ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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edito cahier 09

ALBERT COHEN FACE A L'HISTOIRE

Certes, Albert Cohen n’est ni Malraux, ni Saint-Exupéry ni Hemingway : il n’a rien de ces écrivains qui, par goût de l’aventure, par culte de l’action, ont épousé au péril de leur vie les luttes de leur temps. Certes, en ses vieux jours, il n’a pas ménagé ses sarcasmes à l’encontre de la "littérature engagée". Plus encore, les années d’après-guerre ont forgé l’image d’un ermite genevois qui, loin du bruit et la fureur de l’Histoire, travaillait dans une solitude orgueilleuse à parachever une œuvre, elle-même hâtivement qualifiée d’intemporelle.

Les études ici recueillies contribuent pourtant à réviser certaines idées reçues. D. Goitein-Galpérin ouvre ce dossier par de très utiles points de repère sur l’action politique et diplomatique de l'écrivain. Certains éléments sont mal connus, en particulier l’épisode londonien et la rencontre avec de Gaulle, où Cohen révèle souvent son habileté stratégique et son acuité d’observateur. Cette mise au point rappelle aussi, entre autres, que l’auteur de Belle du Seigneur plaçait, au-dessus de ses chefs-d’œuvre littéraires, son "passeport pour les réfugiés". L’article devrait être prolongé et complété l’année prochaine par l’historienne Catherine Nicault, qui a très récemment eu accès à des archives inédites.

Nous avons estimé utile de reproduire la "Déclaration" liminaire du premier numéro de la Revue Juive, daté de janvier 1925, dans laquelle Albert Cohen énonce une vision politique et historique ambitieuse. Si l’engagement d’Albert Cohen dans la cause sioniste est connu, les termes dans lesquels il s’exprime le sont généralement moins. Certains aspects pourront surprendre, sinon choquer les lecteurs peu familiers d’Albert Cohen ou insuffisamment avertis des débats idéologiques de l’entre-deux-guerres : ainsi, des concessions ou les indulgences qui semblent, au détour d’une phrase, accordées à l’antisémitisme ; ainsi de la vision organiciste du peuple juif et, plus généralement, d’une mythologie "romantique" de l’Histoire et de la Nation, associée à une conception "mystique" de la politique. La vision même du sionisme semble puiser à diverses sources : le pragmatisme politique (donner un asile aux Juifs opprimés, résoudre la "question juive" en Europe, en s’inscrivant dans le prolongement des mouvements d’émancipation nationale) le dispute à l'utopie humaniste aux accents prophétiques, qui entend mettre le particularisme juif au service de l'universel. L’analyse littéraire et idéologique de ce texte capital reste à faire. Elle montrerait que, selon ses propres termes, "décidément incapable de séparer la pensée de l’action, de comprendre même cette séparation", et "répudiant l’art pour l’art", Albert Cohen demeure un écrivain lorsqu’il milite et un combattant lorsqu’il écrit.

Rien de plus faux, en ce sens, que le cliché d’une œuvre littéraire oublieuse de sa dimension historico-politique ; alors même qu’il se retire du combat politique, Cohen poursuit dans ses livres son travail d’interprétation de l’Histoire. C’est ce que prouvent les trois études de C. Milkovitch-Rioux, de L. Michon-Bertout et d’É. Léwy-Bertaut. La première, dans le prolongement de son article précédent ("La guerre, c’est là qu’on voit l’homme", Cahier n°8) et du récent recueil publié par l’Université de Clermont-Ferrand (Albert Cohen et la guerre Cahiers du CRLMC, 1998), entreprend une confrontation entre l’approche de l’historien et celle du romancier ; elle démontre que l’œuvre de Cohen doit avant tout se comprendre comme un témoignage et une protestation contre l’Histoire, ses "lois" implacables, qui se confondent souvent avec une logique d’écrasement ou de prédation ; la seconde, s’appuyant en particulier sur les textes "autobiographiques", montre en quoi le "mythe fondateur" du camelot a scellé pour Cohen une conception tragique de l’existence juive, un rapport résolument conflictuel entre l’Histoire et l’éthique ; la troisième, partant d’un détail narratif (la "disparition" des Valeureux dans Belle du Seigneur) établit notamment comment la naine Rachel (imago maternelle) prend structurellement le relais des fantasques céphaloniens au moment même où l’Histoire vire au tragique. Dans leur diversité, toutes ces études s’accordent à reconnaître sinon la rupture, du moins les infléchissements cruciaux, qu’entraînent la seconde guerre mondiale et le génocide des Juifs dans la conception de l’Histoire et dans l’orientation même de la création littéraire de Cohen.

L’année qui s’achève a été marquée par de nombreuses parutions, universitaires (A. Shaffner, Le Goût de l’absolu ; V. Duprey, Au nom du père et de la mère ; A.-M. Paillet-Guth, Ironie et paradoxe ; C. Lévy, Écritures de l’identité ; Ph. Zard, La Fiction de l’Occident) ou scolaires (une "Balise" sur Belle du Seigneur, chez Nathan), ainsi que par l’achèvement attendu de la thèse de Nathalie Fix-Combe : autant d’événements qui attestent la vitalité et le renouvellement des études cohéniennes.

Philippe ZARD