythobiographique, en “rabattant” l’œuvre sur la vie…

[37] C’est autour de cette démarche créatrice particulière, qui sacralise le mythe personnel, que je tente de construire la notion de mythobiographie.

[38] Selon l’expression titre de Didier ANZIEU, Le Corps de l’œuvre, Collection “Connaissance de l’Inconscient”, NRF, Gallimard, 1981.

[39] Qui spiritualise la matière tout en transformant son propre corps en symbole incorporable, en une étrange revalorisation de l’oralité cannibalique.