ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille

edito cahier 05

L'AMOUR EN SES FIGURES ET EN SES MARGES

 

Le temps n'est plus où les audacieux qui entreprenaient une étude sur Albert Cohen devaient affronter le vide sidéral de la critique universitaire — vide d'où n'émergeait guère que le désormais classique Visage de mon peuple. Depuis la fin des années 1980, les études se sont multipliées, plusieurs thèses décisives ont été soutenues, les projets de recherche ne se comptent plus — toujours plus variés, toujours plus originaux. L'Atelier Albert Cohen s'est depuis toujours efforcé d'accompagner, d'encourager et, parfois, de susciter ce bel élan.

 

Ces Cahiers n°5 semblent indiquer que la critique cohénienne arrive désormais à maturité.

Le thème de l'amour chez Albert Cohen s'impose avec une telle force d'évidence qu'on pourrait presque s'étonner que l'Atelier n'ait pas choisi plus tôt de lui consacrer un numéro spécial. Les contributions ici recueillies nous épargneront toute forme de regret : il y a quatre ans, l'approche de ce thème n'aurait pu être aussi riche en perspectives ni, surtout, aussi libre dans ses interprétations.

 

Les "figures" de l'amour, ce sont d'abord celles du discours amoureux. L'étude inaugurale se présente comme l'examen systématique de la rhétorique amoureuse de Belle du Seigneur. Elle est opportunément complétée par le compte rendu d'une thèse de sémiostylistique. Les diverses tendances de la poétique se rejoignent ainsi pour éclairer, avec toute la précision technique qui leur est propre, les ressorts de la production du sens chez Cohen ; il s'agit beaucoup moins de décrire des procédés que de mettre au jour la singularité d'une écriture qui se refuse à figer le sens, qui ouvre indéfiniment des voies d'interprétation nouvelles, parce qu'elle s'ouvre sans cesse à la multiplicité des voix : "polyphonie" et "polysémie" sont les maîtres mots de ces études.

 

Les figures de l'amour, ce sont aussi les visages de la passion et du désir dans l'œuvre, autant d'aspects qu'explorent cinq études thématiques. Certaines prolongent et approfondissent des recherches antérieures sur l'intertextualité ; toutes ont en commun de témoigner d'une véritable "révolution du regard" sur l'œuvre de Cohen, amorcée voici quelques années.

 

Tandis que les premières études s'attachaient à éclairer les tensions et les antithèses fondatrices de l'œuvre, les travaux plus récents tendent à souligner davantage les zones d'ombre de l'écriture et les pièges de la narration. Les unes mettaient l'accent sur l'implacable cohérence de l'œuvre ; les secondes explorent les lignes de faille. Les lecteurs de Cohen n'hésitent plus, désormais, à mettre le romancier en contradiction avec lui-même, ou à révéler les non-dits de l'œuvre. Non point en vertu de quelque joie maligne à "lire contre" (comme Henri Michaux "voyage contre") ou de quelque idéologie du soupçon — l'esprit est ici tout autre : ne plus se laisser prendre aux fausses évidences de l'œuvre, dissocier les discours et les instances que Cohen se plaît à brouiller (autobiographie et roman, énoncés idéologiques et logique de la fiction, auteur, narrateur et personnage) — bref : mettre en évidence le "jeu" dont se nourrissent l'écriture et la lecture —, ce n'est pas tant manquer de déférence envers la pensée d'un auteur que rendre hommage aux inépuisables ruses de l'écrivain.

 

Voilà pourquoi l'étude des figures de l'amour devait s'accompagner de l'examen de ses "marges". Le discours amoureux de Cohen charrie autant de silences que de mots, autant de confidences murmurées que d'imprécations : les articles sur thème de la bisexualité et de l'homosexualité montrent que certains aspects essentiels de l'œuvre ne s'élucident qu'à condition de quitter les sentiers battus et d'emprunter les chemins de traverse.

 

Les Cahiers entendent depuis toujours exprimer dans toute leur diversité les recherches sur Albert Cohen. En ouvrant nos pages, en cette année du "centenaire", à des approches historiques (A. Coppolani), stylistiques et narratologiques (A.-M. Paillet, C. Stolz), thématiques (N. Fix, A. Schaffner, D. Goitein-Galperin) et psychanalytiques (É. Lewy-Bertaut, D. Politis), nous avons le sentiment que se trouve désormais irréversiblement engagé avec l'œuvre cet "entretien infini" qui est, pour l'écrivain, l'un des signes les plus sûrs de l'immortalité.

 

Philippe ZARD