ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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Albert Cohen, Carnets 1978. Un "étrange athée" aux prises avec Pascal par Carole Auroy

Albert Cohen, Carnets 1978

Un “étrange athée” aux prises avec Pascal

Carole Auroy

On peut se plaire à lire dans l'oeuvre romanesque d'Albert Cohen, dominée par la stature messianique de Solal, l'expression symbolique d'un drame du salut, une de ces "paraboles en ac­tion"[1] dont parle Claudel - avec cette distinction évidente que la "parabole" cohénienne n'est pas la proclamation d'un salut ac­compli une fois dans l'histoire, qu'elle ne se veut pas participa­tion mystique à un tel événement : elle interroge la façon dont l'aventure humaine peut faire sens, dans la tourmente des siècles et sous le regard de l'éternité ou du néant. Pour qui adopte une telle lecture, la longue méditation des Carnets, traversée d'appels à la foi, apparaît comme le coeur vivant du jaillissement des images, en même temps que comme son aboutissement pa-thétique : là résonnent les accents d'un dialogue avec Dieu – un dialogue qui s'angoisse de n'être peut-être que monologue. Une précision s'impose d'emblée : le mot de salut n'est pas à prendre en son sens particulier de rachat du péché et de la mort à laquelle le péché conduit. La question qui hante Cohen, c'est de savoir si Dieu existe – et s'il existe, nul doute à ses yeux qu'il n'offre à l'écrivain un accueil plein d'amour. Le salut, dans les Carnets, c'est, en son sens le plus immédiat, le fait d'être sauvé – de l'horreur devant la brutalité humaine, du non-sens et du déses­poir. Mais cette interrogation prend bien la forme d'un véritable drame personnel : au moment où Albert Cohen rédige ces quelque deux cents pages, la soif de Dieu s'est transmuée en anorexie physique – et ses mots vibrent à l'unisson de ceux de l'âme alté­rée qui au long du psaume 22 soupire : "Il est mon salut et mon Dieu".

Que vient faire alors Pascal dans ce cheminement – et quel lien entre l'écrivain juif contemporain et l'auteur chrétien du xviie siècle ? Certes, la connaissance des Pensées devait faire partie de l'héritage culturel du fin lettré qu'était Cohen, et l'ombre de Pascal était une rencontre inévitable pour le Genevois côtoyant depuis sa jeunesse les milieux chrétiens. Mais la seule allusion di­recte qui figure dans les Carnets prend la forme d'un très violent rejet.

Pourtant, bien des points communs rapprochent les visions de l'homme qui s'expriment, à plusieurs siècles de distance, sous la plume des deux écrivains. Plus même : il semble que, faisant sienne la question "Comment croire ?", Albert Cohen ait relevé le défi du penseur de Port-Royal, et ait accepté de le suivre dans l'itinéraire où il se faisait fort de guider l'homme en proie au doute - jusqu'à connaître lui-même sa propre "Nuit du Mémorial". Mais à celui qui entreprend la mise en oeuvre littéraire de ce qui se passe au plus intime d'une conscience, de l'éclair de foi, se pose inévitablement en ce xxe siècle le problème de l'authenticité ; plus profondément, on peut voir l'auteur des Carnets affronter ce doute sur soi qui apparaît bien comme propre à une conscience moderne. Que reste-t-il donc au terme du travail de dépouillement accompli tout au long de la méditation ? Quel statut, en particulier, faut-il attribuer à l'humanisme athée qui s'édifie assez vigoureusement tandis que la réflexion progresse ?


*


C'est à la date du 26 avril qu'Albert Cohen se déchaîne contre Pascal, dont une phrase lui a été citée sur un ton aussi pé­remptoire que suspect de snobisme intellectuel. Il s'agit de la cé­lèbre formule qui traverse la Pensée 736 (553), "Tu ne me cher­cherais pas si tu ne M'avais déjà trouvé"[2]. Le passage incriminé se présente, rappelons-le, comme une longue méditation sur l'agonie du Christ, qui s'adresse au pécheur suppliant pour l'inviter à sortir de l'angoisse où le plongent ses doutes. Mais Cohen, précisément, persiste à s'inquiéter… La riposte est im­médiate et entraîne l'expression d'une cascade de griefs, en quelques lignes qui constituent l'unique mention explicite, dans les Carnets, du penseur de Port-Royal :


"Ils trouvent que c'est génial, cette pirouette. Moi, je la trouve un peu bête. En réalité, ce petit jeu de mots signifie que Pascal a peur de la mort, et qu'il cherche Dieu, garantie de survie, c'est-à-dire qu'il commence à L'inventer et c'est ce qu'il appelle trouver Dieu. Quant à son pari, il est odieux, et indigne, et dérisoire, et privé d'amour. Mais assez. On me conseille aussi de prier, c'est-à-dire de me suggérer à moi-même que Tu es"[3].


Plusieurs arguments pascaliens se trouvent visés, au-delà de la formule initialement contestée. Le Pari, tout d'abord, sou­lève une indignation facile : évaluer l'intérêt de risquer une vie périssable en échange d'une éternité de délices, dont on suppute la probabilité, paraît relever du plus bas calcul. N'est-ce pas vouloir fonder sur des assurances intellectuelles – et sur des préoccupations égocentriques – une foi qui se veut mouvement du coeur et relation d'amour ? Par ailleurs, le ressort délibérément mis en oeuvre dans la démonstration, la crainte de la mort, est précisément celui que Cohen refuse de faire jouer, par méfiance devant les réflexes d'illusion volontaire qu'il déclenche. Le refus opposé à Pascal se formule donc au nom des exigences mêmes de la conscience.

On le comprend du reste assez bien lorsque l'on tente de lire avec les yeux du créateur de Solal l'exhortation adressée à un in­croyant, à la suite de l'exposé du fameux Pari ! Des convertis sont donnés en exemple : "Suivez la manière par où ils ont com­mencé, conseille Pascal, c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira"[4]. Quelle définition plus crue proposer de cette prière à valeur d'autosuggestion dénoncée par Cohen ?

C'est donc bien évidemment au nom d'un rejet de la notion d'intérêt qu'il se montre réfractaire à de telles propositions : elles s'opposent pour lui tant à la générosité de l'amour qu'aux de­mandes de la lucidité. "Vous avez trop d'intérêt à croire en vos précieux arguments"[5], s'exclame-t-il, soupçonneux, à l'adresse des croyants.


Or il se trouve, paradoxalement, que Pascal ne dit pas autre chose lorsqu'il constate que "notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréable­ment"[6]. Suit la démonstration que nul ne peut être à la fois juge et partie en une affaire. Il suffirait de transposer ces réflexions du problème de la justice à celui de la vérité pour se convaincre que l'homme, qui a tant à gagner à se croire éternel, est bien mal placé pour tenir un discours métaphysique objectif. Comment être à la fois juge et partie dans l'examen de ses propres chances de survie future ?

Mais le développement de la pensée de Pascal est assez subtil. Il montre en particulier comment la crainte scrupuleuse de céder à l'attrait de son intérêt peut amener le juge le plus équitable à commettre une injustice : par défiance de soi-même, il répugnera à rendre un arrêt qui vienne à lui être personnellement profitable, cet arrêt fût-il juste en fait. Substituons à nouveau, à ce juge consciencieux, un homme épris de lucidité : craignant de laisser corrompre son jugement par ses désirs, ne risque-t-il pas de re­pousser une vérité, parce qu'elle correspondrait trop à ses voeux ? Dans son incertitude, l'homme intellectuellement honnête est presque inévitablement conduit à opter pour la solution qui satis­fasse le moins ses souhaits, de peur de se laisser abuser par eux ; et lorsqu'il cherche la foi, le voilà condamné à ne pas croire, parce qu'il serait trop beau de croire… Quand Albert Cohen, dé­sespéré de ses doutes, s'exclame : "Mais le malheur n'est pas signe d'erreur, hélas !"[7], on pourrait lui rétorquer que la satisfac­tion elle non plus, par bonheur, n'en est pas le signe. Il n'en de­meure pas moins que sa profession de doute procède d'une cer­taine qualité de rectitude intellectuelle. De même que le juge ren­dant un arrêt contraire à ses intérêts témoigne, jusque dans son éventuelle injustice, de son souci d'impartialité, de même l'homme qui repousse la foi en raison du désir qu'il en a, pose vis-à vis-de soi une exigence dont Pascal lui-même, semble-t-il, ne mépriserait pas la force.


A Pascal, donc, Cohen oppose une haute définition de l'athéisme. Les Pensées lançaient une sorte de défi aux athées qui contestaient la vérité révélée par l'Eglise : "Il faudrait, pour la combattre, qu'ils criassent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et même dans ce que l'Eglise propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction"[8]. Or les Carnets sont ponctués d'appels aux croyants : "O vous, mes frères et croyants, je tends vers vous ma main en quête"[9], murmure l'écrivain. Et le voilà qui écoute à la radio "un monsieur religieux", se renseigne auprès d'une "source généralement bien informée" en la matière, et affronte même la "petite snob" qui lui cite Pascal[10]. De fait, il s'inclut lui-même dans cette catégorie d'athées envers lesquels l'écrivain du xviie siècle montrait respect et compassion – "ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses oc­cupations."[11]

Or son athéisme, Cohen l'affiche bien comme un sujet d'apitoiement – il gémit véritablement et sa quête, entre deux bra­vades, prend la forme d'authentiques appels au secours. Mais il le brandit surtout comme un point d'interrogation lancé à la face de l'apologiste. Ses réactions par rapport au dualisme sont révéla­trices à cet égard. "Les athées, affirmait Pascal, doivent dire des choses parfaitement claires ; or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit matérielle"[12]. Cohen sans peine retourne le reproche : est-il donc si clair que l'âme soit immatérielle ? "Eh quoi, parlons sérieusement en hommes et non en matagraboliens, la sexualité n'est-elle pas une rude composante de la personne humaine et de ce qu'ils appellent l'âme ?"[13]. Plusieurs paragraphes sont traver­sés par une opposition entre "spiritualité" et "matérialité" – une matérialité que l'auteur des Carnets revendique, serait-elle taxée de "vulgarité" ou même de "sordidité"[14]. Il proclame son atta­chement aux réalités "charnelles" – et l'adjectif revient trois fois entre les pages 96 et 98.

Est caricaturé ici un certain discours spiritualiste et éthéré. Le dualisme pascalien, néanmoins, paraît bien visé. De plus, l'insistance sur le thème de la dimension charnelle pourrait prendre une autre portée encore.

Dans les Pensées en effet, l'adjectif "charnel" est appliqué à plusieurs reprises au peuple juif. Est en fait qualifié ainsi tout ce qui n'accueille pas la révélation de Jésus-Christ : les Chrétiens qui, dans une pratique magique des sacrements, se dispensent d'aimer Dieu rejoignent sous cette épithète les Juifs qui atten­daient dans le Messie un prince temporel. Néanmoins, l'adjectif paraît lié par prédilection à Israël. Depuis le début de notre ère, la ligne de partage entre Juifs "charnels" et "spirituels" – dont Pascal salue les aspirations religieuses comme les plus authen­tiques – semble devenue radicale aux yeux de l'écrivain : les se­conds ont embrassé le Christ. Il n'existerait en somme de "vrais Juifs" que convertis – tout le restant d'Israël étant convaincu d'aveuglement[15].

On verra que la méditation de Pascal sur le peuple hébreu dépasse largement ce thème assez traditionnel de l'époque. Il n'est toutefois pas interdit d'attribuer aux revendications de la di­mension charnelle, sous la plume de Cohen, des accents polé­miques dans ce débat particulier. L'auteur des Carnets reconnaît dans les religions juive et chrétienne les "deux filles de Jérusalem", prises dans un identique élan, même si la seconde suit "des voies plus intérieures" que la première – et il cite en il­lustration plusieurs notions issues de la théologie paulinienne, auxquelles il attribue bien une continuité avec le projet du ju­daïsme sur l'homme[16]. Mais il rejette une opposition méprisante entre chair et esprit, en dénonçant les facilités d'un certain dis­cours tout de réalités invisibles : l'effacement brutal d'un terme au profit de l'autre ne peut résulter que d'un tour de passe-passe éminemment suspect.

De plus, Albert Cohen poursuit tout au long des pages une revendication haute et claire de son appartenance juive. Il n'entre pas, c'est évident, dans la méditation de Pascal, tout entière cen­trée autour de la personne du Christ et du point de bascule entre Ancien et Nouveau Testament – preuves véritables qui, pour l'écrivain de Port-Royal, devaient entraîner l'adhésion, bien plus que le fameux Pari dont le statut exact dans la pensée de l'auteur ne cesse d'être discuté. Or les Carnets, contrairement même à d'autres oeuvres de Cohen, ne font pas intervenir la personne de Jésus. Quelques lignes, hautes et respectueuses, sont consacrées au christianisme ; les croyants qui apparaissent, quant à eux, peu­vent être identifiés comme des chrétiens assez caricaturaux, mais ils ne sont même pas désignés comme tels. Ce sont des messieurs et des dames "religieux", sortes de spécialistes des questions spirituelles, dont on aurait pu attendre beaucoup puisque, se ré­clamant d'une religion soeur et plus intérieure, ils se posent en experts sur les chemins menant à la foi. Mais la rencontre est dé­cevante… De fait, ces pâles fantoches apparaissent dans les Carnets de fin mars à fin avril ; le 26 avril marque la clôture de leurs interventions, avec la dénonciation des arguments pasca­liens. Ensuite, les proclamations d'amour envers le peuple juif envahissent le texte, tandis que le Dieu invoqué est de plus en plus nommément désigné comme le "Dieu d'Israël" [17].

Est-ce à dire que le dialogue avec Pascal s'arrête là ? Albert Cohen a proclamé l'insuffisance des formules prétendument dé­cisives empruntées aux Pensées ; à supposer même qu'il ait dé­passé ces quelques formules, il n'a, à l'évidence, pas consacré le triomphe de l'auteur chrétien. Pourtant, au-delà de cette brève passe d'armes avec l'apologiste, les visions du monde qui se dé­ploient chez les deux écrivains révèlent d'étroites parentés. Et l'on peut se demander si Pascal n'aurait pas subi un effet de dénéga­tion bien propre à Cohen : effet par lequel la dérision vient mas­quer des affinités, voire une réelle estime – que l'on pense par exemple au traitement infligé à Bach ou à Proust, épinglés de quelques formules bien senties, mais certainement loin de traduire toute la pensée de leur auteur…


*


"Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée dans l'éternité précédente et suivante, le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l'infinie immensité des es­paces que j'ignore et qui m'ignorent, je m'effraie et m'étonne de me voir ici plutôt que là, car il n'y a point de raison pourquoi ici plu­tôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m'y a mis ? Par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ?"[18].

Point n'est besoin encore de supposer à Albert Cohen une lecture très approfondie des Pensées pour l'imaginer saisi par un de ces fragments célèbres dans lesquels la conscience pascalienne tente de se situer dans l'immensité de l'espace et du temps. Mais on doit être frappé de le voir se définir lui-même d'une formule presque mot pour mot fidèle à la méditation de son illustre de­vancier : "moi, étincelle entre deux éternités"[19]. De fait, les Carnets résonnent eux aussi des interrogations lancées par un je qui se considère perdu dans l'infinité des siècles et des sphères ; l'écrivain continue à s'interroger sur ce point de l'univers et de la durée qui lui a été assignée, et soulève la question du pourquoi : "Du fond des âges infinis, je suis venu, et me voici, si provisoire. Pourquoi, et est-ce pour rien, et n'y a-t-il vraiment rien ? Mon heure à moi, infime mobile, est venue et va piteusement dispa­raître. Où et pourquoi ?"[20].

La réflexion se concentre sur la fragilité d'un homme dont la seule certitude assurée est celle de son propre trépas, plus ou moins prochain. D'une oeuvre à l'autre s'affirme la même cons­cience tragique de l'existence : "Le dernier acte est sanglant, écrit l'un, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais"[21]. L'autre, avec une identique brutalité d'expression, évoque la plaque de marbre qui referme la tombe fraîchement creusée, le "presse-mort"[22] qui s'abat sur le vivant d'hier. La comédie close par un sinistre dernier acte trouve son pendant dans la représentation du destin des hommes, arrivant "avec tant d'espoirs et de rires en­fantins", mais "assurés, si assurés d'avance d'une affreuse gri­mace à l'heure de (leur) mort"[23].

Il n'est donc pas étonnant que ce soit par une même compa­raison que s'exprime, chez les deux écrivains, le plus frappant ré­sumé de la condition humaine. "Nous qui faisons tant de chichis pour un condamné qu'on va guillotiner, nous oublions que nous sommes aussi des condamnés à mort, toi, moi, tous"[24]… On se souvient de la vision pascalienne qui faisait des hommes autant d'enchaînés promis à la mort, et soumis au spectacle de leurs compagnons tour à tour égorgés sous leurs yeux[25].

Autre image commune : celle de l'embarquement. Voici, dans les Carnets, les hommes "compagnons de la même galère"[26], ou, autre variante, entraînés par le carrosse de la mort[27]. De ces véhicules symboliques, tout moyen de transport ordinaire devient la figure – qu'il soit autobus, bicyclette[28]… La vie n'est qu'un voyage vers le trépas, et l'image de la galère résume à la fois le destin tragique de l'homme, sa passivité et sa dépossession, son impossible stabilité et le vertige qui le saisit. On notera que la même thématique soutient l'avertissement que lance Pascal à l'interlocuteur qu'il veut soumettre à son argumentation : "Oui, mais il faut parier. Cela n'est pas volontaire. Vous êtes embar­qué"[29]. Si Albert Cohen refuse précisément le pari, l'état d'incertitude ne lui en est pas moins insoutenable.

Or à cette fragilité liée à sa propre condition, l'homme ajoute sa pauvreté intérieure. La misère existentielle se double d'une misère psychologique, morale. Premier trait pitoyable : notre aveuglement. Comment comprendre cet individu "qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et le désespoir pour la perte d'une charge ou pour quelque offense imaginaire à son hon­neur"[30] et que ne trouble pas l'idée de sa mort future, ultime dé­pouillement ? Trois siècles plus tard, les préoccupations humaines n'ont guère changé : "Nous avons de grandes joies et de cocasses importantes douleurs, nous sommes si heureux d'avoir réussi, nous prenons tout au sérieux comme si nous n'étions pas des éphémères, comme si nous devions être toujours"[31]. On notera que cette constatation surgit chez Cohen au terme de toute une période marquée par la montée de l'obsession de la mort, et par la tentation du divertissement : le 17 février, il est bouleversé par le souvenir de son défunt ami, Marcel Pagnol. Pendant un mois, le retour lancinant de cette tristesse est entrecoupé d'essais de di­version : évocation rêveuse de jeunes Viennoises, composition d'un hymne à la gloire de Paris, d'une scène conjugale de fantai­sie… Une part en l'homme est infidèle à sa douleur, complaisante aux séductions d'une lénifiante frivolité.

Or les êtres humains sont non seulement inconscients, mais aussi méchants et dérisoires. "La concupiscence et la force sont la source de toutes nos actions"[32]. C'est Pascal qui parle ; on croirait entendre, dans Belle du Seigneur, Michaël tourner en dérision la passion amoureuse, ou Solal vilipender le culte de la puissance[33]. Sur ce thème, du reste, Albert Cohen s'étend dans les Carnets ; les pages 152 et 153, scandées par la formule "j'ai vu et j'ai jugé", sont ponctuées par quatre fois du terme bien pascalien de "misère", relayé par l'adjectif "misérable".

Dans ce regard sans complaisance porté sur les vanités hu­maines, la conscience de soi se dissout. Les deux écrivains ont en commun l'art de l'hypothèse grinçante : "… celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, insinuent les Pensées, l'aime-t- il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la per­sonne, fera qu'il ne l'aimera plus"[34]. Solal, dans Belle du Seigneur, se complaît à s'imaginer atrocement défiguré, réduit par une maladie répugnante à l'état de "paquet fétide et punais"[35]– et s'interroge sur le devenir de la passion d'Ariane. L'auteur des Carnets s'imagine lui-même transformé un jour en cadavre dessé­ché : "Elles seraient bien attrapées alors les anciennes aimées, si elles me voyaient le nez passablement disparu et, sur le trou d'une bouche d'autrefois, le rire immobile et muet des claqués"[36].

Or on notera que la pensée de Pascal ne s'attaque pas seu­lement à la vanité des amours humaines – ailleurs dénoncée et placée ici au second plan. La question posée, c'est de savoir ce qu'est le moi. Que subsiste-t-il de moi, sous ces qualités éphé­mères qui me font ce que je suis et qui pourtant ne m'appartiennent pas ? De même Albert Cohen, pris entre matéria­lisme et spiritualisme, doit s'interroger sur le devenir de ce moi bien vivant, ce moi "aux aimantes lèvres aimées"[37], qui sait devoir mourir comme les passions qu'il inspirait. Que suis-je d'autre que ce moi, pourtant visiblement périssable ?


Toutefois, la faiblesse, la fragilité, la vanité même ne vont pas sans une certaine grandeur. "Il ne faut pas, avertissait déjà Pascal, que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre"[38]. Cohen effectue une prise de conscience identique, qui ne va pas sans un certain trouble. Considérant l'histoire récente et les pers­pectives d'avenir de l'humanité, il dresse un constat sinistre : ce ne sont que camps d'extermination, guerres, sous la silhouette maintenant menaçante des usines nucléaires. Le monde est peuplé de "singes savants"[39] condamnés par les fruits de leur propre in­telligence. Et pourtant, dans cette humanité sordide, une beauté se laisse discerner, une grandeur même – que l'écrivain, dans un cri de nostalgie, refuse de croire vouées au néant : "O notre chère planète qui fut belle et peut-être unique, à jamais déserte bientôt. L'espèce hu­maine, si merveilleuse malgré tout, celle de Beethoven et de Mozart, va disparaître, assas­sinée par son ingénieuse méchanceté (…)"[40].

Suit l'évocation de toutes les "humaines richesses accumu­lées" par un être paradoxal, tout de grandeur et de misère.


L'homme ne peut donc être pensé que sous le signe d'une fondamentale dualité ; sa nature est union des contraires. La com­plexité paraît lui être si essentielle, que la valeur, la grandeur elles-mêmes ne sont pas des notions simples. "Je n'admire point, affirme Pascal, l'excès d'une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l'excès de la vertu opposée, comme en Epaminondas, qui avait l'extrême valeur et l'extrême bénignité. Car autrement, ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant à la fois, et remplissant tout l'entre-deux"[41]. Ainsi donc, une qualité ne tire sa valeur que de sa coexistence avec la qualité opposée, que de sa capacité à admettre la vertu qui semble le plus éloignée d'elle. On ne peut que penser à la définition que Cohen donne du génie, présenté précisément comme "mariage des contraires" : "Le génie, c'est avoir le coeur plein d'amour et l'oeil méchant"[42]. Doué de bienveillance et d'âpre discernement, prêt à la raillerie comme à la compassion, le grand écrivain est un homme divisé, ou plus exactement double : le voici, "fou du coeur"[43], tout entier projeté dans l'immédiateté de son émotion ; et pourtant, il reste, face au spectacle de sa vie intérieure, observateur lucide et sans complaisance.


Le génie, tel qu'il est défini par Albert Cohen, semble donc donner une illustration paroxystique de la dualité constitutive de l'être humain. Il reste que le contraste le plus évident en l'homme est celui qui oppose grandeur et médiocrité. Pascal, en particulier, évoque la guerre entre raison et passions : la première "accuse la bassesse et l'iniquité" des secondes – sans pouvoir les vaincre ; impuissant à s'abandonner sans réserve à ses passions comme à y renoncer, l'homme se trouve "toujours divisé et contraire à lui-même"[44]. Comment ne pas penser au drame de Solal, écartelé entre lucidité et élans amoureux ?


C'est ainsi que surgit le thème du "monstre", être double, contradictoire, impensable: "S'il se vante, explique Pascal, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhen­sible"[45]. Albert Cohen, dans Belle du Seigneur, évoque de son côté "ce monstre non naturel et non animal qui est l'homme"[46]. La formule trouve dans les Carnets une amplification, lorsque se dé­coupe, au détour d'une page, une silhouette brutale lentement fa­çonnée par la Loi d'Israël – "ce tordu et ce merveilleux étrange surgi, cette difforme et sublime création, cet être nouveau et par­fois contrefait, car ce sont ses débuts maladroits, et il sera mal venu et infirme pendant des siècles, cet être encore déjeté mais merveilleux aux yeux divins, cet étrange non animal et non natu­rel qui est l'homme"[47]. La difformité marque donc l'émergence d'une tension : tension entre l'animal et le divin – ou, si l'on pré­fère, entre l'ange et la bête.


L'écrivain du xviie siècle et celui du xxe se rencontrent ainsi sur le thème de l'animalité. Pascal pose lui-même une équi­valence entre la notion de "misère", qui revient souvent sous sa plume, et celle d'"animalité", qui figurera parmi les obsessions cohéniennes : "Car ce qui est nature aux animaux, nous l'appelons misère en l'homme"[48]. La marque la plus flagrante de la bassesse de l'homme, c'est cette ressemblance avec la bête, cette part commune qui les unit. Dans sa conscience d'une chute, il garde la nostalgie d'une condition plus haute : c'est par le pé­ché originel, qu'il a été précipité dans un état proche de l'animalité.





Albert Cohen, dans Belle du Seigneur, définit précisément le péché originel comme "la tare naturelle et animale"[49] dont nous nous trouvons marqués. En fait, la conception du devenir humain se trouve exprimée chez les deux écrivains par deux mouvements opposés. Pour le premier, la condition plus haute de l'homme, préservée de toute misère, se trouve en arrière de son histoire – et elle a été altérée par la chute ; pour le second, cet état supérieur est à venir – la notion de péché originel étant simple figure d'une ini­tiale imperfection : toute l'histoire est vue comme le lent dégage­ment de l'état naturel primitif. On notera néanmoins que ces deux mouvements s'opposent sans se contredire, dès lors que l'on in­terprète la notion d'antériorité comme une image théologique plus que comme un temps historique : dans le récit originel, le croyant voit alors se manifester le projet de Dieu pour l'homme, trouvant dans l'histoire passée une clé de son présent et de son avenir. L'essentiel demeure donc cette double face de grandeur et de mi­sère qui se manifeste chez les deux écrivains par une même thé­matique.


Cette dualité rend le problème de la foi inextricable. Albert Cohen est frappé par une évidence : "Mon âme, c'est moi" [50] – moi, c'est-à-dire mon corps voué à la mort. Mais, autre évidence, ou plutôt scandale pour l'esprit et la sensibilité : l'amant émer­veillé de Diane, le fils chéri de sa mère, ne s'identifie pas au ca­davre parcheminé de demain[51]. Et une série de paradoxes doulou­reux se développe. Quelle est cette vie dont les meilleurs instants prennent une saveur infinie, et qui s'écoule inexorablement vers son terme ? Quel est cet homme qui se sent éternel et se sait mor­tel ? Quel est ce Dieu qu'exigent le coeur et l'esprit et dont ni l'esprit ni le coeur ne parviennent à se saisir ? "O Dieu, mon amour, mon seul amour, combien étrange est ma situation. Je ne peux croire en Toi et je ne peux vivre sans Toi"[52], s'exclame l'écrivain. Pascal, déjà, en arrivait à cette constatation : "Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible qu'il ne soit pas (…)"[53].


Autre point de rencontre, encore plus frappant peut-être : le lien que les deux auteurs établissent entre le thème de la grandeur humaine et l'évocation de la Loi d'Israël. En quelques fragments où la magnification se fait inconditionnelle, Pascal médite sur le destin exceptionnel du peuple juif et sur sa Loi. Pour évoquer l'ancienneté d'Israël – "des gens qui sont les plus anciens du monde"[54]– il trouve des accents que ne désavouerait pas Cohen : "Il est certain que nous voyons en plusieurs endroits du monde un peuple particulier, séparé de tous les autres peuples du monde, qui s'appelle le peuple juif"[55]. Cette mise à part est ici clairement considérée comme une marque de grandeur, et l'on notera que c'est sur le thème de la séparation qu'insiste lui aussi Cohen lorsqu'il glorifie les siens "d'avoir voulu le schisme"[56] : la rup­ture, en l'occurrence, est celle qui permet à un groupe d'hommes de se démarquer des lois naturelles et de leurs sectateurs.


"La rencontre de ce peuple m'étonne, poursuit Pascal, et me semble digne de l'attention. Je considère cette loi qu'ils se vantent de tenir de Dieu, et je la trouve admirable"[57]. De toute évidence, il est sensible à cette nouveauté radicale qu'introduit dans l'histoire du monde la Loi d'Israël. Et cette histoire du monde, le destin du peuple juif lui paraît l'englober tout entière, l'accompagner depuis le plus lointain passé jusqu'à la fin des siècles. La subsistance d'Israël parmi tous les aléas du devenir humain lui offre un ample thème de méditation :


"Ce peuple n'est pas seulement considérable par son antiquité ; mais il est encore singulier en sa durée, qui a toujours continué depuis son origine jusqu'à maintenant. Car au lieu que les peuples de Grèce et d'Italie, de Lacédémone, d'Athènes, de Rome et les autres qui sont ve­nus si longtemps après ont péri, ceux-ci subsis­tent toujours, et malgré les entreprises de tant de puissants rois qui ont cent fois essayé de les faire périr, comme leurs historiens le témoi­gnent et comme il est aisé de le juger d'après l'ordre naturel des choses, pendant un si long espace d'années, ils ont toujours été conservés néanmoins (et cette conservation a été prédite) ; et, s'étendant depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme en sa durée toutes nos histoires"[58].


Enumération des armées ennemies impuissantes à anéantir un petit groupe d'hommes opiniâtre, des empires puissants ba­layés par l'histoire… C'est bien le même souffle d'inspiration qui s'empare d'Albert Cohen lorsqu'il convoque, pêle-mêle, Pharaon, Assyriens et Philistins, Sidon, Tyr et Damas, Babylone et Rome : "Apparaissez, peuples qui nous dévoriez à pleine gueule…"[59]. L'histoire d'une subsistance merveilleuse trouve à ses yeux son couronnement dans la création de l'Etat d'Israël.

Pascal se montre donc sensible aux deux thèmes sur les­quels se fixera la fierté attachée par Cohen à son appartenance juive : la permanence d'Israël à travers les siècles, d'une part, et le défi que lance une telle pérennité à des peuples que l'on aurait dit, à vue humaine, bien mieux armés pour survivre ; la perfection de la Loi, d'autre part, raison d'être de cette permanence.

Ainsi, les deux écrivains ne se rencontrent pas seulement dans leur sombre vision de la chétivité humaine ; mais ils trouvent aussi, et surtout, des sujets d'étonnement communs : étonnement devant la dualité constitutive de l'homme, devant une complexité qui interdit le pur et simple mépris ; étonnement devant cette gran­deur qui trouve sa marque la plus éclatante dans le destin d'un peuple. L'histoire d'Israël en effet leur reste proprement incom­préhensible selon les lois coutumières de la faiblesse et de la fra­gilité universelles ; elle se révèle portée par un élan vers l'absolu – et cette aspiration infinie défie les lois visibles de la misère hu­maine.

La proximité de ces deux visions du monde invite à s'interroger : pourquoi Cohen n'accompagnerait-il pas un instant Pascal dans son cheminement vers l'absolu – c'est-à-dire dans l'itinéraire par lequel un homme s'avance à la recherche de ce Dieu que la grandeur en lui, comme la conviction de sa propre misère, réclament ? La dérision et le sarcasme de l'écrivain con­temporain s'abattent en effet sur les arguments supposés emporter la conversion de l'homme en proie au doute. Mais rien n'indique qu'en ce qui concerne la méditation sur la nature même de la foi, l'opposition soit si virulente. Et il semble même qu'Albert Cohen entre parfois dans une attitude de coeur qui n'est pas si étrangère à celle du penseur de Port-Royal.


*


L'aspect le moins convaincant des Pensées est, aux yeux de l'auteur des Carnets, leur aspect démonstratif : les preuves intel­lectuelles le laissent, on l'a vu, dubitatif. Or il faut noter que Pascal lui-même met à distance tout discours argumentatif. Il est du reste amusant de voir les deux écrivains se rejoindre dans une identique condescendance à l'égard des philosophes. "Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum"[60], assure l'un, citant Cicéron ; l'autre n'est guère plus élogieux lorsqu'il dénonce la philosophie, "cette filandreuse toile d'araignée toute de tromperies"[61].

Pascal, bien sûr, vise en premier lieu les penseurs athées ; mais ce ravalement du discours intellectuel ne laisse pas indemnes ses propres arguments : la raison a son rôle à jouer dans la quête de la vérité – mais ce n'est pas le plus haut. La célèbre distinction des "deux ordres" est explicite : "Le coeur a son ordre ; l'esprit a le sien, qui est par principe et démonstration, le coeur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé, en exposant d'ordre les causes de l'amour : cela serait ridicule"[62]. Comment mieux an­ticiper le grief qui sera fait à son fameux Pari de manquer d'amour ?

Pascal, en outre, semble aller à la rencontre de l'autre grand reproche lancé par Cohen, qui dénonce le conseil de prier. Lorsqu'en effet il invite son lecteur à pratiquer les gestes exté­rieurs de la foi, il paraît tout à fait conscient de l'engager à entrer dans une démarche d'autosuggestion. Mais cette démarche trouve sa justification dans une étude de la psychologie humaine : il est ardu, pour l'esprit, de garder sans cesse présentes les raisons qu'il a de croire. Aussi doit-il enraciner les évidences fulgurantes qu'il peut rencontrer dans une "coutume", une habitude, une pra­tique : "La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense (...) Enfin, il faut avoir recours à elle quand une fois l'esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et de nous teindre de cette créance, qui nous échappe à toute heure"[63].

Il faut donc remarquer que deux des exhortations qui font le plus vivement sursauter Cohen sont liées, chez Pascal, dans une certaine vision de l'homme et dans une série de constats sur la psychologie humaine : il est, tout d'abord, nécessaire de faire sa part à l'intelligence, et d'accepter sa médiation sur le chemin de la foi ; aussi lui présentera-t-on des motifs de croire – l'auteur des Carnets lui-même demande à être ébranlé par de "bonnes rai­sons"[64]. Par ailleurs, il faut tenir compte de la versatilité de l'homme, de son impuissance à persister dans ses croyances ; c'est pourquoi l'esprit doit s'ancrer, par la puissance de l'habitude, dans la conviction qu'il a reconnue une fois pour bonne. En d'autres termes, le discours théologique demande à être relayé par une pratique ; et cette pratique est, en un sens, fi­délité – fidélité à une intuition première. C'est elle qui crée l'unité du moi, autrement dispersé dans la multiplicité de ses états de conscience successifs.

Pascal atteint ainsi le coeur du problème qui se pose dans les Carnets : la difficulté d'établir la foi dans la durée. Albert Cohen en effet soupire après les élans de sa jeunesse ; son état actuel, il le définit comme son "temps de mécréance"[65] – et la for­mule ne prétend à rien de plus définitif que l'enthousiasme de ja­dis. Comment faire l'unité entre ces deux "temps" de sa vie ? Comment retrouver, par exemple, le sentiment d'évidence et de fierté religieuse éprouvé à l'âge de treize ans, à l'écoute des dis­cours de son grand-père corfiote ? Quant à la période retracée par les Carnets, elle est traversée d'éclairs de foi – aussi vite retom­bés. Dans ce jeu, le moi se disloque ; à l'issue d'une nuit d'éblouissement s'insinue le doute sur soi : "Dieu est, je le sais, ai-je redit en cette sainte nuit. Mais le saurai-je encore demain ?"[66].

Les remarques de Pascal, comme l'expérience de Cohen, donnent tout son poids à une méditation sur le problème de la foi, telle que celle d'Abraham Heschel :


"La certitude immédiate à laquelle nous parve­nons au moment de nos intuitions ne conserve pas toute son intensité par la suite (...) Le sou­venir de ces expériences et la loyauté vis-à-vis de la réponse donnée lors de ces moments constituent les forces qui soutiennent notre foi. En ce sens, foi est fidélité, loyauté vis-à-vis d'un événement vécu, loyauté vis-à-vis de notre réponse"[67].

On comprend alors mieux qu'un Albert Cohen, malgré son refus de tout ce qui pourrait être autosuggestion, abdication de l'esprit, entre dans une attitude de pratique. Car l'on remarque que la structure générale des Carnets suit en quelque sorte le cheminement indiqué par Pascal – à ceci près qu'à aucun moment les arguments intellectuels n'emportent l'adhésion, même brève, de la raison, que le penseur de Port-Royal escomptait. De grandes périodes en effet se dessinent dans la méditation de Cohen, entrecoupées par des interruptions d'une semaine ou plus. Du 3 au 25 janvier, c'est la montée des souvenirs d'enfance qui ouvre la réflexion ; le thème du "jamais plus" s'impose peu à peu. Du 17 février au 17 mars ressurgit l'image de Marcel Pagnol, et l'obsession de la mort se fait de plus en plus pré-gnante : face à la fragilité de l'homme et au trépas, le sentiment de l'urgence de croire devient pressant. Du 25 mars au 26 avril, le texte prend la forme d'une ample méditation sur la misère hu­maine, parcourue d'appels aux croyants : là se situe l'examen des arguments en faveur de la foi, en une recherche d'ordre spécifi­quement intellectuel ; elle aboutit à la fameuse diatribe contre Pascal. Puis, du 2 au 20 mai, on assiste, envers et contre tout, à des tentatives d'enracinement de la foi dans une pratique. Toute la fin des Carnets sera ensuite consacrée à l'édification d'une sorte d'humanisme sur fond de désillusion – ce qui n'empêchera pas cependant les appels à Dieu de se poursuivre.

Mais c'est surtout sur la soumission à une pratique qu'il convient pour le moment de s'interroger. Le 9 mai, Cohen lit "à haute voix des psaumes, debout et la tête rituellement couverte" ; il prononce en sa faveur "la Bénédiction dite des Cohen"[68]. Quelques jours après s'être déchaîné contre Pascal, le voici fina­lement – en est-il conscient ou non? – bien docile à une injonction des Pensées : "Il faut que l'extérieur soit joint à l'intérieur pour obtenir de Dieu ; c'est-à-dire que l'on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l'homme orgueilleux, qui n'a voulu se sou­mettre à Dieu, soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être superstitieux, ne vouloir pas le joindre à l'intérieur est être superbe"[69].

Les gestes rituels, dans ce fragment, l'attitude extérieure ac­compagnant la prière, entrent dans le processus d'accoutumance évoqué par ailleurs. Surtout, ils ont valeur d'appel à Dieu. Marques d'humilité, ils consacrent la soumission de l'esprit à ce qui le dépasse.

Or chez Cohen le lucide, fier de son indépendance d'esprit, résonnent bien des revendications d'humilité : "Comprends, s'exclame-t-il le 18 avril, je suis tout prêt à croire et à m'extasier et à courber mon front dans la poussière. Lave-moi, débarrasse-moi de cette maudite orgueilleuse intelligence qui est mon tour­ment, débarrasse-moi de cette moquerie qui n'est que désespoir, éclaire-moi de foi. Je T'aime, je T'assure, et si je n'étais en train d'écrire, je serais à genoux, et souriant humblement"[70]. Lui aussi attend le jaillissement de la foi d'une soumission docile aux gestes et aux mots par lesquels la foi s'exprime. Le 18 et le 20 mai, il se remémore deux chants de sa jeunesse, l'un à la gloire d'Israël, l'autre adressé, dit-il, "à ce Dieu auquel de toute âme je croyais"[71]: il s'agit bien de retrouver, dans les mots de jadis, l'enthousiasme fervent du passé. Et en entendant l'appel rituel de l'"Ecoute, Israël…", il se sent au plus près de Dieu, "frissonnant d'amour et d'enthousiasme sacré"[72]. Sans doute est-ce parce que cette constance sans laquelle la foi est impossible s'enracine dans une antique fidélité, celle de tout un peuple.

On notera que cette pratique est porteuse d'un sens telle­ment fort qu'elle se montre susceptible de devenir une fin en soi. Au milieu même de ses proclamations d'incroyance, Cohen ex­prime un amour ardent pour la Loi de son peuple : "Faute de ce cruel sourd et bien-aimé, écrit-il, j'aime que mes frères, les Juifs pieux des ghettos, j'aime qu'ils vénèrent la Loi de Moïse et qu'elle leur soit aussi importante que Dieu (…)"[73].

Cette constatation entraîne deux remarques. Il est tout d'abord évident que la vénération de la Loi n'est pas chez l'écrivain juif une simple pratique opératoire, destinée à favoriser l'effusion de la foi. C'est un geste porteur, en lui-même, d'une haute valeur, un élan qui dans une certaine mesure se satisfait de lui-même. Mais il est non moins évident que cette vénération tire son sens plein d'être l'expression d'une foi en Dieu. La "folie de la Loi"[74], adorée pour elle-même et sans référence à son origine divine, n'est jamais que "consolation d'être privé de Dieu".

Par ailleurs, les deux éclairs de foi, bien fugitifs, qui traver­sent les Carnets sont comme préparés par un ensemble de mani­festations de fidélité – fidélité aux gestes et aux mots de tout un peuple croyant. La nuit d'illumination du 12 mai survient trois jours après le court passage qui avait montré l'auteur priant, la tête couverte – puis exprimant son désespoir face au silence di­vin. Le 25 juin, une nouvelle montée d'espoir l'envahit sous le ciel étoilé : elle se produit après plusieurs pages dans lesquelles il proclamait son amour pour Israël et sa Loi, et où il méditait sur le destin de son peuple – tout en semblant prendre son parti de l'absence de Dieu. Les références à une pratique, les manifesta­tions d'une fidélité sont tout entières tendues vers la révélation d'une présence.


On voit donc se dessiner comme un itinéraire intérieur en trois étapes : celle, d'abord, de la recherche intellectuelle – déce­vante ; celle, ensuite, de la soumission à une pratique, qui réveille un enthousiasme plus haut ; celle, enfin, de l'effusion mystique, à laquelle tout l'être aspire – mais qui reste problématique.

Or ces trois étapes ne sont pas tellement éloignées des trois chemins vers la foi que définit Pascal : "Il y a trois moyens de croire, affirme-t-il : la raison, la coutume, l'inspiration"[75] – seule la dernière étant source de salut véritable. La différence, c'est que les Pensées définissent une sorte de progression logique entre ces différents stades, qui se préparent plus ou moins l'un l'autre ; dans les Carnets, au contraire, la première étape mène à une im­passe, et la deuxième menace de devenir fin en soi. Mais les deux écrivains se rejoignent autour du très haut prix reconnu au troi­sième terme – l'accueil d'une foi donnée par illumination divine. Hors du pouvoir de l'homme, ce point suprême du parcours est isolé des autres par une radicale solution de continuité.


C'est au sens propre du terme que, dans les deux oeuvres, le prix de la foi est évoqué. "Rien ne me serait trop cher pour l'éternité"[76], reconnaît Pascal, tandis que Cohen, imaginatif, soupire : "Oh, avoir une mortelle malaria et pouvoir, par elle, acheter la présence de ce Dieu qui ne veut pas de moi"[77]. Le désir de Dieu prend une force comparable à celle de la faim et de la soif : "On ne s'ennuie point de manger et dormir tous les jours, cons­tate l'un, car la faim renaît, et le sommeil ; sans cela on s'en en­nuierait. Ainsi, sans la faim des choses spirituelles, on s'en en­nuie"[78]. L'autre non seulement ne court pas le risque d'un ennui lié à la satiété, mais il ressent un manque qui annihile tous les autres : "La soif de l'homme privé de Dieu et de la joie de Dieu, cette soif non étanchée devient malheur de corps, je le sais, je le constate. De manquer de Dieu, je perds la faim, oui, l'envie de manger"[79].


La foi semble par nature liée à la notion de plénitude. Pourtant, en ce domaine, tout rassasiement paraît synonyme d'assoupissement ; c'est bien ce qui ressort de l'envie pleine de sous-entendus qu'affichent les deux écrivains à l'égard des croyants repus : "Je porte envie, prétend Pascal, à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence et qui usent si mal d'un don duquel il me semble que je ferais un usage si diffé­rent"[80]. Quant à Albert Cohen, il concède aux bien-pensants : "(…) je suis, quoique fier de ma désertique mécréance, jaloux de votre bonheur". Mais n'oublions pas qu'il vient de railler ceux "dont les nobles croyances sont une supplémentaire bouillotte et un additionnel chauffage central et aussi une morphine"[81]


Aussi voit-on se dessiner, au coeur des sarcasmes lancés contre les croyants vite satisfaits, une notion élevée de la foi véri­table. Cohen dénonce à Dieu telles dévotes – "ces pieuses qui Te tiennent au courant de tout et même de leurs déménagements et T'embrouillent avec leurs demandes de conseils au sujet de la ta­pisserie à choisir pour le salon…"[82]. Pascal ne désavouerait pas ces invectives : "L'imagination, explique-t-il, grossit les petits objets jusqu'à en emplir notre âme, par une estimation fantasque, et, par une insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusqu'à sa mesure, comme en parlant de Dieu"[83]. On ne saurait mieux ré­sumer le phénomène par lequel le Tout-Puissant se trouve ravalé aux fonctions d'architecte-décorateur.

L'impression naît donc qu'au fond d'une certaine mé­créance se loge une très haute idée de Dieu, qui confond les croyances faciles – et qui, peut-être, porte un sceau divin. L'auteur des Carnets entrevoit là, un instant, le sens de l'épreuve qu'il traverse, altéré d'une foi qui se refuse :


"(…) peut-être que ces blasphèmes, c'est Toi qui les as mis sur mes lèvres impatientes de ce brasier que je cherche, c'est Toi qui par moi les prononces contre Toi, pour punir et faire rager ceux qui croient en Toi, et qui donc croient mal en Toi, qui se désintéressent de Toi, et qui donc T'acceptent et n'ont rien à Te reprocher (…)"[84].


Le voici devenu paradoxal prophète, prophète à rebours – qui partage avec les prophètes bibliques l'héritage d'une parole qui déconcerte toutes les attentes humaines. Cette parole, si réel­lement elle est message divin, il la reçoit bien à contrecoeur. Lui voudrait témoigner de la joie de croire – "Tu sais quel serviteur je Te serais, si seulement Tu tournais vers moi Ta face"[85], assure-t-il en une prière suppliante. Il ne peut qu'attester le malheur de l'homme sans Dieu. Au lieu de recevoir la braise qui consacre les lèvres d'un Isaïe, sa bouche émet des blasphèmes. Mais, en un bref soupçon, il pressent que ces impatiences pourraient être ins­pirées par Dieu, et concourir à son témoignage.

On n'est pas si loin, notons-le, de l'idée profonde qu'exprimait Pascal avec son "Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé". Car, derrière la formule bien tournée, on trouve l'évocation d'une recherche qui, par l'élan qui l'anime, et jusque dans ses errances, est marque de la présence de Dieu – d'un Dieu caché à la conscience même.

Or un examen plus approfondi de la Pensée 736 (553) où figure cette affirmation réserve d'autres surprises. Certaines phrases en effet trouvent dans les Carnets de troublants échos. Le Christ, sous la plume de Pascal, s'adresse au pécheur :


"Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de sang pour toi (...)

"Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ?

"C'est mon affaire que ta conversion ; ne crains point, et prie avec confiance comme pour moi (…)".


Albert Cohen opère comme un renversement de l'image : la sueur de Jésus à Gethsémani, qui était comme du sang, cède la place dans les Carnets à la sueur de l'homme qui cherche la foi. Il offre à Dieu non seulement les larmes du pécheur, mais cette sueur même d'agonie que, pour le chrétien Pascal, Dieu fait homme a offerte aux hommes : "Ce ne sont pas des larmes mais une sueur dans le dos et j'ai un égarement dans la glace que je re­garde pour me tenir compagnie"[86], gémit-il. Le rapprochement est rendu plus frappant encore par la phrase qui suit, et qui semble répondre directement au "C'est mon affaire que ta conversion" que les Pensées prêtaient au Christ :

"O Dieu, je Te demande de croire en Toi et que ce soit Ton affaire et non la mienne. O Dieu, absent bien-aimé, montre Ta puissance et Ta bonté, convertis-moi et fais que je puisse croire à une autre vie après la mort."


Il semble donc évident que Cohen dépasse la simple pi­rouette citée avec condescendance, pour descendre au coeur d'un dialogue aux tonalités mystiques. Il en retient l'affirmation de la sollicitude de Dieu, de l'inlassable appel lancé à la soif de l'homme. Et de ce dialogue, il tire argument pour presser Dieu de se révéler – si réellement il est tel qu'il se laisse entrevoir.


Or la foi, dans les Carnets, ne se dit pas seulement en creux, puisque par deux fois un éclair, si bref soit-il, traverse le texte. La nuit du 12 mai, en particulier, est marquée par une ex­périence bouleversante – et l'écriture cohénienne entre alors dans une résonance surprenante avec le langage de la révélation mys­tique, tel qu'il s'exprime dans l'écrit le plus intime de Pascal, la relation de la "Nuit du Mémorial"[87].

Certes, ce n'est pas le "Dieu de Jésus-Christ" que l'auteur juif invoque, et l'on ne trouve pas sous sa plume des références évangéliques qui imprègnent le texte pascalien. Les deux écri­vains ne s'en adressent pas moins au Dieu d'une Révélation commune en son origine, Dieu adoré à travers les siècles depuis l'appel lancé à Abraham – le "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob" que glorifie Pascal, tandis que Cohen proclame : "(…) c'est sur Ses autels que mes ancêtres ont brûlé l'encens".

C'est là le Dieu de la Révélation, et non le Dieu du discours sur Dieu – non le Dieu "des philosophes et des savants", affirme le Mémorial. "J'ai crié qu'Il est, assure de son côté l'auteur des Carnets, et que tout ce que les athées disent est faux, car Il est, et que tout ce que les religieux disent est faux, mais qu'Il est." A un certain type de discours fier de ses arguments s'oppose une ex­périence immédiate et lumineuse – qui cependant dépasse le do­maine de la pure subjectivité, dans la mesure où elle rattache celui qui la vit à toute une lignée, tout un peuple d'adorateurs du vrai Dieu.

Cette expérience se traduit par une intense jubilation. "Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix", exulte Pascal. La même assurance transporte Cohen : "Il est !", s'exclame-t-il, "j'ai su Dieu (…)" . Le 15 avril déjà, il réclamait "Dieu, le seul, le vrai, celui qui apporte la paix qui est joie". Et ce dernier mot est le leitmotiv des deux aventures intérieures : "Joie, Joie, Joie, pleurs de joie", lit-on dans le Mémorial ; "j'ai balbutié dans ma joie", as­sure l'auteur des Carnets, qui frappe du talon "de ridicule joie", et se reconnaît "exaspéré de joie".

Cette vive allégresse s'accompagne d'une effusion de re­pentir. "Je m'en suis séparé", avoue l'un, à la pensée de Jésus-Christ ; l'autre, certainement bouleversé d'avoir douté de son Dieu, s'écrie : "j'ai demandé pardon et Il m'a pardonné (…)". Et cet élan est communicatif. Pascal, dans le style haché, voire dis­loqué qui caractérise la relation de la nuit décisive, affirme : "Cette est la vie éternelle qu'ils te connaissent, seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé J.-C." Cohen de son côté proclame : "Vous ne sa­vez donc pas, bien-aimés, Il est !"

Mais au coeur de l'illumination surgit une certaine an- goisse :


"Mon Dieu, me quitterez-vous ?

Que je n'en sois pas séparé éternellement (…)

Que je n'en sois jamais séparé !"


Cette angoisse, Pascal la résout dans une formule finale qui prend la valeur d'un serment de fidélité : "Non obliviscar ser­mones tuos. Amen". Et l'on connaît l'histoire du manuscrit qui, cousu dans la doublure du vêtement de l'écrivain, l'accompagnera partout, et jamais ne se laissera oublier. Plus inquiétante est l'interrogation qui surgit chez Cohen, ce "Mais le saurai-je encore demain ?" qui vient miner l'expérience jubilatoire alors qu'en re­tentissent encore les échos les plus heureux, et qui surtout la clôt sur une note de trouble.

En cette nuit du 12 mai se trouve donc atteint le point ultime vers lequel l'écrivain a suivi Pascal dans son approche de Dieu. On est sorti là de l'oeuvre apologétique pour rejoindre l'expérience humaine la plus intime et la plus haute. Cette page des Carnets pose néanmoins problème : est-elle la relation d'un éclair de foi authentique et puissant, ou ne représenterait-elle pas plutôt le terme du jeu auquel Cohen a accepté de se prêter, de toute la force de son désir de croire ? Autrement dit, marque-t-elle le surgissement d'une foi donnée, en un bref instant de grâce, ou d'une "foi voulue"[88], un peu trop délibérément provoquée ? La question est bien sûr impossible à trancher, pour nous lecteurs. Elle semble bien difficile à résoudre pour Albert Cohen lui- même : dès le 14 mai, il oppose à son éblouissement le plus sec démenti ; mais les appels à Dieu n'en continuent pas moins à résonner, pa­thétiques. L'assurance renaît le mois suivant, en un deuxième élan moins exubérant mais tout aussi grave – et aussi vite re­tombé. Qui pourra discerner l'état de conscience le plus authen­tique, entre l'intense certitude, et le durable doute ?

Or une question surgit alors : cette expérience de foi ne se­rait-elle pas, en un certain sens, minée d'avance ? Dans toute la suite des Carnets en effet, le désir de Dieu se trouve passé au creuset des interrogations propres à la modernité. Un esprit de remise en cause le soumet au piège d'un questionnement sans fin. Et seul sans doute l'examen de ce qui reste au terme de cette mise à l'épreuve pourra-t-il permettre d'appréhender, un tant soit peu, l'ampleur du cheminement intérieur représenté par près d'une an­née d'écriture.


*


Dans les éclipses de la foi s'est manifestée la difficulté qu'éprouvait le je à coïncider avec lui-même. Au coeur même de l'expérience de foi, on l'a vu se dissocier de lui-même. Le je d'aujourd'hui s'interroge sur le je de demain – et il n'est guère étonnant que ce je du lendemain, ou du surlendemain, soit préci­sément celui dont la venue avait été sombrement prophétisée, plein de doute et de désespoir. Cette scission intérieure n'échappe pas à l'analyse d'Albert Cohen, lorsqu'il définit l'écrivain de gé­nie comme un "fou de la sensibilité" coexistant avec un "impassible et perspicace spectateur de ses propres émois". Une telle dissociation expose la conscience à un perpétuel soupçon ; soumise à un incessant retour critique sur ses impulsions les plus spontanées, elle tend à se rendre étrangère à elle-même.

Le soupçon de mauvaise foi est aggravé par les conditions mêmes dans lesquelles se déroule l'aventure intérieure retracée par les Carnets : celles de la rédaction d'un journal intime – et d'un journal destiné à être publié. Le problème de la lucidité dans l'évaluation de ses propres sentiments se double de celui de la sincérité littéraire. Car le fait même de projeter son émotion sur du papier, dans un acte d'écriture, induit une prise de distance, qui altère l'immédiateté et la spontanéité initiale de l'expérience.

Paul Valéry, dans sa "Variation – Sur une Pensée", dirige précisément ce soupçon contre Pascal. Il s'interroge sur la célèbre formule, "Le Silence éternel de ces espaces infinis m'effraye" : "Je ne puis m'empêcher de penser, écrit-il, qu'il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée exclut la renonciation to­tale." Dubitatif devant "une détresse qui écrit bien", il est gêné de percevoir, dans une page où l'art se nourrit du plus profond dé­sarroi, un mélange d'"industrie" et d'"émotion" – et il soupçonne l'intention apologétique de venir forcer le chant."D'ailleurs, ajoute-t-il, quand même les intentions seraient pures, le seul souci d'écrire et le soin qu'on y apporte ont le même effet naturel qu'une arrière-pensée. Il est inévitable de rendre extrême ce qui était modéré, et dense ce qui était rare, et plus entier ce qui était partagé, et pathétique ce qui n'était qu'animé"[89].

Cette accusation n'implique pas, Valéry prend bien soin de le préciser, un refus de l'art. Mais elle doit inviter à bien dissocier l'homme véritable qui a créé l'oeuvre, et l'homme que l'oeuvre met en scène, l'homme que crée l'oeuvre. Une confusion entre les deux explique, selon lui, la fascination qui s'attache à Pascal, vu par tous comme un personnage tragique : l'auteur des Pensées est devenu "un acteur singulier et presque un "emploi" de la co­médie de la connaissance" – ce qui explique que "certains jouent les Pascal" [90]

Or Albert Cohen, précisément, est pris d'une certaine sus­picion envers l'usage que lui-même fait de sa propre douleur, de son propre désespoir. Il médite sur la duplicité de l'écrivain qui, au plus sincère de son élan, écrit pour que des rotatives l'impriment : "(…) n'est-ce pas blasphème que d'utiliser ainsi ma douleur ?"[91], se demande-t-il un moment. Du reste, les Carnets opèrent une perpétuelle remise en cause du personnage que les mots risquent de figer, comme si l'homme qui crée l'oeuvre se colletait sans cesse avec l'homme que l'oeuvre crée : se permet-il une scène plus légère, et le voici qui s'accuse aussitôt de trahison à l'égard du souvenir de ses morts bien-aimés ; pousse-t-il un cri de révolte contre Dieu, il s'insurge bien vite contre l'étiquette d'athée que l'on pourrait être tenté de lui appliquer ; se sent-il saisi par la foi, il dément dès le surlendemain la trop facile victoire de la grâce… Comment, en fait, face à l'effusion mystique qui prend belle tournure sous sa plume, n'affronterait-il pas la question de l'authenticité ? Comment ne se soupçonnerait-il pas lui-même d'avoir voulu, plus ou moins inconsciemment, entrer dans un "emploi" de la quête de la foi et "jouer les Pascal" - d'avoir voulu s'offrir sa propre "Nuit du Mémorial" ?

Ces interrogations insidieuses font que la conscience se re­trouve prise dans le cercle sans fin du questionnement sur sa propre sincérité, et que le moi reste voué à se contempler lui-même, alors même qu'il aspirait à sortir de soi dans le mouve­ment d'une rencontre. La situation est d'autant plus inextricable que la psychologie freudienne lui souffle une réponse : mettant en lumière la force d'illusion contenue dans le désir, elle suggère que, le moi étant par nature peu sincère, la seule possibilité qu'il ait souhaité déguiser ses mouvements intérieurs équivaut à une preuve de fausseté.

Le dénouement du Noeud de Vipères est assez révélateur de ce point d'interrogation qui laisse en suspens la relation de l'expérience de foi, spécialement lorsqu'elle est transcrite en un journal intime, fût-il de fiction comme c'est le cas ici. Un abîme sépare Louis, le vieillard méchant surgi sous la plume de Mauriac, personnage aigri contre les siens, maladivement avare, tourmenté par la conviction de n'avoir jamais été aimé, et l'écrivain rayonnant qu'était Albert Cohen. L'être de papier et l'être de chair, si l'on voulait absolument les placer l'un en face de l'autre, montreraient en bien des points deux personnalités antithétiques. Toutefois, voilà deux hommes, âgés, qui s'affichent volontiers comme mécréants, et mènent au seuil de la mort une vie recluse, occupée par l'acte d'écrire. Louis connaît sa nuit de conversion, à la date même du 23 novembre qui était celle du Mémorial de Pascal : intérieurement réconcilié avec les siens, il reconnaît enfin l'amour de ce Dieu dont il s'apprête à tracer le "nom adorable" sur son journal – et meurt foudroyé par une at­taque à l'instant d'écrire cet adjectif[92].

Là aussi, la question de l'authenticité est soulevée. Tout l'épilogue du roman, à la suite du journal interrompu, consiste en un échange de lettres entre les membres de sa famille : sa petite-fille clame la vérité de la mutation intérieure qui s'est produite en lui ; son gendre, bien-pensant mais dérangé par une effusion reli­gieuse qui le dépasse, développe une interprétation psychologique qui met la conversion sur le compte d'arrière-pensées et de réac­tions bien humaines. Assez fruste et mesquine, cette deuxième explication se tient néanmoins, et permet une relecture caustique de l'expérience vibrante relatée par le journal : une fois l'hypothèse de la mauvaise foi lancée, le doute se nourrit de lui-même ; il édifie, sur ces prémisses, un système d'interprétation ir­réfutable. Seule démarche qui puisse faire exploser un tel édifice argumentatif : un acte de foi – et les protestations de la petite-fille de Louis sont bien de cet ordre. Elle, en effet, atteste une convic­tion, ressentie au contact du vieil homme, et présente les fruits laissés par cette rencontre dans sa propre vie. Mais l'acte de foi est, précisément, ce qui est refusé par l'option du doute systéma­tique.


La mise en doute moderne attaque non seulement tel ou tel acte de foi individuel, mais aussi la notion de foi en elle-même. Feuerbach, en particulier, la définit par le thème de la projection. "La conscience de l'infini, affirme-t-il, n'est rien d'autre que la conscience de l'infinité de la conscience"[93]. A la naissance, donc, du concept de Dieu : le mouvement par lequel l'homme extériorise sa propre essence humaine, et la projette vers le ciel. Dieu ne se­rait alors qu'un reflet de l'homme, et tous ses attributs, des pro­priétés du genre humain. Est-il vu comme un être suprêmement intelligent ? C'est là une projection de l'entendement humain. Est-il moralement parfait ? Il est figure de la volonté humaine. Dieu est-il l'amour ? On reconnaît là une image du coeur humain. Hans Küng résume le changement de perspectives qu'opère une telle vision :


"Il ne faut donc plus dire, comme la Bible : Dieu a créé l'homme à son image. C'est plutôt l'inverse : l'homme créa Dieu à son image ; Dieu existant en dehors de l'homme comme un grand vis-à-vis fantomatique qu'il projette lui-même. L'homme est un grand projecteur, et Dieu, sa grande projection "[94].


Albert Cohen entre dans une telle perspective lorsqu'il en­tend démentir avec la plus grande netteté son expérience de foi, au surlendemain de la nuit du 12 mai : Dieu, écrit-il, "est la création de mon peuple. Il est l'âme de mes prophètes projetée vers le ciel. Israël n'est pas l'élu de Dieu, mais Dieu est l'élu d'Israël"[95].

Ainsi s'oriente-t-il vers une vision du monde centrée sur l'homme, et sur l'humaine grandeur. Il est donc naturellement amené à définir une morale pratique, qui prend la forme d'un hu­manisme athée. Si la grandeur de l'homme en effet n'est pas d'être créé à l'image de Dieu, la prescription de l'amour du pro­chain perd son caractère impératif et universel ; elle perd ce qui la fonde, ce reflet divin à respecter en tout individu. L'homme se pare d'une grandeur héroïque mais plus relative, celle de survivre sous l'oeil du néant, et la règle qui régit désormais les relations entre individus est la solidarité de frères en la mort. La vision, bien entendu, est plus désabusée. Mais la grandeur reconnue à l'homme, dans une telle optique, lui appartient en propre. Autant l'amour du prochain devient illusoire dans un monde où l'on ne reconnaît pas l'action de la grâce, autant la "tendresse de pitié"[96] est accessible aux seules forces humaines.


Avec cette "tendresse de pitié" qui permet, à défaut de s'aimer, au moins de ne pas se haïr ni trop se nuire, on atteint l'ultime message des Carnets. Trois voies sont proposées par Cohen pour accéder à cette qualité de comportement : savoir s'identifier à l'autre ; se souvenir de l'irresponsabilité des êtres déterminés que nous sommes ; être conscient de la mort qui attend chaque homme. La présentation de ce code moral structure, du 22 au 26 août, quelques-unes des dernières pages du livre.

Or il est tout à fait frappant d'entendre résonner dans l'expression même de "tendresse de pitié" des échos pascaliens. La Pensée 16 (194 bis) offre une méditation sur l'attitude à adop­ter vis-à-vis des athées, ceux qui cherchent et ceux qui restent in­différents : "On doit avoir pitié des uns et des autres : mais on doit avoir pour les uns une pitié qui naît de tendresse, et, pour les autres, une pitié qui naît de mépris" . La formule cohénienne ne présente-t-elle pas l'exacte inversion de cette "pitié qui naît de tendresse" ? Si en effet on restitue à la préposition de son sens la­tin de issu de, "tendresse de pitié" peut se gloser en "tendresse qui naît de pitié" – et l'on reste ainsi très fidèle à l'explicitation que Cohen donne de l'expression.

Qu'il y ait là référence consciente relève du domaine de l'hypothèse. En ce cas, toutefois, l'inversion de la formule pren­drait la valeur d'une sorte de pied-de-nez adressé à l'apologiste. Pascal dirigeait sa "pitié qui naît de tendresse" vers l'athée en re­cherche ; celui-ci lui renvoie une "tendresse de pitié" qu'il ac­corde, quant à lui, à tout homme sans exception. Ce second élan est teinté de pessimisme : dans la "tendresse de pitié", c'est la pi­tié qui est première, c'est elle qui est à l'origine. Mais il prend une extension universelle, et par contrepoint fait de la "pitié de ten­dresse" réservée à quelques-uns, qui échappent au "mépris", un sentiment bien exclusif et teinté de rigorisme.



Ceci, du reste, vient rappeler quelques remarques de Hans Küng sur Pascal. Sans rien ôter à la grandeur et à l'authenticité de son itinéraire personnel, note le théologien allemand, quelques "questions" peuvent lui être posées – et ce sont précisément des questions qui mènent aux formes actuelles de l'athéisme. Certaines positions du penseur de Port-Royal, en particulier, ai­dent à comprendre le développement, en réaction, de l'athéisme humaniste. On pense en particulier à l'impatience rigoriste qui traverse certains de ses écrits, à un ascétisme, un spiritualisme hostiles aux sens : Pascal se fait du renoncement radical, de l'humiliation de l'homme devant Dieu une idée qui, selon Hans Küng, vient davantage de Jansenius que de l'Evangile. N'a-t-il pas tendance en effet à faire de l'anéantissement de soi la voie royale qui mène à Dieu – alors que c'est bien plutôt l'intérêt pour autrui que privilégient les paroles du Christ ? "On préparait ainsi, écrit le théologien contemporain, l'avènement d'un humanisme athée. Ce sont des phénomènes qu'on retrouve non seulement chez les jansénistes (les "puritains" catholiques qui fuient le monde), mais encore, sous d'autres formes, chez les puritains et les piétistes protestants (qui, en général, ne fuient nullement le monde), avec leur certitude d'être élus, leur zèle pour convertir, leur dénigrement du corps et de la sexualité, des joies séculières, des plaisirs et du théâtre" [97].

Ces quelques lignes seraient à mettre en parallèle avec le portrait de Tantlérie, la parente d'Ariane, ou, pire, avec celui d'une Mme Sarles ou d'une Antoinette Deume. Elles aident à comprendre le cri de révolte d'Albert Cohen, dont le moi proteste et se dit "oublié"[98], avec tous ses élans de vie, dans les discours de ses pieux interlocuteurs. Surtout, les remarques de Hans Küng mettent en lumière le lien qui unit cet élan de rébellion et l'humanisme tout de compréhension que les Carnets revendiquent comme en contrepoint.


La méditation de Cohen est ainsi traversée de protestations contre une vision rigoriste qui met un peu vite la souffrance de l'homme altéré de Dieu sur le compte de son péché. "Que con­clurons-nous de toutes nos obscurités, sinon notre indignité ?"[99], écrivait Pascal. La nuit du doute serait donc le juste châtiment d'un homme qui ne sait se rendre digne de la foi… Albert Cohen s'insurge : "Je Te mérite pourtant"[100], s'exclame-t-il, prenant Dieu à témoin. Et ce mérite qu'il invoque est fondé, non sur une ascèse ou une dévotion, mais sur la seule soif d'un coeur plein d'amour.


Il est alors significatif qu'à la fin des Carnets, ce soit à la "tendresse de pitié" que se trouve liée la notion même de salut : "En ce jour de ma vieillesse, lit-on, une croyance de salut m'est revenue avec force"[101]. La phrase marque un changement de cap : elle signifie la rupture avec l'interrogation métaphysique ; le pro­blème du salut se résume désormais à savoir comment assurer la coexistence pacifique de la communauté humaine. Et lorsque dans la même page l'écrivain use du mot de "mécréance", c'est pour désigner, non plus le doute devant Dieu, mais la tentation du mé­pris envers l'homme.


Pourtant, la question de Dieu reste en suspens. Le 17 août, alors qu'il s'apprête à délivrer à ses lecteurs son message de tolé­rance réciproque, Cohen justifie ainsi son projet :"Je veux écrire encore et m'adresser à mes frères humains, pendant qu'il en est temps. Et puis, qui sait, Dieu apparaîtra enfin, et je saurai qu'il y a un but et une raison et une merveilleuse vérité"[102]. Puis, après avoir exposé les lois de la "tendresse de pitié", il reprend chaque jour, du 27 au 30 août, le thème de l'homme "malade de Dieu", du "mendiant de Dieu"[103]. Le 2 septembre enfin, le journal se clôt sur une ultime prière, qui constituera les derniers mots de toute l'oeuvre publiée : "Je n'attends ma foi que de Toi. Est-ce une faute de n'attendre que de Toi ?"[104].


Etonnamment, l'écrivain, au terme d'une longue crise phy­sique et surtout spirituelle, rejoint Pascal – en un texte pourtant très différent, par son esprit, des Carnets, la Prière pour deman­der à Dieu le bon usage des maladies :



"A qui crierai-je, Seigneur, à qui aurai-je re­cours, si ce n'est à vous ? Tout ce qui n'est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente. C'est Dieu même que je demande et que je cherche ; et c'est à vous seul, mon Dieu, que je m'adresse pour vous obtenir"[105].

*


L'épreuve de l'absence de Dieu, traversée tout au long des Carnets, ouvre donc sur le déploiement d'une spiritualité du désir – et peut-être cette spiritualité du désir peut-elle constituer un lien entre des auteurs aussi dissemblables, par leur écriture et leurs options religieuses, qu'un Claudel, un Saint-Exupéry ou un Albert Cohen. C'est que la conscience moderne affronte la vision d'un homme présenté comme un ensemble de déterminismes, dans un univers cerné par le néant ; et pourtant elle fait l'expérience que rien ne peut réduire en elle l'étincelle qui jaillit, obstinément, vers l'absolu. Dieu, finalement, semble se dire moins dans le discours sur Dieu, soumis à toutes les remises en question, que dans cette soif de Dieu, dont les explications les plus réductrices et les plus sûres d'elles-mêmes ne peuvent apai­ser la brûlure. L'esprit plonge ainsi au coeur du paradoxe : le dé­sir, soupçonné, à l'ère de la psychanalyse, de toutes les mau­vaises fois, apparaît aussi comme une brèche ouverte sur l'infini. Fascinant, il oscille dans son double statut : est-il élan trompeur, ou force par laquelle l'homme accède à la vérité de son être ?

Pascal, déjà, présentait une vision sans concession de l'homme et de ses mille détours intérieurs ; il affrontait lui aussi la considération du néant. Sans doute cela explique-t-il les échos profonds qu'il a su éveiller chez un Albert Cohen. Là où l'apologiste échoue avec son plan de salut destiné à guider l'athée de bonne volonté vers la foi, le mystique, pénétré du sentiment du malheur de l'homme sans Dieu, a sans doute touché le coeur de l'écrivain moderne.


Article paru dans les Cahiers Albert Cohen, numéro 3, 1993.



* Les références constituées d'un P suivi d'une série de chiffres sont des références aux Pensées de Pascal ; elles indiquent le numéro du fragment cité, dans l'ordre adopté par l'édition de la Pléiade (édition établie par J. Chevalier, Gallimard, Paris, 1954), puis, entre parenthèses, dans celui de l'édition Brunschvicg.

* Les références précédées d'un C renvoient aux Carnets 1978, d'A. Cohen (Gallimard, 1979) ; elles indiquent la page dont est extraite la citation.

* L'édition de la Bible consultée est La Sainte Bible, trad. Louis Segond, version revue 1975, nouvelle édition de Genève 1979.

* Le sous-titre de cet article s'inspire d'une exclamation d'A. Cohen : "Etrange athée que je suis" (C, p. 106).

[1] P. Claudel, Lettre au "Figaro", 14 juillet 1914, texte repris dans Positions et Propositions I, et cité dans le tome II de l'édition par la Pléiade du Théâtre de Claudel, éd. établie par J. Madaule et J. Petit, Gallimard, 1965, p. 1414.

[2] C, p. 109. Cohen altère très légèrement la formule pascalienne, qui était : "Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé".

[3] C, p. 109.

[4] P 451 (233).

[5] C, p. 100.

[6] P 104 (82).

[7] C, p. 100.

[8] P 335 (194 bis).

[9] C, p. 94.

[10] C, pp. 77, 99, 109.

[11] P 335 (194 bis).

[12] P 354 (221).

[13] C, p. 98. D'autres assertions des deux écrivains peuvent être, de même, mises en opposition : "Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous ? demandait Pascal, est-ce la main ? est-ce le bras ? est-ce la chair ? est-ce le sang ? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatériel" P 355 (339 bis). Cohen de son côté se refuse à dissocier de la chair sensation, perception, émotion même ; il se présente ainsi : "(…) moi qui aime tant regarder et entendre, avec de vrais yeux tout charnels et des oreilles visibles et compliquées de trompes d'Eustache (…) moi qui aime aimer de mes yeux et de mes oreilles et de mes aimantes lèvres aimer" C, p. 96.

[14] C, pp. 99-100.

[15] Pour toute cette réflexion, cf. en particulier P 495-497 (607-609), et 513-521 (748-750, 759-762).

[16] C, p. 140. C'est précisément Saint-Paul qui, avant Pascal, développe une opposition entre chair et esprit, et une assimilation du règne de la loi à celui de la chair – cf. Epître aux Romains, VII, 5-6 : "Car lorsque nous étions dans la chair, les passions des péchés provoqués par la loi agissaient dans nos membres, de sorte que nous portions des fruits pour la mort. Mais maintenant, nous avons été dégagés de la loi, étant morts à cette loi sous laquelle nous étions retenus, de sorte que nous servons sous le régime nouveau de l'Esprit, et non selon la lettre qui a vieilli". L'affranchissement du péché coïncide alors avec l'accession à une lecture spirituelle de la loi (cf. Ro, VII, 14). Les termes de "chair" et d'"esprit" apparaissent donc comme les pivots d'une conception de la mutation qui s'opère entre Ancien et Nouveau Testament, et il semble qu'Albert Cohen prenne acte de cette mutation, tout en en rejetant les interprétations qui pourraient aller – d'un côté comme de l'autre, d'ailleurs – dans le sens du mépris.

[17] C, pp. 111, 121 ; cf. aussi C, pp. 126-127, où A. Cohen glorifie le "Dieu de (ses) pères", "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob", "Rageur d'Israël"

[18] P 88 (205).

[19] C, p. 168.

[20] C, p. 123.

[21] P 227 (210).

[22] C, p. 80.

[23] C, p. 85.

[24] C, p. 82.

[25] Cf. P 341 (199).

[26] C, p. 123.

[27] Cf. C, pp. 83-84.

[28] Cf. C, pp. 86, 87…

[29] P 451 (233).

[30] P 335 (194).

[31] C, p. 81.

[32] P 247 (334).

[33] Cf. A. Cohen, Belle du Seigneur, éd. établie par C. Peyrefitte et B. Cohen, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1986, pp. 353 sqq., 659 sqq.

[34] P 306 (323).

[35] A. Cohen, Belle du Seigneur, p. 784.

[36] C, p. 73.

[37] C, p. 96.

[38] P 328 (418).

[39] C, p. 150.

[40] C, p. 151.

[41] P 323 (353).

[42] C, p. 54.

[43] C, p. 55.

[44] P 316, 317 (412, 413).

[45] P 330 (420).

[46] A. Cohen, Belle du Seigneur, p. 904.

[47] C, p. 131.

[48] P 268 (410).

[49] A. Cohen, Belle du Seigneur, p. 902.

[50] C, p. 89.

[51] Cf. "… j'ai peur de ma mort et je suis scandalisé" (ibid.), et C, pp. 91-95.

[52] C, p. 104.

[53] P 447 (230). La suite de la Pensée développe ce paradoxe : "(… incom-préhensible) que l'âme soit avec le corps, que nous n'ayons pas d'âme ; que le monde soit créé, qu'il ne le soit pas, etc. ; que le péché originel soit, et qu'il ne soit pas."

[54] P 406 (618).

[55] P 407 (619).

[56] C, p. 133.

[57] P 407 (619).

[58] P 408 (620).

[59] C, p. 125.

[60] P 371 (362-363).

[61] C, p. 89.

[62] P 72 (283).

[63] P 470 (252).

[64] C, p. 102.

[65] C, p. 160.

[66] C, p. 120.

[67] A. Heschel, Dieu en quête de l'homme. Philosophie du judaïsme, trad. G. Casaril et P. Passelecq, Seuil, 1968, p. 147 (souligné dans le texte).

Un peu plus loin (p. 169), l'auteur poursuit : "La foi implique la fidélité, la force d'attendre, l'acceptation du fait que Dieu est caché, la défiance vis-à-vis de l'histoire (…).

Le défaut de perception, l'impossibilité de percevoir Dieu directement, tel est le triste paradoxe de notre existence religieuse. Quel moment extraordinaire que celui où l'homme a pu s'écrier :

"C'est Lui mon Dieu, je Le célèbre,

Le Dieu de mon Père, je L'exalte" (Exode, XV, 12).

Mais la situation normale, c'est Job qui l'a exprimée :

"S'Il passe près de moi, je ne Le vois pas ;

Et s'Il glisse, je ne L'aperçois pas" (Job, IX, 11).

[68] C, p. 115.

[69] P 469 (250).

[70] C, p. 103.

[71] C, p. 127.

[72] C, pp. 100-101.

[73] C, p. 129.

[74] Ibid.

[75] P 422 (439).

[76] P 414 (229).

[77] C, p. 184.

[78] P 253 (264).

[79] C, p. 100.

[80] P 414 (229).

[81] C, p. 100.

[82] C, p. 105.

[83] P 108 (84).

[84] C, p. 105.

[85] C, p. 111.

[86] C, p. 51.

[87] On trouvera ce texte aux pages 553-554 de l'édition des Oeuvres complètes de Pascal dans la collection de la Pléiade, déjà citée ; quant à la relation, par A. Cohen, de la nuit du 12 mai 1968, elle figure aux pages 119-120 des Carnets.

[88] C, p. 121.

[89] Cf. P. Valery, "Variation – Sur une Pensée", in Variété, Oeuvres I, éd. établie par J. Hytier, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1957, pp. 463-465.

[90] Ibid.

[91] C, p. 76.

[92] F. Mauriac, Le Noeud de vipères, in Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, t. II, éd. établie par J. Petit, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1979, p. 526.

[93] L. Feuerbach, L'Essence du Christianisme, in H. Kung, Dieu existe-t- il ? Réponse à la question de Dieu dans les temps modernes, trad. J.-L. Schlegel et J. Walther, Seuil, 1981, p. 237.

[94] H. Kung, op. cit., p. 238.

[95] C, p. 121.

[96] C, p. 168.

[97] H. Kung, op. cit., p. 105.

[98] C, p. 96.

[99] P 604 (558).

[100] C, p. 188.

[101] C, p. 160.

[102] C, p. 155.

[103] C, pp. 181, 184.

[104] C, p. 190.

[105] B. Pascal, Prière pour obtenir un bon usage des maladies, in Oeuvres complètes, op. cit., p. 608.