ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen, le seigneur par Gérard Valbert

ALBERT COHEN, LE SEIGNEUR DE GERARD VALBERT

 

En 1986, Christel Peyrefitte notait dans sa préface à l'édition de la Pléiade de Belle du Seigneur : "Bien que célèbre, l'auteur demeure énigmatique. Un mystère enveloppe sa vie et sa carrière d'écrivain". Et de préciser : "Les exigences de la biographie suscitaient sa méfiance : il redoutait la confusion entre l'essentiel et l'anecdotique... le reste, en particulier les sources de sa création artistique, constituait son secret".

Le mot est lâché, au point de résonner comme une antienne chez les commentateurs les plus avisés de la vie et de l'œuvre d'Albert Cohen. Gérard Valbert, dans l'exercice biographique raisonné et admiratif à la fois qu'il consacre au créateur de Solal, y revient également. D'entrée de jeu le lecteur est prévenu : "Albert Cohen se voulait homme secret". Pour avoir été un des visiteurs les plus constants de l'ermite de l'avenue Krieg, Valbert sait de quoi il parle. De cette fréquentation assidue, il ressort dans son livre une connaissance de l'homme qui l'emporte sans doute sur l'analyse de l'œuvre.

Les mérites de cette biographie sont ailleurs. Le récit se concentre sur les années vives de Cohen, depuis l'arrivée de l'étudiant à Genève à l'automne 1914 jusqu'à la publication de Mangeclous à Paris durant l'été 1938.

Gérard Valbert ayant l'avantage d'être suisse, il dresse de Genève pendant la Première Guerre mondiale et dans les années qui suivent un tableau qui rend pour le moins obsolètes les clichés de tranquillité que l'imaginaire français lui prête avec condescendance.

A l'évocation de la fiévreuse agitation qui anime les pacifistes, communistes ou sionistes de tout poil entre 1915 et 1917, ou de la montée lancinante de l'antisémitisme - provoquant le départ de Cohen pour Paris en août 1930 -, Genève, de havre bienfaisant, prend tout à coup un autre visage que viennent habiter toutes les passions frénétiques du XXe siècle.

Mais si secret il y a, c'est bien du côté de l'œuvre qu'il faut le chercher.

Quoi qu'on dise ou écrive, Albert Cohen reste, encore, l'écrivain d'un livre (Belle du Seigneur) plutôt que d'une œuvre . Sur la genèse de ce livre, Gérard Valbert apporte une révélation. Plus précisément, il découvre une trace, alors qu'on sait que l'ensemble des manuscrits, états préparatoires et textes non publiés, a été détruit par la volonté de Cohen.

Cette trace, qui éclaire de façon saisissante le travail littéraire acharné de Cohen entre 1935 et 1938, ce sont les carnets tenus par Anne-Marie Boissonnas, la secrétaire-dactylographe de l'écrivain au cours de ces années. Jour après jour, cette jeune Genevoise y consigne les étapes au cours desquelles Cohen va élaborer ces fameuses trois mille pages qui vont être refusées par Gallimard.

En sortiront Mangeclous en 1938, puis trente ans après, Belle du Seigneur et Les Valeureux. Mais entre ces deux dates, tout aura changé : "Le roman de 1968 a été écrit par un autre Cohen".

On peut souhaiter que le "journal de bord" d'Anne-Marie Boissonnas soit un jour publié. Il constitue déjà un document inestimable sur la genèse d'un des plus grands romans français du XXe siècle. Mais sa parution permettrait également de lever ce secret qui entoure l'œuvre de Cohen et dont Gérard Valbert saisit bien la portée : "Le drame d'Albert Cohen, ce n'est pas la destruction de ces manuscrits. Ce que l'on doit regretter, c'est que les circonstances l'aient obligé à abandonner son entreprise romanesque en 1938, pour ne la reprendre que bien des années plus tard. Les trente ans de retard de Belle du Seigneur feront du livre, dès sa parution, un classique. Mais il y aurait eu intérêt aussi à voir dans Belle du Seigneur un livre d'actualité et un livre révolutionnaire (... ). Par sa nouveauté, le livre aurait eu son influence. En littérature aussi, l'injustice coûte cher.

"En 1968, Belle du Seigneur, roman superbe, était déjà hors du temps"

STEPHANE FARHI