ATELIER ALBERT COHEN

Groupe de recherches universitaires sur Albert Cohen

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La Fiction de l'Occident par Philippe Zard

La Fiction de l'Occident,de Philippe Zard


 

Le lecteur fidèle des Cahiers Albert Cohen garde sans doute en mémoire ces belles études qui révélaient en Solal les traits d'un don Quichotte inattendu ou d'un seigneur de roman gothique. Quelques pages suffisaient alors à Philippe Zard pour faire la démonstration de l'éclairage qu'une approche comparatiste pouvait projeter sur l'œuvre cohénienne ; l'interrogation qui se creusait au fil de ses articles sur les vertiges de la conscience occidentale laissait attendre un travail d'une vaste ampleur, qui vit le jour sous la forme d'une thèse monumentale (La Fiction de l'Occident, Paris IV, 1995). De cette thèse, l'ouvrage que viennent de publier les P.U.F. livrent, en quelque 330 pages, la quintessence.

Cohen y figure aux côtés de Thomas Mann et de Kafka, qui comme lui ont placé au cœur de leur création romanesque une interrogation sur l’Occident. Leur confrontation est motivée par une commune position d’"exterritorialité interne", un double sentiment d’appartenance et de décalage qui leur permet de scruter avec acuité une identité problématique. Comment définir en effet l’occidentalité ? Par ses déterminations culturelles et politiques (sa définition croise alors, sans s’identifier à elle, celle de l’Europe) ; mais aussi par des déterminations archétypales, qui aimantent le regard vers le soleil couchant et charrient des fantasmes ambivalents — angoisse du déclin, espoir de régénération, exaltation des valeurs de discernement associées au basculement entre le jour et les ténèbres… À la suite de Gérard Mairet, Philippe Zard désigne dans le Moyen Age chrétien le point nodal où s’entrecroisent les éléments de définition politiques et imaginaires : en s’appropriant le mythe occidental lors de la constitution d’un "Empire chrétien d’Occident", l’Église aurait inscrit au cœur de ce mythe les traits qui continuent à en marquer les formes modernes, à savoir la vocation d’universalité et la valorisation d’une puissance justifiée par un principe transcendant. C’est donc sur le triple plan du rapport à l’espace, de la vision de l’Histoire et de l’interprétation de la puissance que va être étudiée la figuration romanesque de l’occidentalité.

Parmi la diversité des représentations fictionnelles, la dialectique entre définition géopolitique et déterminations archétypales permet à Philippe Zard de dégager deux figures du mythe, respectivement désignées par les termes d’Europe et d’occidentalité. La première est une figure identitaire qui assimile l’Occident à un territoire, une phase de son histoire et une référence unifiante (Église, République, Raison selon les différentes versions). Elle invite à penser le difficile rapport entre ce principe identitaire, avec les prétentions universalistes qu’il véhicule, et la reconnaissance de l’étranger, qui s’offre parfois — ainsi que le démontre l’étude de l’image du Juif dans plusieurs des œuvres considérées — comme un principe d’altérité interne. On retiendra, autour de cette problématique, de brillantes analyses sur l’usage du motif médiéval, qui réactive ou dynamite le principe identitaire, ou encore sur la tentation du babélisme, effort de totalisation au service de la volonté de puissance. Fixant un point de l’horizon plutôt qu’une terre, la seconde figure fait de l’occidentalité une dynamique de déracinement. Paradoxalement, c’est à l’étranger, à l’exilé, au non-Occidental qu’il revient alors d’incarner cette dynamique. Se développe à partir de là une belle réflexion sur un esprit occidental qui, "dans l’entre-deux instable" entre l’absolu et l’absurde, risque l’aventure d’une "enquête infinie sur le sens", et trouve dans l’exil le prix de son humanité.

Sur la trajectoire de cette réflexion, le lecteur familier de l'œuvre de Cohen s'arrêtera souvent, retenu par l'acuité de telle analyse ponctuelle — on pense par exemple à l'étourdissant exercice de décryptage auquel se livre Philippe Zard en s'attaquant, à la suite de Saltiel, au télégramme chiffré de Mangeclous, qui n'avait pas encore révélé tous ses secrets… La séduction exercée par l'Europe appelle des pages remarquables par leur clarté et leur souci de justesse : sont ici dépassées les antithèses sommaires dont l'interprétation commune se contente souvent, lorsqu'elle décrit Solal écartelé entre la Loi juive et les amours païennes. Car derrière l'attrait des "belles chrétiennes", l'auteur montre à l'œuvre le rêve d'une réconciliation entre "l'éthique du Sinaï et l'esthétique grecque" ; l'Europe est ainsi liée chez Cohen à une sotériologie amoureuse qui ne renie pas la vérité morale du judaïsme mais cherche à esquiver la puissance coercitive de la Loi, en visant un accès immédiat et sensible au salut. Ce sont les ambiguïtés de ce rêve d'immédiateté qui condamnent la vision du monde cohénienne à l'"oscillation jamais résolue entre une loi sans désir et un désir sans loi".

Situé au confluent de la littérature et de la philosophie, cet ébouissant essai allie à la puissance des réflexions de synthèse une virtuosité herméneutique qui renouvelle, en bien des passages, la lecture des œuvres étudiées. Rien n’interdit "d’imaginer l’arpenteur heureux", conclut l’auteur en un hommage lucide aux risques de l’esprit. Tout invite à prédire un réel bonheur intellectuel au lecteur ici convié à arpenter, à travers trois univers romanesques, les terres instables de la conscience occidentale.

Carole AUROY