ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Le dialogue des discours dans les romans d'Albert Cohen par Ewa Miernowska

Le dialogue des discours dans les romans d'Albert Cohen,d'Ewa Miernowska

Professeur de français à l'Institut Français de Varsovie, Ewa Miernowska publie ici un livre faisant suite à sa thèse soutenue aux Etats-Unis (Université de Madison-Wisconsin) en 1996.

Le titre ne rend compte que partiellement de son entreprise : plutôt que d'un travail centré sur le dialogue pris au sens strictement énonciatif du terme, il s'agit d'une étude sur le dialogisme et la polyphonie cohénienne. L'étude recoupe donc, mais sans doute sans les connaître du fait des dates de publication, les études de Bertrand Goergen et de l'auteur de ces lignes, et ce, avec des moyens théoriques assez différents, puisque loin d'une approche sémiotique, énonciative ou sémiostylistique, Ewa Miernowska utilise l'approche narratologique de G. Genette et de ses élèves en distinguant soigneusement voix et focalisation  ; elle cherche ainsi à rendre compte de la complexité idéologique de l'œuvre cohénienne : il s'agit de montrer comment la "profusion formelle [...] suggère la diversité sémantique de tous les éléments qui ensemble constituent une totalité esthétique et idéologique" (p. 3).

Le livre s'organise autour des trois types de situations narratives possibles : le cas où le narrateur extradiégétique est l'unique source de la narration/focalisation (ce qui correspond à la focalisation zéro) ; le cas où le personnage prend la parole directement, se substituant ainsi auprès du lecteur au narrateur primaire ; enfin les "enchâssements" — focalisations internes, discours indirects et indirects libres — dans lesquels s'expriment, dans des proportions variables, à la fois le narrateur et le personnage. Enfin, le livre se termine par un chapitre utilisant les analyses précédentes des romans cohéniens pour "comprendre leur rhétorique, véhicule des valeurs idéologiques" (p. 9).

Le narrateur/focalisateur primaire se manifeste comme hétérodiégétique, mais en même temps, il suggère sans cesse son identité avec l'écrivain Albert Cohen, ce qui lui permet de donner le pas à la narration sur le récit et sur la diégèse. Ainsi, ce narrateur entretient un dialogue avec le narrataire (interpellation du lecteur, commentaires sur le récit et même sur l'acte d'écriture), avec une interlocutrice (en particulier dans Les Valeureux), et même avec les personnages, apostrophés dans de célèbres métalepses, qui créent un effet d'intimité avec eux.

D'autre part, sa toute-puissance se manifeste également par les anachronies, analepses qui permettent de comprendre le présent mais aussi de prévoir l'avenir, et qui instituent ainsi un lieu de complicité privilégié entre le narrateur et le narrataire, propice à l'ironie. De même, E. Miernowska analyse les changements abrupts de scène comme le signe de cette toute-puissance.

Pourtant le narrateur focalisateur primaire perd de son autorité sur les personnages dans la mesure où, pour authentifier son récit, il se présente comme un témoin, comme un chroniqueur. Cette limitation du pouvoir du narrateur se manifeste dans les descriptions, toutes réalisées en focalisation interne, même si elles mobilisent une intertextualité souvent subvertie (ainsi des descriptions ironiquement lyriques qui servent de cadre aux scène de passion) ; en réalité en effet, elles épousent le parcours des personnages.

Mais la réduction de la toute-puissance du narrateur primaire se mesure surtout à la présence de plus en plus envahissante, au fil des romans, de scènes (dialogues ou monologues) au détriment des sommaires.

Ewa Miernowska s'intéresse donc aux discours rapportés — elle rassemble sous ce nom sans réellement les distinguer tous les types de monologue, tous les dialogues et tous les propos rapportés en discours direct libre. Elle montre que souvent les événements ne sont connus que grâce aux propos des personnages : "renonçant à la rhétorique du sujet omniscient, le narrateur primaire semble embrasser la vision du monde propre à ses personnages" (p. 54). Fait plus remarquable encore, A. Cohen n'hésite pas à rapporter directement de nombreux discours, en particulier des Valeureux, qui n'apportent rien à l'intrigue.

Elle oppose les personnages "condamnés aux monologues" (p. 55 sqq.) et ceux qui sont "ouverts au dialogue" (p. 63 sqq.). Dans le premier groupe on trouve surtout Solal, dont elle montre bien qu'il ne sait qu'imposer le silence aux autres, avant de se lancer dans des monologues (qui, selon moi, sont en fait plutôt des tirades dans la mesure où ils ont un auditeur), en général accusateurs, mais qui ont surtout la particularité d'être très contradictoires entre eux et avec le comportement du héros, de telle sorte qu'ils ne parviennent pas à convaincre : Ewa Miernowska en voit la meilleure preuve dans le monologue de la première soirée au Ritz (BS, XXXV), réquisitoire contre la passion qui aboutit à la séduction d'Ariane. Quant aux monologues intérieurs, ils révèlent Solal à lui-même, dans ses contradictions et dans ses polémiques ; ils montrent aussi la dissonance grandissante entre l'être et le paraître du personnage. L'analyse des autres monologues est seulement effleurée : les monologues de Mariette se substituent à la voix du narrateur (mais pourquoi ce choix ?) ; ceux d'Ariane "reproduisent surtout le processus psychologique du moment présent. Ils sont désordonnés, souvent difficiles à comprendre, leur syntaxe est discontinue, leur lexique confus" (p. 62) : on aurait souhaité une étude plus précise, confrontant les monologues des différents personnages, pour avoir une interprétation plus globale.

Parmi les personnages ouverts aux dialogues, on rencontre principalement la famille des Valeureux et la famille des Deume : autant le discours des Valeureux semble ne connaître aucune limite spatio-temporelle, s'évadant facilement dans le fantastique, autant le discours bourgeois des Deume est enfermé dans les répétitions, les habitudes et les lieux clos du quotidien. Contrairement à Solal "observateur taciturne" (p. 55), les Valeureux n'hésitent pas à parler pour ne rien dire, à utiliser une parole en fin de compte purement phatique, destinée simplement à affirmer la reconnaissance de l'autre comme sujet.

"Le discours direct devient l'enjeu du monde cohénien [...] parce qu'il traduit le besoin de la communication au-dessus de la menace du silence" (p. 75).

Ewa Miernowska analyse alors ce qu'elle appelle les "enchâssements", distinguant les "enchâssements explicites" (focalisation interne et discours indirect) et les "enchâssements implicites" (discours indirect libre).

L'étude des enchâssements explicites lui permet de constater que les maîtresses de Solal sont toujours vues à travers le regard de Solal (mais quid des monologues intérieurs d'Aude ou d'Ariane ?) ; la focalisation interne des perceptions est aussi le moyen de "placer le personnage et sa vision dans la relation d'interdépendance avec les autres". La présentation des sentiments et des pensées en focalisation interne permet de mieux comprendre les motivations des personnages et de décrire ceux qui sont statiques ; mais pour un personnage protéiforme comme Solal, ce type de focalisation interne ouvre vers le discours direct considéré par Ewa Miernowska comme "une autonomie discursive des personnages" (p. 88). Au contraire, la dernière forme d'enchâssement explicite, le discours indirect, est rare dans le roman cohénien, car justement, il donne une position de supériorité au narrateur.

L'étude des enchâssements implicites, c'est-à-dire du discours indirect libre, amène la chercheuse à relever le dialogisme inhérent à cette forme de discours rapporté : "La relation entre la voix narrative et la voix du personnage peut aller de la distance ironique jusqu'à la consonance empathique" (p. 93). On voit bien cette variation à propos du personnage d'Adrien, d'abord ironisé et ridiculisé, puis objet de compassion pour le narrateur quand il est abandonné par Ariane. Le discours indirect libre permet au narrateur d'exprimer une empathie particulièrement forte avec le personnage de Solal : "Le héros s'accomplit comme un interlocuteur , un autre "je", sujet avec qui l'identification <du narrateur> est possible, mais non l'identité" (p. 109). Quant aux femmes, elles n'accèdent au discours indirect libre que lorsqu'elles ont rompu avec Solal : la rupture leur redonne donc une autonomie, mais elles sont alors condamnées à disparaître du roman. "Il semble que cette poétique de la voix in absentia contribue à éviter de définir Solal une fois pour toutes. En mouvement continuel, échappant à lui-même, Solal se crée à travers plusieurs voix, plusieurs focalisations" (p. 112).

Le dernier chapitre du livre étudie les dialogismes textuel et intertextuel qui construisent des perspectives normatives. Dialogisme textuel, car il s'avère, selon cette étude, que la perspective normative du narrateur primaire n'est pas privilégiée, mais est traitée à égalité avec celles des personnages ; d'autre part, les personnages eux-mêmes sont vus à travers des focalisations différentes, ce qui permet, du moins pour certains d'entre eux, de ne pas être enfermés dans un statut rigide : ainsi en va-t-il notamment des Valeureux, tantôt exaltés, tantôt méprisés : "Le juif cohénien [...] ne devient jamais LE Juif" (p. 119). Cette instabilité permet surtout de ne pas définir Solal. Rejoignant en partie et par d'autres voies les conclusions de B. Goergen, Ewa Miernowska note que "face à cette richesse des voix autonomes, il s'avère impossible de réduire les romans de Cohen à la voix et à l'idéologie du narrateur" (p. 122).

Le dialogisme intertextuel est abordé dans la perspective particulière de la réutilisation par Cohen, souvent mot pour mot, des clichés antisémites largement répandus dans les années trente par le pamphlet d'Édouard Drumont, La France Juive (1886). De façon très intéressante, la chercheuse montre que "le roman de Cohen renverse curieusement la haine de l'autre, dont émane le texte de Drumont, en son acceptation." (p. 137) ; pour ce faire, il faut restaurer une communication avec le monde des Gentils, et le moyen que trouve notre écrivain est le carnavalesque, qui, par sa liberté, permet de "se recréer pour de nouvelles relations avec les autres" (p. 137), en inventant un nouveau langage dont les principaux caractères sont le changement des noms (les surnoms) et l'hyperbole : l'hyperbolisation des clichés antisémites ridiculise le discours antisémite lui-même.

Au total, le livre montre que par la polyphonie, Cohen cherche à dire que la vérité n'appartient pas à un seul individu, mais naît de l'interaction des personnalités, y compris de celle du lecteur. "La polyphonie du roman permet à Cohen de réaliser dans les dimensions littéraires ce que les philosophes du dialogue, Martin Buber et Emmanuel Levinas prônaient dans leurs essais : la mise en valeur du dialogue permettant de se tourner vers l'autre pour communiquer dans le commun afin d'atteindre ce qui dépasse chacun" (p.145). On peut seulement regretter que la démonstration ne s'appuie pas toujours avec rigueur sur une analyse du cadre énonciatif et des différentes sortes de discours, analyse qui aurait sans doute renforcé les conclusions (comme le montre l'étude du discours indirect libre), et que ne soit pas menée une enquête plus fouillée sur les discours féminins et leurs rapports dialogiques avec les discours de Solal.

On regrettera aussi le peu de références bibliographiques dans le corps du texte et leur manque de précision (on a le titre du livre, mais non le passage précis), qui laissent le lecteur sur sa faim ; à part le travail pionnier de D. Goitein-Galperin, aucun des articles sur Cohen pourtant référencés dans la bibliographie finale ne semble avoir été utilisé ou du moins n'est cité, ni aucune des thèses, maintenant nombreuses, consacrées à l'œuvre ; plus étrange encore, la bibliographie finale s'ouvre par un répertoire des "Œuvres d'Albert Cohen" singulièrement incomplet ; nul doute qu'Ewa Miernowska n'a pas eu accès à la précieuse Bibliographie d'Alain Schaffner. Malgré ces réserves sur la présentation, il s'agit là d'un ouvrage important, contenant de très nombreuses études enrichissantes pour l'appréciation de la polyphonie de l'œuvre et confirmant son importance fondatrice et fondamentale pour la poétique cohénienne.

Claire STOLZ