LECTURES DE BELLE DU SEIGNEUR. Numéro anniversaire (1968-1998)
Belle du Seigneur : trente ans de séduction
1998 est une année Belle du Seigneur. C’est d’abord un anniversaire, l’occasion de célébrer l’éclatante jeunesse d'un roman trentenaire ; c'est ensuite l’année qui aura vu sa publication en édition de poche (Folio), après l’accès au rang de "classique" déjà conféré par son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1986.
Dira-t-on assez les suggestions de certaines dates ? La parution de Belle du Seigneur en mai 68 constituait un double pavé dans la mare. Une pierre, certes, dans le jardin ordonné des valeurs bourgeoises et des certitudes occidentales : comment douter que la dénonciation, dans l’œuvre, de tous les pouvoirs — sexuel, social, politique — et de toutes les hypocrisies morales s’accordât parfaitement avec la sensibilité libertaire qui animait les rêves et les révoltes d’alors ? Singulière actualité d’un roman écrit par un écrivain de 73 ans. Mais, emporté par l’ivresse des temps, a-t-on vraiment aperçu sa confondante intempestivité ? À l’heure où l’on célébrait la fin des antiques morales répressives, la levée des tabous, la libération des mœurs, le retour à la nature, voici qu’un romancier faisait l’apologie des interdits, déclamait la grandeur des commandements bibliques, vouait aux gémonies l’adultère et le "maudit amour des corps", et faisait du combat contre la nature le critère suprême de l’humanité.
Autres temps, autres mœurs : pourrait-on jurer que la Saint-Valentin — deux jours après la parution de l’édition Folio — n’ait pas contribué au phénoménal succès des ventes (cent mille exemplaires dans les deux premières semaines) ? Comment une œuvre aussi résolument hostile au conformisme peut-elle si aisément se prêter au jeu du kitsch ? Comment le pamphlet contre la passion peut-il devenir le cadeau idéal des amoureux ? Faudrait-il supposer chez tout lecteur des trésors de dialectique, ou de mauvaise foi, ou d’aveuglement ? Et si, en 1968 comme en 1998, l’engouement pour Belle du Seigneur n’était que le résultat d’un obscur malentendu ?
L’hypothèse serait sans doute excessivement pessimiste. Il y a d’abord lieu de se réjouir qu’une œuvre aussi ample et esthétiquement ambitieuse réconcilie le grand public et le lectorat cultivé — à l’image, peut-être, de celle de Chaplin, que Cohen admirait, mais sur des bases sensiblement différentes : ces différents publics ne trouvent pas forcément les mêmes enjeux ni ne goûtent nécessairement les mêmes plaisirs à la lecture d’un roman qui semble se prêter aux interprétations et aux projections les plus contradictoires. Tout se passe comme s’il existait à l’heure actuelle une double réception de l’œuvre, qui mériterait assurément d’être explorée en profondeur. Si cependant il est abusif de distinguer avec sévérité une lecture dite naïve attribuée au grand public d’une lecture supposée plus lucide de la critique universitaire, c’est que le roman produit lui-même, dans un savant dosage d’ingénuité et de machiavélisme, les "contresens" auquel il s’expose, et engendre lui-même — par la variété de ses enjeux et de ses registres — la diversité irréductible de ses aficionados.
Pourquoi le grand public lit-il Belle du Seigneur ? Goût du comique, du rabaissement carnavalesque, de la subversion satirique des valeurs sociales ? Certes, mais la dimension comique de l'œuvre est plus prononcée dans Mangeclous ou dans Les Valeureux. Selon toute apparence, le lecteur prise surtout dans Belle du Seigneur "un beau conte d'amour et de mort" (Tristan et Iseut.). S’agit-il de retrouver un des nombreux avatars du mythe des amants éternels, dont Cohen souligne à maintes reprises qu'il ne produit plus que des œuvres de second rang ? Paradoxe maintes fois souligné d’une œuvre qui, parce qu’elle prétend donner congé au mythe de la passion, est amenée à lui redonner vie. Et comme le roman ne saurait justement être un simple pamphlet, il lui faut bien s’ouvrir à la complexité d’une expérience de l’embrasement qui entraîne avec elle tout lecteur de bonne volonté.
La contradiction est ici structurelle, elle informe la dynamique même de l’écriture cohénienne. Manipulé, le lecteur adhère tout à tour à la diversité des parcours et des discours — fussent-ils les plus antinomiques — que l’œuvre entend lui faire partager. Comment mieux définir un rapport de séduction ? Séduire, c’est attirer à soi, y compris par les moyens les plus équivoques — et quel amateur de Cohen pourrait se flatter d’échapper entièrement à ces ruses ?
Par l'intermédiaire du discours d'autorité, par les jeux persuasifs et insistants de la rhétorique de Solal — qui s'adresse non seulement à Ariane mais au lecteur —, on trouve dans ce roman-somme un art d'aimer autant que des "remèdes à l'amour", ainsi qu’une vision du monde qui le réduit à quelques lois aisément intelligibles. Mais c'est peut-être avant tout dans l'effet d'empathie avec les personnages — que permet l'emploi massif des monologues intérieurs et de la focalisation interne — que s’opère la proximité affective. Le style alternativement incisif et émotif, satirique et lyrique, la mise en place d'une intrigue pathétique : tout concourt à la fois à faire violence au lecteur et à le conquérir. Le rapport entre Cohen et son public n’est somme toute guère différent de l’éloquence perverse de Solal dans la tirade de séduction qu’il adresse à Ariane au Ritz : acte de communication éminemment retors qui consiste à mettre en branle, par le simple fait de les énoncer, les mécanismes mêmes que l’on prétend exécrer.
Dénoncer les romans d’amour en écrivant un roman d’amour, le mythe des amants éternels en campant des amants magnifiques : quadrature du cercle qui est aussi la séduction même de la littérature selon Cohen. Tels sont peut-être les ressorts d’une fascination qui a encore de beaux jours devant elle, telles sont peut-être aussi les raisons d’une réception aussi large que paradoxale : l’une des œuvres les plus complexes de notre littérature peut ainsi se voir ramener à quelques formules simplificatrices, l’une des visions les plus ambivalentes des rapports humains trouver à l’occasion sa place au rayon de la "littérature du cœur".
La possibilité, pour le roman, de jouer sur "plusieurs tableaux" — art d’élite ou art populaire, modernité ou tradition, écriture de la distance ou de l’adhésion —, est peut-être à l’origine du retard relatif avec lequel l’histoire littéraire française, et la critique en général, ont intégré Albert Cohen au patrimoine de ses grands écrivains. La prédominance du personnage romanesque, lue à la lumière de la "modernité" littéraire, peut apparaître comme un trait d'archaïsme, de même que la rigueur expéditive de certains jugements sur les femmes ou sur la sexualité. Par définition suspicieuse devant toute forme de captation de sa liberté de jugement, entraînée à résister à l'identification entre personne et personnage que suscite le roman, la critique se trouve souvent embarrassée par une œuvre inclassable.
L’erreur consisterait pourtant à sous-estimer la portée de cette réception du "grand public", en oubliant qu’elle est aussi, en partie, la nôtre — tout au moins celle du lecteur naïf que nous savons encore être. Toutes les vertus de la micro-lecture ou de l’analyse stylistique seraient vaines si elles échouaient à rendre compte de cet effet massif d’entraînement produit par la lecture de l’œuvre. Il reste bien évidemment qu’il ne saurait s’agir, pour la critique, d’entériner les inévitables simplifications de la lecture populaire du roman, mais d’en examiner les implicites, les présupposés, les modalités ; il importe aussi, plutôt que de s’arrêter aux vérités premières de l’œuvre, d’en démonter les mécanismes souterrains et les enjeux profonds, trop souvent inaperçus. Sans être imperméable au comique, aux effets de pathétique et aux processus d’identification produits par l'œuvre, les critiques s'attacheront à en examiner la mise en œuvre, — moins sensibles à la similitude thématique qui unit Belle du Seigneur à la paralittérature qu’aux effets de mise à distance, d’ironie, par lesquels le roman ne cesse de s'en démarquer.
L'écrasante présence du personnage de Solal et de son point de vue dans Belle du Seigneur, la polyphonie au sein de laquelle il est pourtant situé, le rapport du narrateur avec son lecteur, le débat toujours relancé de la primauté du désir sensuel ou du désir de Dieu, le rapport tourmenté au judaïsme et au destin d’Israël, la réflexion sur l'idéologie et la place du fantasme dans le système des personnages... autant d'aspects qui nourrissent aujourd’hui le débat critique. Ils montrent que l'un des derniers grands romans à personnages de la littérature française n'est pas un livre figé dans la répétition de modèles romanesques défunts, mais une œuvre critique et perpétuellement auto-réflexive (on ose à peine dire "moderne"). On ne s'étonnera donc pas de la pluralité des approches critiques qui constituent ce recueil : elles sont à l'image de la diversité actuelle de la critique cohénienne, elle-même miroir des multiples facettes de l'œuvre.
Malgré la progressive constitution d'une véritable bibliographie critique consacrée à Albert Cohen, il n'existait, jusqu'à la parution de ce numéro spécial des Cahiers Albert Cohen, aucun recueil d'études spécifiquement consacré à Belle du Seigneur. Au cours de l'année universitaire 1997-1998, l'Atelier Albert Cohen a organisé, en association avec le Centre d'Études du Roman et du Romanesque de l'Université de Picardie Jules Verne (Alain Schaffner et Norman David Thau), une série de conférences à Paris et une journée d'études à Amiens, qui a eu lieu le mercredi 25 mars 1998, à l'Ancienne Bibliothèque de la Faculté des Sciences. La composante spécifiquement amiénoise de ce projet s'inscrivait dans la continuité du Colloque du Centenaire d'Albert Cohen, publié en octobre 1997 par la revue Roman 20/50. Les conférences de l'Atelier Albert Cohen s’inscrivaient dans le cadre des réunions bimestrielles qui ont lieu à l'Université Paris VII (Tour centrale, salle 201). Les intervenants avaient été invités à fournir des lectures de Belle du Seigneur, travaux de synthèse ou études plus ponctuelles, de nature à mettre en évidence la richesse du texte et son pouvoir de séduction. Indépendamment de leur origine, parisienne ou amiénoise, les interventions s'ordonnent suivant deux grands axes que nous avons intitulés Désir physique, désir métaphysique et L'esprit et la lettre.
La première partie regroupe six interventions qui explorent, chacune à sa manière, la relation entre la sensualité et le désir d'absolu dans Belle du Seigneur. Évelyne Lewy-Bertaut s'interroge dans "Où sont passés les Valeureux dans Belle du Seigneur ?" sur la disparition soudaine et mystérieuse des Céphaloniens au beau milieu du roman. Elle met ainsi en évidence l'existence d'un lien entre les processus inconscients, la structure du texte et le système des personnages : elle établit notamment, en les rapportant à l’Imago maternelle-féminine, des liens inattendus entre les personnages de Saltiel et de la naine Rachel, la seconde prenant le relais du premier lorsque toute fantaisie se tait et que l’Histoire devient uniformément tragique. "Autre visage de la maternité", personnage un peu passé sous silence dans les analyses habituelles du roman, "Mariette, la reinette" est l’objet des analyses de Nathalie Fix-Combe : "Nuançant ou outrant les propos de la mère des récits autobiographiques", la vieille domestique se présente finalement comme l'adepte d'une "éthique du naturel", susceptible de réconcilier les exigences du cœur et celles du corps.
Le corps, on s'en souvient, est dans la doctrine de Solal, le siège de l'animalité. Mail-Anne Mathis, dans son étude sur "Le Bestiaire dans Belle du Seigneur" examine les rapports avec la sphère humaine de toutes les sortes d'animaux qu’on trouve dans le roman (métaphoriques ou allégoriques, animaux de compagnie, objets transitionnels, etc.). Elle montre qu'il faut les considérer comme une "matérialisation des complexes psychiques des personnages". Mais la "tare originelle et animale" est aussi le "péché originel", comme l'explique Solal, c'est-à-dire que l'animalité porte en elle le vertige de la souffrance et de la mort. Denise Goitein-Galpérin, relevant une "rencontre inopinée" entre Cohen et Baudelaire ("le sourire éternel de tes trente-deux dents") montre que Belle du Seigneur plonge quelques-unes de ses racines dans la "Danse macabre" des Fleurs du Mal. où se déploie une sensualité morbide. Nathalie Fix-Combe dans "Sous le soleil de Solal : regard brûlant sur la féminité" s'interroge sur les pouvoirs du regard comme prise de possession, comme annexion de l'autre : pris au piège de ce jeu de miroirs, amoureux du Même, Solal peut-il faire autre chose que s'aimer à travers le propre amour narcissique que la femme se porte ?
Pour Carole Auroy, il faut privilégier au contraire dans Belle du Seigneur "la blessure de l'altérité" le "désir métaphysique" de "l'absolument autre". À partir des analyses de Lévinas, de Jean-Louis Chrétien et de Paul Ricoeur, Carole Auroy développe une phénoménologie de la rencontre dans Belle du Seigneur et analyse la force du désir de transcendance qui se manifeste à travers la relation amoureuse. Ce riche ensemble d’études dit à lui seul la variété de la palette interprétative du roman. L’amour selon Cohen peut ainsi s’appréhender par le haut ou par le bas : on peut établir la pathologie d’un Solal amoureux et traquer derrière les "rationalisations" et les imprécations du personnage une série de symptômes névrotiques et de perversions en tous genres ; on peut aussi révéler le travail secret de la transcendance au cœur même des affres du désir et des misères de la chair.
La seconde partie, L'esprit et la lettre, regroupe huit études qui conduisent d'une réflexion sur le rapport entre le roman et ses fondements idéologiques à l'examen des aspects formels de la mise en récit.
Dans la première section, Roman et idéologie, Catherine Milkovitch-Rioux se livre pour commencer à une "lecture sociologique du conflit dans Belle du Seigneur". Elle montre que la présence voilée de la guerre fait office de "filigrane" du roman et cristallise nombre de données idéologiques — la méditation sur le mal, la violence, "l’impulsion belliqueuse" — qui en sont la matière première. Bertrand Goergen examine ensuite, par une lecture linéaire de l’ensemble du texte, la manière dont Belle du Seigneur constitue un inextricable "écheveau normatif", suscitant une instabilité narrative et axiologique, source de l’attrait toujours renouvelé qu’exerce le roman sur le lecteur. À partir des analyses de Susan Rubin Suleiman, Alain Schaffner s’interroge sur le classement possible de Belle du Seigneur dans la catégorie des "romans à thèse". Outre la difficulté d’y dégager un système d’idées véritablement cohérent (bien qu’il soit très explicite), la spécificité du roman lui paraît résider dans la mise à l’épreuve fictive de ce qui se présente non seulement comme une thèse mais comme une hypothèse. La notion de roman "expérimental", empruntée à Zola et à Kundera, semble donc plus appropriée.
La dernière section de ce recueil, Les jeux de la lettre, s'ouvre, on ne s'en étonnera pas, par une communication de Laure Michon-Bertout sur les "lettres" dans Belle du Seigneur (la transition avec la section précédente étant assurée par une réflexion sur la fonction idéologique des lettres). L’auteur les envisage de trois manières différentes et complémentaires : comme un mode de lecture des rapports entre les personnages, comme l’expression de stratégies énonciatives, comme le support d'une réflexion sur la passion. Véronique Duprey lance ensuite diverses pistes susceptibles de rendre compte de l’originalité du roman. Soulignant l'effet de mise en abyme de l’incipit, elle y voit une représentation du roman tout entier comme "un défi au bon sens". Il serait trop long de résumer ici les deux volets complémentaires de la longue étude de Claire Stolz : "La phrase de récit" et "La phrase de discours". Signalons simplement qu'une des lacunes de la bibliographie cohénienne se voit enfin comblée par ce vaste travail de sémiostylistique : Cohen y apparaît bien comme un de ces "Pense-Phrase" qu’évoque Roland Barthes. Pour finir, François Noudelmann, par ses réflexions heuristiques sur le nom de l'héroïne, analyse les jeux de la lettre dans Belle du Seigneur en suivant, pour notre plus grand plaisir, "le fil d'Ariane" du signifiant.
Au terme de ce vaste parcours, nous en revenons donc comme il se doit à la lettre inépuisable du texte, source perpétuelle d'émerveillement et de découvertes.
Alain SCHAFFNER et Philippe ZARD.
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