ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 06

JOUISSANCES ET REJOUISSANCES

 

"Jouissances et réjouissances" : nous n'avons pu résister à la tentation d'emprunter, pour l'ensemble de notre numéro, son beau sous-titre à l'étude inaugurale de Catherine Milkovitch-Rioux. L'année 1995-1996 aura en effet été consacrée, à l'Atelier, à l'examen des diverses expressions du rire dans l'œuvre Albert Cohen. Ce choix nous a conduits à découvrir un paradoxe : alors que, pour beaucoup de lecteurs, Albert Cohen est avant tout un grand auteur comique, il n'existe pas encore d'éude de référence sur cet aspect de l'œuvre. Cette surprenante lacune vient du reste d'être confirmée par ce qui constitue désormais le viatique de la recherche cohénienne : le répertoire bibliographique exhaustif, commenté et ordonné, établi par Alain Schaffner (Albert Cohen, Rome, Memini, coll. Bibliographie des écrivains français, 1995).

D'où vient que la dimension comique, reconnue comme essentielle, ait été si peu explorée ? Sans doute l'esprit de sérieux, qui caractérise encore aujourd'hui la tradition universitaire, pour le meilleur mais aussi, parfois, pour le pire, n'y est-il pas tout à fait étranger. Mais Rabelais ? Mais Molière ? Mais Cervantès ? Peut-être faut-il aussi compter avec les réticences subjectives du lecteur : on peut prendre plaisir à rire, sans prendre plaisir à disserter sur l'humour — n'est-il pas entendu qu'expliquer le comique (a fortiori le passer au crible d'un discours théorique), c'est aussitôt lui ôter sa saveur ? La vraie cause, cependant, est sans doute ailleurs. Elle tient sans doute à la difficulté théorique de penser le rire. Paradoxalement, l'une des expériences les plus jubilatoires est aussi l'une des plus malaisées à décrire et à cerner, pour peu qu'on refuse de s'en tenir au florilège des histoires drôles ou à l'inventaire des procédés comiques : l'anthologie ou la typologie sont deux manières de contourner l'obstacle.

Les quatre études que nous publions ne versent dans aucune de ces facilités, mais entreprennent de méditer avec précision et rigueur sur le sens et les fonctions du comique chez Cohen. L'intérêt réside autant dans la qualité de chacune de ces études que dans leur complémentarité.

Catherine Milkovitch-Rioux propose une étude de l'héritage rabelaisien — les rapprochements entre les deux œuvres, souvent revendiqués par Cohen lui-même, toujours pressentis par le lecteur, parfois esquissés par la critique, n'avaient jamais fait l'objet d'un examen aussi informé. Norman Thau ajoute l'indispensable volet juif à cet examen du comique : l'originalité de cette étude vient de ce que, plutôt que de rattacher l'œuvre à des idées préexistantes sur "l'humour juif", elle permet de penser à nouveaux frais le rapport entre l'univers des Valeureux et l'interrogation sur l'identité. Ces deux études éclairent ainsi deux aspects fondamentaux du créateur de Mangeclous : son rapport à la tradition française et son questionnement sur le destin juif.

Les deux études suivantes sont consacrées à des aspects moins généraux et choisissent d'étudier à la loupe le fonctionnement d'une figure singulière (Mariette dans l'article de Véronique Duprey) ou d'un passage particulier (le "dialogue des tricoteuses" dans l'article de Claire Stolz). L'étude de Véronique Duprey examine le rôle de la truculente bonne de Belle du Seigneur à la lumière des thèses bakhtiniennes sur le plurilinguisme romanesque, et recourt à des élargissements et des comparaisons éclairantes avec Proust et Céline. L'étude sémiolinguistique de Claire Stolz décompose et recompose l'agencement savant d'un monologue à plusieurs voix, pour mettre au jour, derrière la causticité de la satire, les résonances tragiques des "parques de bienséance".

Telle est d'ailleurs l'une des constantes de ces quatre études : le "comique" y côtoie sans cesse le "sérieux", la fantaisie la plus anarchique trahit les malaises de l'identité, "l'ironie" se révèle sur fond de "tragédie". Plus que d'une oscillation ou d'une alternance entre deux veines, il s'agit bien d'une unique inspiration, d'une seule et même vision du monde où s'expriment indissolublement un pessimisme radical et un sens profond de la dérision. En quoi l'œuvre de Cohen, non seulement affirme sa spécificité juive, mais n'est pas non plus sans affinités (est-ce si inattendu ?) avec la notion moderne de "l'absurde", dans ses aspects philosophiques autant qu'esthétiques (qu'on songe au théâtre de Beckett ou de Ionesco).

On aura compris que ce numéro sur l'humour constitue surtout un chantier, et jette les bases d'une recherche qui devrait connaître bien des prolongements dans les années à venir. Il n'est pas indifférent que ces Cahiers, dont la parution précède de peu la publication des Actes du Colloque d'Amiens (dans Le Roman 20/50), accueillent plusieurs nouvelles signatures, indice supplémentaire de la vitalité des études cohéniennes.

Philippe ZARD