ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille

Autours d'Albert Cohen; Albert Cohen, mythe et réalité par Bella Cohen

AUTOUR D’ALBERT COHEN DE BELLA COHEN, GALLIMARD, 1990 ;

ALBERT COHEN, MYTHE ET REALITE DE BELLA COHEN, GALLIMARD 1991.

 

L'engouement est presque toujours suspect, surtout quand il s'agit d’un écrivain absolument original, génie secret de surcroît, et d’une œuvre qui touche au plus profond de nos émotions, de nos désirs intimes. Qu'il s'agisse d’un grand roman d’amour comme Belle du Seigneur, même et peut-être surtout si la célébration de la passion se double d’une condamnation radicale, férocement proférée de main de maître, l'engouement sera à son comble, et, avec lui, son inséparable compagne : la recherche effrénée des "clés" et des "modèles".

Albert Cohen sut toujours (sauf quand, à la fin de sa vie, la maladie l’avait trop affaibli) protéger farouchement son intimité et évincer les indiscrets. L’œuvre était là, fruit "une intarissable créativité, et elle disait tout à celui qui prenait la peine de lire. Aux lecteurs attentifs "en saisir à la fois les affirmations les plus insistantes et les allusions les plus fines, les plus délicieuses comme les plus gênantes. Ces lecteurs ne manqueront pas et nous leur devons de fort beaux textes, inspirés par le génie de Cohen.

Quand Albert Cohen disparut, et avec lui cette force de résistance étonnante (malgré la fragilité physique de l'homme), il était inévitable que l'œuvre, q ui continue de susciter de très sérieuses études et commentaires, devînt aussi la proie des curieux et des échotiers.

La veuve "Albert Cohen désignée par l'écrivain comme son héritière et "gardienne" (c'est ainsi qu'il la nommait parfois dans ses livres), a parfaitement épinglé ceux que l'on appelle des requins, avides de s'emparer de l'œuvre et de la mémoire d’Albert Cohen pour leur profit : ce sont "les prédateurs". Tel fut le titre d'un article percutant, ironique, roboratif, publié par Bella Cohen dans le Monde des livres, le 23 septembre 1988.

Il faut remonter à ce texte essentiel pour saisir les motifs, les objectifs et la portée des deux ouvrages de Bella Cohen : Autour d'Albert Cohen (1990) et Albert Cohen, mythe et réalité (1991).

Pourquoi Bella Cohen, jusqu'alors silencieuse, décide-t-elle soudain de prendre la plume pour dénoncer "les prédateurs", de plus en plus "bruyants" ? C'est que leur "vacarme" pourrait bien, au bout du compte, impressionner les esprits faibles et flatter leur penchant pour "la petite histoire" aguichante, légèrement scandaleuse, qui dispense de réfléchir sérieusement sur le sens obvie ou plus profond de l'œuvre elle-même. Ce faisant, il y aurait nécessairement, tôt ou tard, perversion de la vérité. Bella Cohen se propose donc de démonter motifs, buts et tactiques des prédateurs. Ce qu'elle appelle, non sans humour, "Guide de dépistage des prédateurs" est un avertissement face à un danger qui se précise : la soi-disant découverte de modèles pour les protagonistes du roman adulé, sacralisé. Il s'agit par là de "révéler" au monde que le roman n'est qu'une confession déguisée, le héros étant, bien entendu, l'auteur qui n'est plus là pour protester, et l'héroïne une ancienne amante miraculeusement retrouvée, "authentique" modèle de l'Ariane qui a nourri les rêves des lecteurs. Il y a déjà eu le "scoop" de Globe réalisé en 1986 par Georges-Marc Bénamou et Nathalie de Saint-Phalle : un entretien, assorti de commentaires, avec Jane Fillion, qui fut soixante ans auparavant, la maîtresse d’Albert Cohen. Mais Jane Fillion, âgée de quatre-vingts ans, avait mal joué son rôle de modèle. Ses propos étaient restés vagues. Se reconnaissait-elle vraiment dans le personnage d’Ariane ? Pas tout à fait, répondait-elle en hésitant. Elle avait pourtant malmené son ancien amant dans l'entretien.

Peu de temps après la parution de Belle du Seigneur en Pléiade (1986) qui passe sous silence dans la chronologie la liaison avec Jane Fillion, N. de Saint-Phalle va publier, en novembre 1988, un livre intitulé Jane Fillion ou la belle d'un seigneur destiné à prouver de façon irréfutable que Jane Fillion, maîtresse d’Albert Cohen du 1er mai 1922 au 11 juin 1929 (dates dont les documents assemblés par Bella Cohen devaient révéler l'inexactitude), était bien la "Diane" si souvent célébrée par I'écrivain, c'est-à-dire Ariane, héroïne de Belle du Seigneur. Le livre, mélange d'entretiens et de récits, semblait bien destiné, comme l'affirmera Bella Cohen, à magnifier le modèle d'Ariane et à déconsidérer Albert Cohen.

Bella Cohen se vit alors dans l'obligation de publier une mise au point. Ce fut le premier de ses deux ouvrages : Autour d'Albert Cohen.

L'auteur ne prétendait nullement écrire, comme certains l'ont indiqué, une biographie d’Albert Cohen, tâche longue et ardue qui, en tout état de cause, devrait être tentée avec le recul approprié. En revanche, il était urgent de mettre fin aux contrevérités, aux affirmations les plus fantaisistes, qui se propageaient. Bella Cohen entendait arrêter cette "progression géométrique de la désinformation" en fournissant une information étayée par des documents. Ces documents allaient rétablir la vérité des faits, concernant la personne et l'existence d’Albert Cohen et de ses proches, en particulier de celles que l'auteur lui-même appelait "les femmes de ma vie". Elisabeth Brocher, sa première épouse, morte jeune d’une cruelle maladie, mère de sa fille unique Myriam ; Yvonne Imer, la "mère de Solal", qui mourut d'une crise cardiaque alors que son mariage avec l'écrivain était décidé ; Marianne Goss, sa deuxième épouse. Myriam, qui joua un rôle important, ne serait pas oubliée. Le livre de Bella Cohen est écrit avec une grande sobriété. L'auteur s'efface devant les témoins et. les documents assemblés et confrontés avec une scrupuleuse minutie. Le livre est, à coup sûr, un précieux apport pour les chercheurs, et, le jour venu, sera indispensable aux biographes.

Mais dira-t-on, où étaient passés Jane Fillion et le livre de N. de Saint-Phalle ? L’aventure amoureuse d’Albert Cohen avec Jane Fillion est brièvement évoquée par Bella Cohen, qui la replace dans le contexte des événements relatés. Une simple note fait justice des prétentions du livre de N. de Saint-Phalle en démontrant ses erreurs et ses contradictions.

Ce qui deviendra "l'affaire Jane Fillion" est à l'origine du second livre de Bella Cohen : Albert Cohen : mythe et réalité (janvier 1991). Bella Cohen, après la publication de son premier livre, croyait avoir annulé les effets néfastes de la "désinformation", ceci d’autant plus que le procès intenté par elle et par Myriam à N. de Saint-Phalle et à son éditeur avait été gagné. Mais le jugement du tribunal s'en tenait à des points de droit, laissant le public dans l'ignorance des documents d’archives qui lui avaient été soumis et qui prouvaient que plusieurs affirmations de N. de Saint-Phalle concernant la liaison entre Albert Cohen et Jane Fillion, en particulier les dates de la liaison, étaient "dénuées de tout fondement". Bella Cohen allait donc éclairer le public, et ceci d'autant plus que certains critiques avaient repris les dates sans les avoir examinées. Gérard Valbert, grand admirateur d'Albert Cohen, avait publié une biographie intitulée Albert Cohen, le seigneur (mars 1990). Il reprenait à son compte les dates données par N. de Saint-Phalle et les utilisait comme point de départ pour certaines hypothèses, ce dont Bella Cohen lui fait grief. Elle reproche à Valbert de mélanger les genres. Sa biographie est, dit-elle, plus proche du roman que de l'histoire. Documents à l'appui, Bella Cohen prouve que la liaison avec Jane Fillion prit fin le 16 septembre 1927 et non, comme il est dit dans le livre de N. de Saint-Phalle, le 11 juin 1929. Contrairement aux hypothèses de Gérard Valbert, il n'y a donc aucun lien entre la rupture avec Jane et la mort d'Yvonne Imer. Ceci n'est qu'un exemple parmi d’autres donné par Bella Cohen d’hypothèses fondées sur des données non vérifiées.

Dans la deuxième partie de l'ouvrage, Bella Cohen procède à un examen minutieux des falsifications de la vérité manifestes dans le livre de N. de Saint-Phalle. Sa méthode pour rétablir les faits sera toujours la compilation et la confrontation des documents. Il faut signaler, en particulier, le tableau détaillé des deux versions du récit de la liaison : celle de l’entretien de Globe (avril-mai 1986), et celle du livre de N. de Saint-Phalle (octobre 1988).

Notons encore les témoignages de Christel Peyrefitte, l'auteur de la chronologie de l'édition de la Pléiade, dont Bella Cohen sait tirer parti. Elle observe tout d’abord que d’un côté, N. de Saint-Phalle se garde bien de citer la chronologie et que, de l’autre, elle a manifestement tiré tous les éléments d’information de cette même chronologie, numéros de pages de la chronologie et du livre de N. de Saint-Phalle à l’appui. Et pour étayer plus solidement son propos, Bella Cohen cite le témoignage écrit de Christel Peyrefitte, soumis au tribunal lors du procès, concernant la façon dont cette dernière assembla et vérifia les renseignements recueillis de sources extrêmement diverses, voire contradictoires : "entretiens avec l'auteur et avec les témoins vivants, proches ou éloignés, qu'ils éprouvassent ou non amitié et estime pour Albert Cohen ; manuscrits et correspondances non publiés... " La liste est longue. Christel Peyrefitte examina également les dires de ceux qui connurent Albert Cohen à l'époque de sa liaison avec Jane Fillion et qui eurent l'occasion de rencontrer Jane Fillion après 1979, date où commencèrent ses visites à Genève quand les liens furent renoués avec Albert Cohen. Ce dernier avait lui-même donné l'adresse de Jane Fillion à Christel Peyrefitte, en ajoutant toutefois : "Je ne crois pas queue vous apprendra grand chose, c'est si loin... Elle n'est pas très intéressante, elle a surtout un esprit très petit". Ayant épuisé soigneusement toutes ses sources d'information, Christel Peyrefitte jugea qu'il n'était possible, dans une chronologie, de "citer le nom de Jane Fillion que parmi d'autres noms de quelques femmes avec lesquelles Albert Cohen avait eu de brèves liaisons". Or cette liste était, écrit Christel Peyrefitte, à peu près impossible à reconstituer. Elle évoqua simplement ces liaisons dans la préface de l'édition de la Pléiade - "Les débuts de la vie d'Albert Cohen ont certainement connu une allure solalienne. Séducteur, il a séduit des femmes, en a été aimé." Bella Cohen, pour sa part, estime que Jane Fillion, à l'époque de la composition du livre (deux ans après l'entretien de Globe) avait été transformée en marionnette et manipulée par N. de Saint-Phalle.

Bella Cohen assemble un nombre impressionnant de documents : lettres, témoignages personnels, textes d’archives en tous genres. Elle en fait un usage judicieux, logique, clair, les analysant et les confrontant avec le plus grand soin. Le ton, s'il est parfois cinglant, reste détaché et net.

Enfin, il y avait "l’affaire des lettres" : dix lettres d’Albert Cohen à Jane Fillion dont N. de Saint-Phalle avait révélé le contenu dans son livre, les paraphrasant, les résumant, n'en précisant pas toujours les dates, s'abstenant prudemment de les citer textuellement. Toutefois le tribunal condamna . de Saint-Phalle et son éditeur (Robert Laffont) pour la violation du secret des lettres et pour la contrefaçon du titre de Belle du Seigneur. Les plaignantes n'eurent pourtant pas réellement gain de cause, puisque le tribunal ordonna la suppression du "titre contrefaisant, la belle du seigneur... ainsi que des passages dévoilant fautivement le contenu des lettres d’amour et de fidélité seulement dans les éditions futures".

La tache restait donc entière. Il fallait éclairer le public qui ne pouvait déceler, faute de documents publiés, ni les manipulations auxquelles s'était livrée N. de Saint-Phalle, ni l'effet visé. Ainsi les fausses dates de la liaison "Albert Cohen avec Jane Fillion devaient accréditer l'idée que Jane Fillion n'avait jamais cessé d’être le grand et unique amour d'Albert Cohen, ce qui permettait de déprécier les femmes qui partagèrent sa vie, en particulier Yvonne Imer, la "mère de Solal", et Marianne, sa seconde épouse. Quant à Elizabeth Brocher, la première épouse d'Albert Cohen, N. de Saint-Phalle avait recours, selon Bella Cohen, à un autre procédé : suggérer que, durant son premier mariage, Albert Cohen poursuivait une liaison qu'il avait en réalité brièvement entretenue avec une certaine comtesse de Fornszek quand il était étudiant.

Mais il faut revenir aux lettres d’Albert Cohen à Jane Fillion. Tout d’abord, dans son livre, N. de Saint-Phalle laisse planer le doute sur le sort et le nombre de ces lettres, décrétées tantôt disparues, tantôt détruites, tantôt préservées, créant ainsi l'impression qu'Albert Cohen avait continué, durant de longues années, à écrire des lettres amoureuses à Jane Fillion. Restaient les lettres réelles dont la révélation avait fait l'objet de la condamnation du tribunal. L'avocat des plaignantes obtint, non sans peine, qu'on lui communiquât les lettres existantes. Elles étaient au nombre de dix. Aucune n'était datée. Il y avait cinq enveloppes. Il s'agissait de rendre compte de l'absence de certaines enveloppes, d'étudier les tampons de la poste et autres indices matériels pour dater et localiser les lettres. Ce qui semble certain, c'est que ces lettres (certaines très banales) sont toutes très antérieures aux dates prétendues et ne peuvent en aucun cas accréditer la thèse selon laquelle Albert Cohen aurait poursuivi Jane Fillion d’une correspondance amoureuse régulière pendant de très longues années. L'épilogue de cette lamentable affaire fut, en 1989, la vente aux enchères des lettres à l’hôtel Drouot...

Bella Cohen conclut son livre en déplorant tristement la bassesse humaine. Mais elle ne s'avoue nullement vaincue.

Le temps d’ailleurs semble lui donner raison. Qui se soucie du livre de N. de Saint-Phalle ?

 

Denise Goitein-Galpérin